Libye : Les défenseures des droits humains prises pour cible

Les militantes, blogueuses et journalistes libyennes sont de plus en plus réduites au silence. Elles sont confrontées à des violences liées au genre, qui peuvent prendre la forme d’agressions physiques, d’enlèvements ou de violences sexuelles, ainsi qu’à des campagnes de dénigrement, à des insultes sexistes et à des tentatives d’intimidation.

Malgré leurs déclarations répétées, dans lesquelles elles s’engageaient à respecter les droits humains, les autorités libyennes ne protègent pas les femmes des violences liées au genre dont elles sont victimes de la part des milices et des groupes armés, et elles ne garantissent pas leur droit de s’exprimer librement.

Depuis le conflit armé de 2014, qui a divisé la Libye selon des clivages politiques et idéologiques et qui a débouché sur l’émergence de gouvernements rivaux, des dizaines de défenseurs des droits humains, de juristes, de journalistes et de dissidents, victimes de menaces de mort, d’agressions physiques, d’actes de torture, d’arrestations arbitraires ou d’enlèvements, ont fui dans les pays voisins, ou ont demandé l’asile ailleurs.

Les travaux de recherche d’Amnesty International révèlent que les femmes qui osent dénoncer la corruption ou les actes de prédation des milices ou de l’Armée nationale libyenne s’exposent à des risques particuliers, en raison de leur genre, et notamment à des violences liées au genre. Ces femmes font entre autres l’objet d’insultes sexistes de la part des milices et de particuliers, qui les accusent par exemple de se livrer à la prostitution ou d’avoir des relations sexuelles en dehors du mariage (« adultère »). Les femmes qui défendent les droits fondamentaux en Libye sont également la cible de campagnes de dénigrement sur Facebook et sur Twitter.

Les stéréotypes de genre préjudiciables et l’opprobre suscités par leurs activités militantes entraînent une normalisation de ces formes d’abus contre les femmes qui expriment un point de vue dissident et que certains veulent forcer à se retirer de la sphère publique, pour les faire taire.

La faillite de l’état de droit et l’insécurité ne peuvent plus servir d’excuses à l’impunité et aux violences généralisées liées au genre auxquelles sont confrontées les femmes au quotidien [1]. Pour lutter contre les violences liées au genre et y mettre un terme, les autorités libyennes doivent reprendre le contrôle des milices et des groupes armés, et combattre les stéréotypes nocifs liés au genre qui alimentent ces violences.

L’assassinat en juin 2014 de la parlementaire Fariha al Barkawi et de Salwa Bugaighis, personnalité en vue du mouvement de défense des droits humains, a été un coup sévère pour les femmes en général. De nombreuses défenseures des droits humains ont été contraintes de se retirer de la vie publique, de partir à l’étranger ou de déménager à l’intérieur même de la Libye [2]. L’absence d’enquête effective sur ces deux meurtres et le fait que personne n’ait été tenu de rendre des comptes dans cette affaire a contribué à alimenter le climat de violence existant, comme le prouve l’assassinat, en février 2015, d’une autre militante libyenne, Entisar El Hassari. Bien que les autorités libyennes se soient publiquement engagées à enquêter sur ces assassinats, personne n’a pour l’instant été traduit en justice.

Amnesty International a recueilli des informations concernant plusieurs défenseures des droits humains confrontées à diverses formes de violences liées au genre (enlèvement, tentative d’assassinat, torture et autres mauvais traitements, etc.), ainsi qu’à des menaces de mort, à des actes de harcèlement et à des campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux. Les femmes qui n’adhèrent pas aux normes sociales ou qui contestent les stéréotypes de genre sont tout particulièrement la cible d’atteintes à leurs droits, d’interrogatoires en règle, de harcèlement et d’arrestations. Seule une poignée de femmes continuent aujourd’hui de dire haut et fort ce qu’elles pensent. Et elles sont victimes des violences et des menaces qu’exercent sur elles les milices, les autorités libyennes et certains particuliers.

