Malte, parfaite illustration de ce qui pose problème dans la politique migratoire de l’UE

troisième anniversaire

Les chercheurs d’Amnesty International ont rencontré Amara et Kader pour la première fois en septembre 2019, lorsqu’ils étaient emprisonnés au centre de détention pour mineurs de Mtaħleb à Malte. Quelques mois plus tard, nous avons rencontré Abdalla qui, alors âgé de 19 ans, était retenu dans un autre établissement pénitentiaire.

Ils étaient alors trois adolescents, à des milliers de kilomètres de chez eux, s’efforçant de comprendre leur terrible situation et tentant de surmonter plus de traumatismes que la plupart d’entre nous n’en connaitront en une vie : la dureté et la violence de la Libye après une épuisante traversée du désert ; l’horreur d’un voyage en mer dans un canot pneumatique surpeuplé et chancelant qui avait rapidement commencé à se dégonfler ; le choc de découvrir qu’après avoir survécu à un naufrage, ils étaient sur le point d’être renvoyés illégalement en Libye, l’endroit même qu’ils avaient voulu fuir au péril de leur vie ; et, une fois arrivés à Malte, l’arrestation suivie d’une détention de plusieurs mois, y compris dans une prison pour adultes. A l’occasion du troisième anniversaire de leur arrestation [1], Amnesty International s’exprime.

Amnesty International recense depuis plus de dix ans de graves violations des droits humains à l’encontre des réfugié·e·s et des migrant·e·s en Libye et sur la route méditerranéenne centrale. Selon nos recherches, il est clair que le cas d’Abdalla, Amara et Kader incarne tout ce qui a mal tourné dans les politiques migratoires des États membres et institutions de l’UE en Méditerranée centrale et en Libye. Prenons un peu de recul par rapport à leur histoire, afin de la situer dans un contexte qui montrera clairement qu’aucune justice ne pourrait être rendue par la poursuite d’un procès contre ces jeunes hommes.

En raison de l’absence chronique de voies d’accès sûres et légales à l’Europe pour les personnes fuyant la violence, les persécutions et l’extrême pauvreté, absence à laquelle les États membres et les institutions de l’UE n’ont jamais voulu remédier, des centaines de milliers de personnes comme Abdalla, Amara et Kader n’ont eu guère d’autre choix, pendant des années, que de se rendre en Libye, plaque tournante des passeurs, pour entreprendre le périlleux voyage en mer vers l’Europe. Le nombre de victimes sur ce trajet a été si important au cours des dernières années que la route de la Méditerranée centrale est devenue la plus dangereuse au monde. En 2021, 1 553 personnes sont mortes ou ont été portées disparues en mer le long de cette route.

En Libye, les personnes réfugiées et migrantes qui entrent dans le pays pour y trouver du travail ou pour continuer leur trajet vers l’Europe sont piégées dans un cycle de graves atteintes aux droits humains, telles que la détention arbitraire pendant de longues périodes et d’autres formes de privation illégale de liberté, la torture et d’autres mauvais traitements, les homicides illégaux, le viol et d’autres formes de violences sexuelles, le travail forcé et l’exploitation aux mains d’acteurs étatiques et non étatiques, dans un climat d’impunité quasi totale. De nombreux témoignages de ces atteintes et violations ont été recueillis, notamment par des organes de l’ONU.

« Les États membres de l’UE ont sans aucun scrupule donné la priorité à la réduction du nombre de personnes entrant en Europe, plutôt qu’à la protection de leurs droits humains »

