Licences d’exportation : Des munitions pour développer ?


Communiqué de presse

Bruxelles, le 9 mars 2005

« Chaque jour, nos journaux devraient titrer : ‘Plus de 20.000 personnes sont mortes hier d’extrême pauvreté’ »
Jeffrey Sachs,
directeur du Projet de développement pour le millénaire des Nations unies,
in ‘La fin de la pauvreté’.

La décision de la Ministre Simonet d’accorder une licence d’exportation à l’entreprise liégeoise New Lachaussée, qui permettra à cette dernière d’installer une ligne de fabrication de munitions en Tanzanie, a, légitimement, soulevé beaucoup de questions.

Dans une région dévastée par des guerres qui ont coûté la vie à des millions de personnes (certaines estimations font état de 3.800.000 victimes directes ou indirectes depuis 1998, rien qu’en République démocratique du Congo), faut-il encore prendre le risque d’approvisionner - littéralement - en munitions une région dans laquelle les combattants n’en manquent pourtant pas ?
Certes, la Tanzanie n’est pas impliquée formellement dans ces guerres ; mais elle possède des frontières, plutôt poreuses, avec des pays qui connaissent des conflits (RDC, Burundi, Ouganda,....) et abrite sur son territoire des milliers de réfugiés (près de 650.000 en 2003, selon le UNHCR). Comme signalé par le GRIP [1], elle a, dans un passé récent, été montrée du doigt comme un des plus grands carrefours de trafic d’armes en Afrique, et un accord d’union douanière avec l’Ouganda et le Kenya vient d’entrer en vigueur (depuis le 1er janvier 2005), sans restriction sur les marchandises de type militaire.
Bien que la licence accordée par la Région wallonne interdise l’exportation des munitions produites, il est pertinent de croire que l’entrée en vigueur de ce traité aura pour effet de relâcher les contrôles frontaliers et, en cas de trafics illicites, de réduire la portée et l’efficacité de ces mêmes contrôles.
Malgré les mesures prises pour éviter la prolifération des munitions produites par la nouvelle ligne de fabrication (et les munitions sont des produits particulièrement éphémères qui se consomment presque entièrement lors de l’utilisation, ne laissant que la douille), il ne peut être exclu que, dans quelques années, on en retrouve sur les champs de bataille des pays voisins, et qu’elles soient utilisées, par exemple, contre des casques bleus ou militaires belges ou européens présents en RDC.

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Bien entendu, chaque gouvernement a le droit, et même le devoir, de protéger ses frontières et ses citoyens, et dès lors, de posséder les armes nécessaires à cette protection. Reste le fait que, de par son caractère proliférant, l’exportation d’une ligne de production permanente de munitions n’est pas assimilable une ‘simple’ exportation d’armes. De plus, bien souvent, les citoyens tanzaniens auraient besoin d’être protégés contre leur propre gouvernement. En juin 2003, le Ministre de l’Intérieur tanzanien demandait à la police de ‘tuer les bandits’, alors que selon le rapport du Département d’État américain sur les droits humains en Tanzanie pour l’année 2004 publié le 28 février 2005, les forces de sécurité ont continué à faire un usage excessif et meurtrier de la force contre les citoyens et aucune poursuite judiciaire n’a été enregistrée à l’encontre des officiers de police impliqués dans des exécutions extra-judiciaires depuis 2002. De plus, des abus sont également fréquemment commis par des milices plus ou moins autonomes qui agissent dans les zones rurales et en dehors de tout contrôle gouvernemental.
Si les munitions produites par la nouvelle usine sont effectivement destinées à un usage local, comme l’affirment les autorités tanzaniennes, on imagine aisément quelles pourraient être les conséquences potentielles d’un tel usage. Et nous en serions complices.

Les conditions dans lesquelles la licence a été attribuée par la Région wallonne sont novatrices à certains égards. Selon les informations que nous avons reçues du cabinet de Mme Simonet, tout ‘dérapage’ du côté tanzanien serait automatiquement sanctionné par un retrait, ou une non-reconduction, de la licence. Reste à définir quels pourraient être les effets concrets d’une telle mesure à partir du moment où la ligne de production serait déjà installée et en régime de fonctionnement. Le marquage des munitions constitue toutefois une avancée indéniable dans la problématique du contrôle des armes légères et illustre l’importance de l’inclusion des munitions dans le processus de marquage et de traçage.