Enlèvements, coups, violences sexuelles et menaces

« Manal » (son nom a été modifié), 45 ans, travaille comme journaliste free-lance à Tripoli. Elle a également été porte-parole d’un ministère de 2009 à 2017. Entre 2012 et 2017, elle a été enlevée deux fois par des milices, qui ont tenté de s’emparer d’elle une troisième fois, en vain. Ces mêmes milices l’ont agressée physiquement et ont tenté de l’intimider de diverses autres manières, pour la punir d’avoir écrit des articles d’investigation sur la corruption et sur les atteintes aux droits humains. En 2012, un milicien non identifié a tenté de l’enlever, alors qu’elle se trouvait dans sa voiture, à Tripoli, après la parution d’un article qu’elle avait rédigé dans le journal Al Jadida concernant la vente présumée illégale de biens libyens à Tunis. En 2014, deux jours après qu’elle eut ouvertement critiqué le système de protection sociale et l’allocation chômage dans une interview accordée à la chaîne Libya Al Ahrar, elle a été attaquée par des inconnus dans un parking, à proximité de son bureau de Tripoli. Elle a décrit l’incident à Amnesty International, lors d’une conversation téléphonique depuis Tripoli : « Trois hommes m’attendaient devant ma voiture. Ils m’ont attrapée et se sont mis à me frapper à main nue. »

« Manal » s’est directement rendue à l’hôpital voisin pour y recevoir des soins. Elle est ensuite allée au commissariat de police pour porter plainte, mais, selon son témoignage, recueilli par Amnesty International, sa plainte est à sa connaissance restée sans suites. Après cet épisode, elle s’est mise en congé de ses fonctions au ministère pendant huit mois. Son mari l’a obligée à arrêter le journalisme d’investigation. « Manal » a cependant repris son travail en avril 2017, enquêtant sur plusieurs sujets, tels que les enfants nés hors des liens du mariage ou l’octroi de passeports à des personnes n’ayant pas la nationalité libyenne. Plusieurs membres d’une milice puissante à Tripoli ont contacté son mari, pour exiger qu’il mette fin aux activités d’investigation de sa femme. Le mari de « Manal » lui a en conséquence volé son disque dur, pour finalement demander le divorce.

Ces mêmes milices l’ont agressée physiquement et ont tenté de l’intimider de diverses autres manières, pour la punir d’avoir écrit des articles d’investigation sur la corruption et sur les atteintes aux droits humains.

Un peu plus tard, en août 2017, « Manal » a commencé à s’intéresser au cas d’une fillette de 12 ans victime présumée de viol. En conséquence, elle a été agressée physiquement par un commandant de la Brigade révolutionnaire de Tripoli, groupe rattaché au ministère de l’Intérieur du Gouvernement d’entente nationale, reconnu par la communauté internationale. Elle a alors décidé de se réfugier à Tunis, où elle a passé quelques mois, avant de rentrer à Tripoli, à contrecœur, parce qu’elle n’avait pas trouvé de travail. En octobre 2017, peu après son retour à Tripoli, elle a été enlevée par des hommes proches d’un chef de milice de Tripoli connu, qui l’ont conduite à leur quartier général, dans le quartier d’Abu Salim, où elle a été battue. Pendant son enlèvement, ses ravisseurs l’ont accusée de s’adonner à la prostitution. Ils ont menacé de la violer et de la remettre aux forces spéciales de dissuasion du ministère de l’Intérieur (connues sous le nom de « forces Radaa ») pour faits de prostitution. « Manal » a été relâchée deux heures plus tard, sur intervention d’une milice rivale, vers laquelle elle s’était tournée pour obtenir une protection, ses démarches auprès de la police n’ayant débouché sur rien.

Aujourd’hui, « Manal » ne travaille plus. Elle vit toujours dans l’isolement et la peur, ne sortant de chez elle que lorsqu’elle ne peut pas faire autrement et déménageant fréquemment, pour échapper aux milices. En outre, depuis son divorce et les attaques dont elle a été victime, « Manal » est rejetée par la société. « Je suis une femme, une femme divorcée et qui ne travaille pas  », a-t-elle déclaré à Amnesty International. «  La société me regarde et elle ne voit pas en moi une victime, mais quelqu’un qui mérite ce qui lui arrive, comme si je m’étais moi-même mise dans cette situation.  »

Aujourd’hui, « Manal » ne travaille plus. Elle vit toujours dans l’isolement et la peur, ne sortant de chez elle que lorsqu’elle ne peut pas faire autrement et déménageant fréquemment, pour échapper aux milices.