Les risques pour les réfugié·e·s et les migrant·e·s en Libye sont tels que, comme l’ont également confirmé des organisations internationales et plusieurs juridictions (notamment la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie, ou la Cour de cassation italienne dans son récent arrêt de décembre 2021 sur l’affaire du Vos Thalassa), la Libye ne peut être qualifiée de « lieu sûr » où les personnes secourues en mer peuvent être débarquées, conformément au droit de la mer. Un « lieu sûr » doit être un endroit où elles seront traitées avec humanité et pourront déposer une véritable demande d’asile. Plus largement, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) considère que personne ne devrait être ramené de force en Libye, quelles que soient les circonstances : le faire constitue une violation du principe de non-refoulement (selon lequel personne, en aucune circonstance, ne peut être ramené dans un endroit où sa sécurité serait menacée). Ces indications du HCR étaient déjà valables lorsque Abdalla, Amara et Kader ont quitté la Libye en 2019. Depuis 2016, les institutions et les États membres de l’UE, bien qu’au courant de la souffrance des réfugié·e·s et des migrant·e·s en Libye, ont sans aucun scrupule donné la priorité à la réduction du nombre de personnes entrant en Europe, plutôt qu’à la protection de leurs droits humains.

Pour cela, ils ont massivement retiré leurs moyens navals de la Méditerranée centrale afin d’éviter toute participation directe aux opérations de sauvetage, qui les aurait obligés à débarquer les personnes secourues en lieu sûr, généralement en Europe. Ils ont entravé et criminalisé les activités de sauvetage des organisations non gouvernementales, supprimant ainsi non seulement des ressources cruciales pour sauver des vies en mer, mais aussi des témoins de l’incapacité persistante des États à sauver et protéger les personnes en Méditerranée centrale. En retardant l’accès à un port sûr pour les personnes secourues et en annonçant des politiques de « ports fermés » visant à endiguer l’immigration, ils ont découragé les navires marchands de respecter leur devoir de sauver des vies en mer. Mais surtout, ils ont encouragé, financé et aidé les autorités libyennes pour qu’elles interceptent des personnes et les ramènent en Libye, dans le but évident de contourner l’interdiction de le faire.

En plus des vedettes et des formations fournies, un élément clé de cette stratégie a été, en décembre 2017, la revendication par la Libye d’une zone libyenne de recherche et de sauvetage (SAR) en Méditerranée centrale, avec le soutien de l’Italie et de l’UE, reconnue par l’Organisation maritime internationale en juin 2018. L’établissement d’une zone SAR libyenne a permis aux États membres de l’UE de déléguer aux autorités libyennes la responsabilité de coordonner des opérations de sauvetage dans cette région, où se déroule la majorité des naufrages. Lorsque l’UE et d’autres autorités maritimes repèrent une embarcation en détresse, elles peuvent à présent laisser la Libye se charger de la coordination du sauvetage. Cette évolution est déterminante, le pays responsable de la coordination étant aussi chargé de donner les instructions aux navires de sauvetage quant au lieu de débarquement des personnes secourues, en général sur son propre territoire, sauf si un autre pays propose volontairement d’utiliser l’un de ses ports, ce qui n’arrive jamais. Elle a mis les capitaines de navires privés dans une situation impossible, car il leur est interdit de débarquer des personnes en Libye, mais ils reçoivent de la part des autorités libyennes l’instruction de le faire, parfois même transmise par les autorités européennes.

Le canot pneumatique dégonflé dans lequel Abdalla, Amara et Kader ont risqué leur vie avec une centaine d’autres personnes le 26 mars 2019 a été secouru dans la zone SAR libyenne nouvellement instaurée, par le navire El Hiblu 1, selon des instructions relayées par un avion déployé par l’opération conjointe EunavforMed Sophia de l’UE pour le compte des autorités libyennes, qui n’étaient pas en mesure de coordonner le sauvetage directement. Le soir même, alors que les personnes secourues commençaient à s’endormir sur le pont, l’avion EunavforMed Sophia a transmis de nouvelles instructions à l’El Hiblu 1, de la part des garde-côtes libyens : se rendre à Tripoli.