Mais là où le bât blesse, c’est que, même en présence d’un marquage systématique des munitions produites, on est encore loin d’un véritable système de traçage. Le contrôle en effet, ne porte que sur la ligne de production elle-même. Dès que les munitions marquées auront quitté la fabrique, en l’absence d’un système d’enregistrement adéquat des données relatives à chaque étape des transferts et d’un mécanisme de traçage harmonisé dans la région et en Tanzanie, les chances de succès de toute tentative d’enquête restent faibles. De plus, la Région wallonne, tout comme la communauté internationale, n’aura à sa disposition que peu de moyens pour vérifier que les munitions, une fois sorties de la chaîne de production, ne sont pas détournées de leur usage initial ou utilisées pour des violations des droits humains. Sans un véritable traçage vérifiable de l’utilisation des munitions produites, tout peut arriver.

Soulignons une fois de plus qu’il ne faut pas perdre de vue que l’on veut livrer à la Tanzanie une ligne de production, et non pas simplement des munitions. La Région wallonne va donner la possibilité à la Tanzanie d’être ‘auto-suffisante’ en la matière. C’est donc un investissement sur le long terme, et un pari sur l’équilibre politique de ce pays [2] pendant des années, pourtant situé dans une zone plus que troublée. Or l’histoire devrait nous inciter à la prudence : on se rappellera l’utilisation par l’Indonésie d’armes fabriquées sous licence belge au Timor-Est où les manifestants pacifiques qui y furent massacrés périrent sous des balles ‘made in Indonesia’, mais produites grâce au savoir-faire liégeois ; ou encore du cas de l’usine de munitions d’Eldoret au Kenya (équipée par la FN Herstal et New Lachaussée) dans laquelle aucune inspection par des experts de l’ONU enquêtant sur des transferts de matériel militaire à des insurgés rwandais n’a été autorisée par les autorités gouvernementales.

Le fait que la licence devra être renouvelée annuellement est sans doute un élément important, même si, on l’a dit plus haut, les mécanismes de traçage sont encore insuffisants, et que l’évaluation qui présidera à ce renouvellement risque de rester, de facto, incomplète. Reste cette question : en cas de non-renouvellement de la licence, qui paiera les frais ? Cet argent ne serait-il pas plus utilement investi dans une vraie aide au développement ?

Car enfin, la vraie question est là : aider à la construction d’une usine de munitions est-elle la réponse la plus adaptée aux besoins de la population tanzanienne ? L’espérance moyenne de vie dans ce pays, en diminution ces dernières années, est de 43 ans, avec un taux de mortalité infantile avant 5 ans de 165 enfants pour 1000 [3]. La Tanzanie se distingue par une corruption largement répandue, une mauvaise gestion, et une très importante dette extérieure, qui ont freiné le développement économique, sans parler des ravages du SIDA, qui touche entre 10 et 24 % de la population. Les droits des travailleurs sont limités, et le travail des enfants reste un problème sérieux.

Afin d’atteindre les Objectifs du Millénaire, la Ministre des Relations Internationales de la Région wallonne n’aurait-elle pas d’autres technologies ou services plus appropriés à offrir que l’installation d’une nouvelle ligne de production de munitions ?

On a beaucoup glosé sur le fait que « si ce n’est pas nous qui livrons cette usine, d’autres le feront, et n’attendent que cela d’ailleurs ». Cela ne fait que montrer une chose : il est plus que temps qu’entrent en vigueur des instruments internationaux de contrôle, comme le Traité international sur les armes, et son complément indispensable, une réglementation sévère sur le traçage et le marquage des armes et des munitions [4], qui s’appliqueront alors à tous les candidats vendeurs.
Encore un combat dans lequel la Région wallonne, ainsi que toute la diplomatie belge, pourrait s’engager utilement.

Stefaan Declercq Philippe Hensmans
Secrétaire général Oxfam-Solidarité Directeur Amnesty International Belg. francoph.
0476/463053 0475/862061

Notes

[1« Exportation de matériel militaire vers la Tanzanie », Note d’analyse du GRIP, 13 février 2004.
Note disponible sur : http://www.grip.org/bdg/g4526.html

[2Et la Ministre insiste elle-même sur le test que constitueront les prochaines élections.

[3Données de la Banque mondiale pour 2002 et 2003

[4Voir à ce sujet : http://www.controlarms.be, et notamment le dernier rapport d’Amnesty International, Oxfam et IANSA, dans le cadre de leur campagne internationale commune ‘Control Arms’ : « Armes à feu : les femmes en danger ».

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