Autre cas, celui de « Samia » (là aussi, son nom a été modifié), une jeune femme de 27 ans qui habitait Benghazi et qui a été contrainte de quitter la Libye après avoir mis en ligne sur Facebook des commentaires critiques à l’égard du régime du général Khalifa Haftar et des forces opérant sous la bannière de l’Armée nationale libyenne (ANL) dans l’est du pays. Les services de renseignement militaire de l’ANL ont émis en janvier 2018 un mandat d’arrêt à l’encontre de « Samia », pour diffamation de l’ANL et de Khalifa Haftar sur Facebook. « Samia » a quitté le domicile de ses parents et est entrée dans la clandestinité après qu’un proche appartenant à l’ANL eut averti sa famille de l’existence de ce mandat. Comme ils ne parvenaient pas à trouver la jeune fille, les services de renseignement ont convoqué et arrêté son père, un colonel à la retraite, afin de faire pression sur elle et de l’obliger à se rendre.

«  J’ai été une première fois mis en garde contre les commentaires mis en ligne par ma fille sur Facebook par un membre de ma famille qui travaille avec les forces de l’ANL  », a expliqué le père de Samia à Amnesty International. «  Comme je voulais éviter les problèmes, je lui ai pris son téléphone, pour qu’elle ne puisse plus avoir accès à Internet, mais on a continué d’accuser “Samia” d’écrire des commentaires critiques sur Facebook sous un autre nom. Au moment de mon arrestation, je n’avais pas les médicaments que je prends pour le cœur ou pour la thyroïde. Quand j’ai demandé à les avoir, le responsable des services de renseignement militaire m’a dit : “Tu peux mourir, je m’en fiche.”  »

Après avoir arrêté le père de « Samia », les services de renseignement militaire se sont servis de lui comme appât, pour attirer la jeune fille. Ils lui ont dit d’appeler celle-ci pour lui demander de lui apporter les médicaments au domicile familial, où un agent des services devait passer les chercher. « Samia » a tout de suite compris qu’il s’agissait d’un piège destiné à l’arrêter. Elle a passé les jours suivants à changer sans cesse de cachette, intervenant à la télévision pour dénoncer la détention de son père. Grâce aux pressions exercées par sa famille et les responsables tribaux, le père de « Samia » a fini par être relâché et placé en résidence surveillée, à condition qu’il condamne publiquement les actes de sa fille. « Samia » et sa famille se sont depuis réfugiées dans un pays voisin, mais elles vivent toujours dans la peur des représailles.

« Au moment de mon arrestation, je n’avais pas les médicaments que je prends pour le cœur ou pour la thyroïde. Quand j’ai demandé à les avoir, le responsable des services de renseignement militaire m’a dit : “Tu peux mourir, je m’en fiche.”  »

« Kawthar » (nom modifié), 28 ans, a elle aussi été contrainte de quitter la Libye après avoir reçu des menaces de mort en raison de messages postés sur Twitter. Lorsque le conflit armé de 2014 a éclaté, « Kawthar » s’est servie de Twitter comme d’une plateforme lui permettant de diffuser des nouvelles et des commentaires concernant la situation sur le terrain. Interrogée au téléphone par Amnesty International, « Kawthar » a expliqué qu’elle avait été victime de harcèlement sur la plateforme et traitée de « traître », d’« agent de l’étranger » et de « menteuse » par des internautes. En 2015, elle a reçu des menaces par téléphone provenant d’un numéro inconnu. «  Au début, je n’ai pas pris ça au sérieux  », a expliqué la jeune femme à Amnesty International depuis le pays d’Europe où elle a sollicité l’asile. « Mon interlocuteur m’a dit d’arrêter d’écrire des messages et m’a accusée de soutenir Karama [l’opération « Dignité »]. » [3] « Kawthar » a commencé à prendre ces menaces au sérieux en 2017, quand elle s’est rendue compte qu’un véhicule la suivait sur le trajet entre son lieu de travail et son domicile. «  Le conducteur n’a jamais essayé de m’arrêter, mais il me faisait des gestes, en faisant semblant de braquer un pistolet sur moi. Ça m’a fait peur. » Craignant pour sa vie et pour la sécurité de sa famille, « Kawthar » a quitté Tunis en août 2017 et a gagné le mois suivant l’Europe, où elle a demandé l’asile.