« Personne ne devrait risquer la prison à vie pour avoir refusé de retourner vers la torture et la souffrance en Libye »

Amnesty International considère que le rôle joué par les fonctionnaires européens (et notamment les responsables de l’opération EunavforMed Sophia) dans la transmission d’instructions aux capitaines de navires visant à ce qu’ils débarquent les personnes secourues en Libye, et l’assistance plus large offerte par les États membres de l’UE à la Libye dans le but d’y contenir les réfugié·e·s et les migrant·e·s malgré les violations généralisées des droits humains dans ce pays, peuvent constituer une responsabilité en vertu du droit international, pour avoir aidé la Libye à commettre des violations des droits humains.

Dans le tribunal où se poursuit l’enquête concernant Abdalla, Amara et Kader, le silence est assourdissant : personne ne parle de ce qui se serait passé s’ils ne s’étaient pas opposés à la tentative de l’El Hiblu 1 de les ramener à Tripoli, eux et les plus de 100 autres personnes qui, avec eux, avaient survécu aux horreurs de la Libye et à un naufrage. Ils auraient été autant de victimes d’un refoulement illégal. Les politiques européennes visant à confier à la Libye le contrôle des frontières et à contenir les réfugié·e·s et les migrant·e·s dans ce pays ont été des facteurs contribuant directement à ce qui est arrivé sur l’El Hiblu 1. Les réfugié·e·s et les migrant·e·s présents sur ce navire n’avaient pas d’autre choix pour éviter d’être ramenés en Libye pour y subir détention arbitraire, torture et exploitation. S’ils n’avaient pas protesté, ils auraient fait partie des milliers de personnes qui continuent d’être illégalement débarquées en Libye, dont le nombre a atteint un record de 32 425 en 2021.

Une récente jurisprudence dans un cas très similaire est porteuse d’espoir. En décembre dernier, la Cour de cassation italienne a annulé la condamnation de deux hommes africains qui avaient protesté contre la tentative de l’équipage du Vos Thalassa, le navire de commerce qui leur avait porté secours, de les ramener en Libye. La Cour a jugé que leur comportement était justifié par la nécessité de se protéger eux-mêmes ainsi que les 65 autres personnes secourues.

C’est pourquoi nous demandons au procureur général de Malte d’abandonner les poursuites contre les « trois de l’El Hiblu ». Personne ne devrait risquer la prison à vie pour avoir refusé de retourner vers la torture et la souffrance en Libye. C’est pourquoi ils ont tout notre soutien. En 2020, notre mouvement mondial a inclus Abdalla, Amara et Kader dans la campagne Écrire pour les droits d’Amnesty International, afin de leur témoigner notre solidarité grâce à des milliers de lettres envoyées par nos membres et militant·e·s du monde entier, et à une action en ligne, à laquelle 270 000 personnes ont participé, demandant l’abandon des charges retenues contre eux. Nous nous engageons sur le long terme et nous nous réjouissons d’unir nos forces au sein de la Commission pour la libération des Trois de l’El Hiblu, au côté d’autres personnes capables de reconnaître une injustice lorsqu’elles en sont témoins.

Notes

[1Pour plus d’informations sur les préoccupations d’Amnesty International relatives à l’affaire des « trois de l’El Hiblu », aux violations des droits des réfugié·e·s et des migrant·e·s perpétrée par Malte et à la situation des réfugié·e·s et des migrant·e·s en Libye, consultez les documents suivants :
Malta : The El Hiblu 3 Case - Update. The Long Wait for Justice, 26 mars 2021 (index AI : EUR 33/3884/2021) https://www.amnesty.org/en/documents/eur33/3884/2021/en/ ; Malta : Waves of impunity. Malta’s human rights violations and Europe’s responsibilities in the central Mediterranean, 7 septembre 2020 (index AI : EUR 33/2967/2020), https://www.amnesty.org/en/documents/eur33/2967/2020/en/ ; Libye. « Personne ne te cherchera ». La détention abusive des personnes réfugiées et migrantes débarquées en Libye, 15 juillet 2021 (index AI : MDE 19/4439/2021), https://www.amnesty.be/infos/actualites/libye-rapport-migration/

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