Parmi les civils jugés par des tribunaux militaires dans le bastion des LAAF, dans l’est de la Libye, figurent deux personnes visées uniquement pour avoir fait leur métier de journaliste, un groupe qui a pris part à des manifestations pacifiques, ainsi que des dizaines de personnes qui ont défendu les droits humains ou exprimé des critiques contre les LAAF ou les groupes armés qui leur sont alliés sur les réseaux sociaux.
D’anciens détenus qui se sont entretenus avec Amnesty International ont décrit toute une série de violations - enlèvement et détention durant jusqu’à trois ans avant le renvoi devant le parquet militaire, détention au secret pendant jusqu’à 20 mois dans des circonstances s’apparentant à une disparition forcée, coups, menaces et simulacres de noyade, notamment. Certains ont dit avoir été forcés à signer des « aveux » pour des infractions qu’ils n’avaient pas commises.
« Les procès militaires de civils bafouent les normes internationales [1] et régionales [2] et sont intrinsèquement injustes. Dans l’est de la Libye, ces procès se déroulent en secret et parfois en l’absence d’avocats et des personnes accusées, privant celles-ci de tout semblant de justice. Les procès de civils devant la justice militaire sont de toute évidence des simulacres permettant aux LAAF et aux groupes armés qui leur sont alliés d’exercer leur pouvoir pour punir les personnes qui s’opposent à eux et créer un climat de peur », a déclaré Diana Eltahawy, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Le gouvernement d’unité nationale doit mettre fin immédiatement aux procès militaires de civils, et ordonner des enquêtes sur les actes de torture et les autres crimes de droit international commis par des groupes armés. »
« Dans l’est de la Libye, ces procès se déroulent en secret et parfois en l’absence d’avocats et des personnes accusées, privant celles-ci de tout semblant de justice »
En vertu du droit international, les tribunaux militaires doivent être utilisés uniquement pour juger le personnel militaire pour des manquements à la discipline militaire. Les procès militaires de civils sont problématiques, car les procureurs et les juges sont des militaires en service et sont soumis à leur hiérarchie ; ils manquent par conséquent d’indépendance et d’impartialité.
Lors d’entretiens avec 11 personnes, dont d’anciens accusés, des défenseurs des droits humains et des avocats, Amnesty International a découvert que les personnes jugées par des tribunaux militaires avaient été détenues illégalement pendant des mois, voire des années, torturées et soumises à des procédures manifestement iniques.
Un homme condamné par un tribunal militaire en 2020 a dit que des hommes ayant des liens avec la « police militaire », un groupe armé allié aux LAAF, l’avaient battu, menacé de viol et l’avaient soumis à un simulacre de noyade en lui mettant une cagoule et en lui versant de l’eau sur la tête.
Des procès militaires pour des critiques pacifiques
Parmi les personnes poursuivies par les tribunaux militaires figure une femme qui a été enlevée à son domicile par un groupe armé en février 2020 pour un message critiquant les LAAF sur les réseaux sociaux. Ni sa famille ni son avocat n’ont été autorisés à lui rendre visite avant qu’elle ne soit libérée à titre provisoire en avril 2021, dans l’attente de son procès.
Amnesty International a également appris qu’au moins 18 hommes arrêtés en lien avec les manifestations de septembre 2020 contre les groupes armés avaient été renvoyés devant des tribunaux militaires.
Des simulacres de procès
Les procédures qui se déroulent devant les tribunaux militaires de l’est de la Libye bafouent de nombreux droits constitutifs du droit à un procès équitable, notamment le droit à un avocat avant et pendant le procès, le droit de garder le silence, le droit à une audience équitable et publique devant un tribunal compétent, indépendant et impartial, le droit d’être présent à son propre procès, le droit à un jugement motivé et le droit à un véritable réexamen.
Des accusés ont régulièrement dit avoir été privés d’avocat en détention provisoire et parfois même pendant leur procès. Des avocats ont également été pris pour cibles. Selon Libyan Crimes Watch, un groupe libyen de défense des droits humains, deux avocats ont été arrêtés [3] et détenus pendant plusieurs jours en mars 2020 sur la base de plaintes déposées contre eux par Slim al Ferjani, le chef du tribunal militaire permanent de Benghazi. Dans une plainte qu’Amnesty International a pu consulter, un avocat a accusé Slim al Ferjani d’avoir empêché les avocats d’examiner les dossiers ou de présenter les arguments de la défense devant le tribunal.
En mai 2020, un tribunal militaire a condamné le journaliste Ismail Bouzreeba Al Zway [4] à 15 ans de réclusion pour soutien au terrorisme. Amnesty International pense que cet homme a été puni pour des contenus trouvés dans son téléphone, notamment des messages critiques à l’égard des LAAF et des échanges avec des médias à l’étranger. Il n’a pas été autorisé à contacter sa famille ni son avocat pendant toute sa détention provisoire, et a été jugé en son absence.