Mariam al Tayeb, une militante de 38 ans vivant à Tripoli, a commencé à recueillir des informations sur les atteintes aux droits humains commises en Libye au lendemain du soulèvement de 2011. Elle aurait été arrêtée arbitrairement, agressée physiquement et soumise à d’autres formes de torture ou de mauvais traitements, manifestement en représailles. Mariam s’exprimait notamment sur Facebook, où elle insistait sur la nécessité de défendre les droits des migrants et des réfugiés en Libye, notamment des personnes déplacées appartenant à la communauté Tawargha. Elle est aussi connue pour avoir critiqué les milices responsables d’atteintes aux droits humains (arrestations arbitraires, exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, torture et autres mauvais traitements).

Mariam a reçu à plusieurs reprises des menaces de mort sur Facebook en raison de ses activités militantes. Le 11 janvier 2018, les menaces ont cédé la place aux actes, lorsque des miliciens de Bab Tajoura, un quartier de Tripoli, ont arrêté sa voiture et se sont emparés d’elle.

« On m’a arrêtée à un contrôle un jeudi soir à 21 h 30 et j’ai été conduite au quartier général de la milice de Bab al Tajoura  », a déclaré Mariam à Amnesty International. « Ils m’ont frappée à main nue. Jamais on ne m’avait frappée comme ça. C’était comme dans un film. L’un d’eux m’a envoyé un coup de pied dans la figure. “Tu insultes Dieu”, disaient-ils. Ils me demandaient pour qui je travaillais. Ils m’ont accusée de consommer de l’alcool. »

Mariam a été retenue pendant deux heures et demie, au cours desquelles les miliciens l’ont agressée physiquement et l’ont rouée de coups, au point qu’elle a à un moment perdu connaissance. Mariam estime avoir été libérée grâce à la campagne de grande envergure lancée immédiatement sur Facebook en sa faveur. «  Ils ont eu peur. C’est pour ça qu’ils m’ont relâchée  », a-t-elle déclaré à Amnesty International.

Dès sa libération, la jeune femme s’est rendue à l’hôpital, à Tripoli, pour y être soignée. Elle a expliqué au personnel qu’elle avait été agressée. L’hôpital a accepté de la prendre en charge uniquement à condition qu’elle déclare avoir été victime d’une altercation. À sa sortie, Mariam s’est rendue au bureau du procureur général pour porter plainte contre les miliciens de Bab Tajoura. Ce service a refusé de lui délivrer un justificatif indiquant qu’elle avait bien porté plainte. « À Tripoli, les militants ne sont absolument pas tranquilles. Il y a trop de lignes rouges à ne pas franchir. On ne peut pas parler des crimes des milices ou des groupes salafistes, ni même de la détention arbitraire », nous a expliqué Mariam. La jeune femme a quitté la Libye le 10 février 2018 et n’y est pas retournée depuis. Plusieurs membres de sa famille refusent de lui parler depuis qu’elle a mis en ligne sur YouTube une vidéo, dans laquelle elle fait le récit détaillé de sa détention [4].

Violences liées au genre visant des femmes sur les réseaux sociaux

Amnesty International constate avec préoccupation que l’attitude des autorités, qui n’enquêtent pas de manière satisfaisante sur les violences physiques, les abus et les actes d’intimidation commis par des acteurs étatiques ou autres – et qui les sanctionnent encore moins –, se traduit par une diminution du nombre de défenseures des droits humains à même de s’exprimer publiquement, que ce soit en ligne ou ailleurs. La plupart des organes de presse indépendants ayant fermé pour raison d’insécurité, les réseaux sociaux, et en particulier Facebook, sont devenus un lieu de prédilection pour les citoyens libyens et pour les représentants de l’État pour communiquer, partager des informations et faire connaître les problèmes et les préoccupations. Amnesty International a déjà fait valoir que les menaces liées au genre et la violence verbale contre les femmes sur Internet constituaient une forme de violence visant à les exclure des forums en ligne [5]. Tout le monde peut être victime de violences, mais les femmes, en Libye comme ailleurs, sont confrontées à des attaques particulières, fondées sur leur genre, de la part d’individus qui, bien souvent, se cachent manifestement derrière de faux comptes. Les réseaux sociaux deviennent alors des lieux particulièrement hostiles pour les militantes libyennes.

« Sarah » (nom modifié), a 31 ans et défend les droits des femmes. Elle souhaite rester anonyme par crainte des représailles. Elle a expliqué à Amnesty International qu’elle recevait constamment des menaces sur Twitter. Elle dit avoir quitté Facebook en raison des insultes dont elle y était la cible.

«  Dès l’instant où vous avez annoncé que vous défendez les droits des femmes, c’est la porte ouverte aux avances à caractère sexuel, parce que, [pour eux] pour quelle autre raison voudriez-vous libérer les femmes ? Je reçois des messages privés [via des comptes factices] sur les comptes que j’ai sur les réseaux sociaux. Beaucoup de menaces du genre : “Si on t’attrape, on te viole, on va te montrer ce que c’est que les droits de la femme, on te va te casser la figure.”  »

Les menaces de violence et les campagnes de dénigrement en ligne obligent de nombreuses défenseures des droits humains à se faire discrètes. « Sarah » explique ainsi qu’elle ne se sert plus du tout de Facebook. Deux militantes ont expliqué à Amnesty International qu’elles avaient signalé le problème aux administrateurs de Facebook, qui leur avaient répondu qu’ils ne pouvaient rien faire, dans la mesure où le langage employé dans les menaces proférées ne violait pas leur politique éditoriale. Selon « Sarah », Facebook devrait recruter des modérateurs connaissant mieux l’argot et les différents dialectes arabes régionaux, ainsi que les réalités culturelles, pour mieux évaluer ce qui constitue ou non une atteinte à ses principes déontologiques.

«  Je reçois des messages privés [via des comptes factices] sur les comptes que j’ai sur les réseaux sociaux. Beaucoup de menaces du genre : “Si on t’attrape, on te viole, on va te montrer ce que c’est que les droits de la femme, on te va te casser la figure.”  »

Leila Moghrabi a 47 ans. Elle est écrivaine et défenseure des droits humains. Jusqu’en 2017, elle travaillait à Tripoli au sein de mouvements civiques et culturels, organisant notamment des ateliers consacrés à des questions relatives aux droits humains. Leila a commencé à recevoir en 2014 des menaces et des accusations de blasphème, d’athéisme et de « sécularisme » sur Facebook. Elle a donc décidé de mettre un terme à ses activités politiques, pour se consacrer exclusivement à l’action culturelle.