« Le gouvernement d’unité nationale doit mettre fin immédiatement aux procès militaires de civils, et ordonner des enquêtes sur les actes de torture et les autres crimes de droit international commis par des groupes armés »
Dans plusieurs cas, les personnes poursuivies n’ont été informées de la nature exacte des charges retenues contre elles qu’au moment de leur procès, ont été jugées à huis clos et n’ont pas eu accès aux dossiers ou aux éléments de preuve retenus contre elles, ni aux jugements motivés après leur condamnation.
De plus, les jugements rendus par un tribunal militaire ne sont susceptibles d’appel que devant une juridiction militaire supérieure.
Les procureurs militaires et les juges manquent d’indépendance et d’impartialité, car ils ont des liens avec les LAAF ou avec les groupes armés qui leur sont alliés. Ainsi, Faraj Al Soussaa [5] , l’actuel chef du parquet militaire de l’est de la Libye, représente [6] également les LAAF dans le cadre des pourparlers de la Commission militaire conjointe lybienne (5+5) menés sous l’égide de l’ONU [7] , tandis que Khairi al Sabri [8] , le chef de l’Autorité judiciaire militaire générale, dirigeait auparavant les services de renseignement militaire [9] des LAAF. De même, le juge du tribunal militaire permanent de Benghazi est subordonné [10] au chef de l’Autorité judiciaire militaire générale.
Peine de mort
Entre 2018 et 2020, les tribunaux militaires ont condamné au moins 22 personnes à mort à l’issue de procès iniques, selon des déclarations de la MANUL [11] et des LAAF [12] . D’après des organisations libyennes de défense des droits humains, au moins 31 condamnations à mort [13] ont été prononcées.
« Amnesty International appelle le gouvernement d’unité nationale libyen à annuler toutes les déclarations de culpabilité et toutes les peines prononcées contre des civils par des tribunaux militaires »
Amnesty International est opposée au recours à la peine de mort en toutes circonstances. En vertu du droit international, les procédures dans les affaires de crimes passibles de la peine de mort doivent respecter scrupuleusement toutes les normes pertinentes en matière de procès équitable, et le fait de procéder à une exécution après un procès inique constitue une violation du droit à la vie.
« Amnesty International appelle le gouvernement d’unité nationale libyen à annuler toutes les déclarations de culpabilité et toutes les peines prononcées contre des civils par des tribunaux militaires. Toutes les personnes détenues pour avoir exercé pacifiquement leurs droits humains doivent être immédiatement libérées, et les personnes détenues légalement doivent être protégées contre la torture et pouvoir communiquer avec leurs proches et consulter leurs avocats. Tout civil inculpé d’infractions reconnues par le droit international doit être jugé devant des tribunaux civils dans le cadre de procédures équitables et excluant le recours à la peine de mort », a déclaré Diana Eltahawy.
De lourdes conséquences pour les civils condamnés
Des civils libérés après avoir purgé leur peine ont dit que ces poursuites avaient gâché leur vie, notamment leurs chances de trouver un emploi. Ils vivent également dans la crainte d’une nouvelle arrestation.
Ibrahim el Wegli, un médecin qui travaillait dans un hôpital public à Benghazi, a dit à Amnesty International qu’après sa libération, son contrat avec le secteur public avait été annulé en raison du jugement rendu à son encontre par un tribunal militaire.
Deux hommes condamnés par des tribunaux militaires ont également dit à Amnesty International qu’après leur libération, des personnes liées à la « police militaire » les avaient régulièrement menacés oralement de subir de nouvelles arrestations et des peines plus lourdes. Cela les a amenés à fuir la Libye.
Des fondements juridiques douteux
En 2017, les membres de la Chambre des représentants, le dernier parlement élu de la Libye, ont adopté la loi n° 4/2017, qui a établi la compétence des tribunaux militaires sur les civils poursuivis pour « terrorisme » et les infractions commises dans des « zones militaires ». À l’époque, le pays était divisé entre deux entités concurrentes, la Chambre des représentants basée à Tobrouk, alliée aux LAAF, contrôlant une grande partie de l’est de la Libye, et en désaccord avec le gouvernement d’union nationale, reconnu par la communauté internationale et basé à Tripoli.
En novembre 2018, un porte-parole des LAAF a déclaré [14] que les modifications législatives de 2017 offraient des fondements juridiques qui permettaient de juger des personnes poursuivies pour « terrorisme » par des tribunaux militaires.
Cependant, en 2020, le ministre de la Justice du gouvernement d’union nationale de l’époque a affirmé [15] que la loi adoptée par la Chambre des représentants n’était pas en vigueur et que seuls les tribunaux civils étaient compétents pour juger des civils.
L’actuel gouvernement d’unité nationale ne s’est pas encore exprimé publiquement sur la validité des modifications apportées en 2017 à la législation militaire ni sur les procès de civils devant des juridictions militaires.
Complément d’information
Le Forum de dialogue politique libyen a abouti à l’unification symbolique des institutions libyennes et à l’approbation du gouvernement d’unité nationale par la Chambre des représentants le 10 mars 2021. Dans la pratique, les LAAF et les groupes armés qui leur sont alliés continuent à exercer un contrôle effectif sur l’est de la Libye.