En 2016, Leila et plusieurs autres auteurs libyens ont collaboré à un recueil de nouvelles, qui a été publié en mai 2017. Le 26 août suivant, lors d’une manifestation organisée pour promouvoir ce livre organisée à Al Zawiyah, une ville de l’ouest de la Libye, un certain nombre de lecteurs ont été offusqués par l’une des nouvelles, intitulée « Kashan », dans laquelle l’auteur avait employé des termes crus à connotation sexuelle. Ces lecteurs ont ensuite mis en ligne des extraits de ce texte sur les réseaux sociaux. Ces extraits ont rapidement été repris par des groupes salafistes sur leurs propres pages. Bien que l’auteur de la nouvelle incriminée ait été le romancier Ahmad al-Bokhari, Leila et plusieurs autres femmes écrivaines sont devenues la cible sur Facebook de menaces émanant de personnes qu’elles ne connaissaient pas. Leila a également fait l’objet d’une campagne de calomnies de la part d’internautes, qui ont mis des commentaires insultants et menaçants sur la page Facebook créée spécialement pour faire connaître le recueil de nouvelles. Des imams salafistes ont prononcé par deux fois des prêches hostiles à Leila Moghrabi. Des fatwas ont été lancées à son encontre, l’accusant d’être « takfir », d’être devenue une « infidèle ». « Ils m’ont traitée de traître, m’accusant d’être une insulte à la morale publique », a-t-elle déclaré à Amnesty International. Le 30 août 2017, le ministère de la Culture a publié deux communiqués de presse, dans lesquels il interdisait le livre et déclinait toute responsabilité concernant sa publication, tout en désignant Leila Moghrabi comme l’une des personnes qui l’avaient édité [6]. Craignant pour sa sécurité et celle de sa famille, Leila a quitté la Libye en septembre 2017.

Leila a commencé à recevoir en 2014 des menaces et des accusations de blasphème, d’athéisme et de « sécularisme » sur Facebook. Elle a donc décidé de mettre un terme à ses activités politiques, pour se consacrer exclusivement à l’action culturelle.

Fondatrice de la Plateforme pour la paix des femmes libyennes, qui milite pour la participation des femmes dans la vie politique et économique, l’activiste et défenseure des droits des femmes Zahra Langhi a elle aussi été victime sur les réseaux sociaux de menaces de violence et de campagnes de dénigrement visant à la discréditer et à porter atteinte à sa réputation.

«  En qualifiant une militante d’“immorale” ou de “divorcée”, on cherche volontairement à stigmatiser un groupe tout entier  », a-t-elle déclaré à Amnesty International dans un entretien téléphonique. « Ils [les membres des différentes factions] prennent pour cible les femmes engagées dans la vie de la société civile. La violence dont nous faisons l’objet s’est aggravée.  »

Zahra nous a notamment parlé d’une photo d’elle, qui avait été partagée plus de 500 fois sur Facebook, dans le cadre d’une campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux mettant en doute ses convictions religieuses et falsifiant sa situation maritale afin de la stigmatiser et de jeter sur elle le discrédit. Cet acharnement affecte également sa famille. «  Mes enfants ne vont pas sur Facebook, pour ne pas voir ce qu’on écrit sur moi  », a-t-elle déclaré.

Discrimination à l’égard des femmes, dans la législation et dans la pratique

Les femmes en Libye sont en permanence confrontées à des discriminations fondées sur le genre. La législation libyenne sur le mariage, le divorce et l’héritage comportent des dispositions discriminatoires à l’égard des femmes. Les femmes continuent également d’être victimes de discrimination lorsqu’elles veulent transmettre leur nationalité à leur conjoint ou à leurs enfants.

La Libye a certes accédé en 1989 à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, mais en formulant plusieurs réserves contraires à l’esprit et à l’objectif de cet instrument. Elle a refusé de lever ces réserves, en dépit des recommandations faites en ce sens lors de son premier et de son deuxième Examen périodique universel, en 2010 et en 2015 [7]

En 2013, la Cour suprême de Libye a rendu un arrêt autorisant la polygamie sans le consentement de la première épouse ni l’autorisation d’un tribunal, comme l’exigeait jusque-là la Loi n° 9 de 1993. Les violences domestiques ou sexuelles restent un sujet tabou, généralement confiné au cercle familial.

Face à l’absence de lois et de services adaptés, les femmes n’osent guère signaler les violences liées au genre (la violence domestique n’est pas une infraction prévue au Code pénal libyen, par exemple).

La montée des groupes armés religieux, sur fond d’insécurité générale, met tout particulièrement en danger les femmes qui ne se conforment pas aux normes sociétales ou de genre, et dissuade de nombreuses femmes de tenir librement leur place dans l’espace public.

Depuis 2011, Dar al Ifta, la principale institution religieuse de Libye, a émis une série de fatwas (décisions prises par un mufti, un savant musulman qui interprète la charia) concernant les droits des femmes. En 2013, les élèves filles et les étudiantes ont été sommées de s’habiller selon les traditions islamiques ; une autre fatwa obligeait les enseignantes à se voiler la face devant des élèves de sexe masculin ayant atteint l’âge de la puberté. Depuis, plusieurs universités ont commencé à séparer les garçons des filles. Toujours en 2013, le grand mufti a émis une fatwa interdisant à une femme de se rendre seule à l’étranger. Si ces fatwas n’ont été intégrées ni dans la législation ni dans la politique de l’État, faute d’autorité centrale, elles sont appliquées par des acteurs non étatiques et se traduisent pour les femmes par des restrictions supplémentaires.

Plus récemment, en mars 2017, une interdiction de se déplacer a été imposée dans l’est de la Libye. Elle visait initialement à empêcher les femmes de voyager seules, mais les vives protestations suscitées par cette mesure discriminatoire ont contraint ses promoteurs à finalement l’étendre à toutes les personnes, hommes et femmes, d’une tranche d’âge bien précise [8].

Non-respect de l’obligation de rendre des comptes

Le mouvement naissant de la société civile qui, à partir du soulèvement de 2011, a permis d’ouvrir un espace dans lequel une certaine diversité a pu s’exprimer a fait long feu. Aujourd’hui, ceux et celles qui s’engagent dans la vie publique s’exposent à des violences ou à l’exil forcé, lorsqu’ils ne risquent pas de « disparaître » ou d’être tués. Alors que le pays reste divisé, les violations et les exactions des milices et des groupes armés alliés au Gouvernement d’entente nationale (GEN) installé à Tripoli et à l’Armée nationale libyenne (ANL) de Benghazi se poursuivent en toute impunité. Cette impunité permet au règne de la terreur de se perpétuer et a un effet dissuasif sur les femmes qui voudraient jouer un rôle actif dans la sphère publique.

Aujourd’hui, ceux et celles qui s’engagent dans la vie publique s’exposent à des violences ou à l’exil forcé, lorsqu’ils ne risquent pas de « disparaître » ou d’être tués.

Les groupes armés et les milices dépendant du GEN ou regroupés sous l’autorité de l’ANL doivent reconnaître la responsabilité qui est la leur et l’obligation légale qui leur est faite de protéger les droits d’expression et de participation à la vie publique de tous les Libyens, hommes et femmes. Les autorités libyennes doivent exiger des comptes de tous ceux qui ont recours à des moyens brutaux et souvent discriminatoires pour faire taire les femmes qui osent s’exprimer, et mettre en place des garanties supplémentaires permettant aux femmes en particulier d’exercer leurs droits culturels, civils et politiques.

Les autorités libyennes doivent également prendre des mesures sérieuses pour mettre un terme au règne de la violence qui s’est installé dans le pays. Ce faisant, elles doivent établir des garanties spécifiques destinées à protéger les femmes des violences et des abus liés au genre, et elles doivent veiller à ce que toutes les lois, les autorités gouvernementales et les groupes armés alliés garantissent intégralement les droits humains des femmes.

Aux autorités libyennes :

• reconnaître publiquement le rôle spécifique et important joué par les femmes défenseures des droits humains (FDDH) et les personnes qui travaillent sur les droits des femmes et les questions liées au genre, et veiller à ce qu’elles puissent mener à bien leurs activités dans un environnement sans violence ni discrimination d’aucune sorte ;
• condamner publiquement les agressions et les menaces dont sont victimes les FDDH ;
• enquêter de manière approfondie et crédible lorsqu’une plainte est déposée pour violences liées au genre, conformément au droit international relatif aux droits humains, et veiller à ce que les auteurs présumés de tels actes aient à rendre des comptes. Les enquêtes doivent être indépendantes et impartiales et confiées à des personnes compétentes pour ce type d’investigations. Ces obligations s’imposent également en cas de violences ou d’abus perpétrés contre des femmes en ligne, via Internet ;
• s’abstenir de tous propos stigmatisants, violents, méprisants ou discriminants à l’égard des FDDH, et notamment ne pas les qualifier de criminelles, d’« agents de l’étranger », de terroristes ou d’« indésirables » ; ni les accuser d’être moralement corrompues ou de constituer une menace pour la sécurité, le développement ou les valeurs traditionnelles ;
• faire en sorte que les FDDH reçoivent la protection nécessaire contre les menaces et les violences sexistes auxquelles elles sont confrontées en raison de leur travail, en reconnaissant les difficultés et les risques spécifiques qu’elles rencontrent ;
• adopter et appliquer des lois qui reconnaissent et protègent de manière spécifique les FDDH ;
• abroger ou modifier toute disposition législative faisant obstacle aux activités légitimes de promotion et de défense des droits humains, notamment en ce qui concerne les droits à la liberté d’association et de réunion pacifique ;
• mener des enquêtes indépendantes et effectives sur toutes les allégations dignes de foi faisant état de crimes commis par des milices ou des groupes armés ;
• respecter les engagements pris d’enquêter de manière approfondie et indépendante sur la mort de Salwa Bugaighis et d’autres FDDH, et exiger que tous les responsables rendent des comptes ;
• solliciter l’assistance de tribunaux internationaux ou internationalisés ou d’autres mécanismes mis en place pour lutter contre les crimes liés au genre ;
• les autorités libyennes et les organisations intergouvernementales et internationales doivent veiller à ce que les femmes et les organisations de femmes de Libye bénéficient d’un soutien et d’une formation leur permettant de participer de manière significative aux négociations des accords de paix et, plus généralement, aux initiatives visant à restaurer la paix, en prévoyant notamment des lieux adaptés et en garantissant un accès aux ressources, aux services, à l’éducation et à la formation, sur un pied d’égalité.

Les autorités libyennes doivent, pour s’acquitter de leurs obligations, faire en sorte que des lois, des politiques, des pratiques et une formation appropriées soient mises en place pour mettre un terme aux violences et autres abus perpétrés à l’égard des femmes et empêcher que de tels actes ne se reproduisent.
Parmi les mesures à prendre :

• adopter des lois appropriées prévoyant, le cas échéant, des sanctions pénales (conformes aux normes internationales relatives aux droits humains) ;
• renforcer les capacités de l’appareil judiciaire et le former en matière de législation, d’égalité des genres, de conséquences de la violence et des abus, et de bonnes pratiques permettant d’apporter un soutien aux victimes de tels actes ;
• organiser des campagnes de sensibilisation de l’opinion publique aux violences et aux violations des droits, dans la vie réelle comme en ligne ;
• organiser des campagnes publiques de promotion de l’égalité des genres et de lutte contre les stéréotypes fondés sur le genre des personnes ;
• investir dans les systèmes de garantie et les services publics destinés à venir en aide aux victimes de violence et d’abus commis sur Internet.

Au Conseil des droits de l’homme des Nations unies :

Mettre en place un mécanisme international et indépendant, chargé d’enquêter sur les atteintes au droit international humanitaire et relatif aux droits humains commises en Libye depuis 2011, avec la volonté de permettre qu’il soit mis fin à l’impunité et que les auteurs d’atteintes aux droits humains soient identifiés.

Au Conseil de sécurité et aux États membres des Nations unies :

Le secrétaire général des Nations unies, le Conseil de sécurité et toutes les parties au conflit armé libyen doivent veiller à ce que la Libye applique intégralement et rapidement la Résolution 1325 du Conseil de sécurité sur les femmes, la paix et la sécurité, notamment par l’adoption d’une perspective prenant en compte les questions de genre, afin de soutenir les initiatives de paix émanant de femmes libyennes et les processus locaux de résolution des conflits, en garantissant la participation des femmes dans tous les mécanismes de mise en œuvre des accords de paix, tout en assurant la protection et le respect des droits fondamentaux des femmes et des filles, en particulier en ce concerne la Constitution, le système électoral, la police et le pouvoir judiciaire.

Aux entreprises du secteur des réseaux sociaux :

Recruter des administrateurs disposant d’une sensibilité et d’une connaissance culturelles suffisantes et à même de répondre aux abus et aux violences en ligne qui leur sont signalés.

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