Par Mustafa Qadri, chercheur sur le Pakistan pour Amnesty International
Au moins 34 journalistes pakistanais ont été tués en raison de leur travail depuis le rétablissement de la démocratie en 2008. Les responsables ont été déférés à la justice dans une seule de ces affaires. Rien que cette année, cinq journalistes ont été tués et des dizaines d’autres ont reçu des menaces de mort, ont été enlevés et torturés ou ont échappé à des tentatives d’assassinat.
Raza Rumi est au nombre de ceux qui ont été la cible d’une attaque. Commentateur de renom sur les questions liées aux droits humains, il avait pris contact avec Amnesty International le 27 mars pour signaler que son nom figurait sur une liste de personnes à abattre dressée par les talibans. Il avait déclaré : « Je ne sais pas si c’est [une menace] réelle ou juste une tentative de me faire taire, mais je suis très inquiet. »
Le lendemain, deux hommes armés ont ouvert le feu sur la voiture de Raza Rumi alors qu’il rentrait chez lui après son émission de télévision hebdomadaire à Lahore. Il s’est abrité à l’arrière de la voiture sous les rafales de balles et s’en est miraculeusement sorti avec des blessures légères. Son chauffeur, Muhammad Hussain, a été tué et son garde du corps, Anwar Hussain, est resté paralysé.
Les médias pakistanais sont pris en tenailles entre l’État et des acteurs politiques non étatiques concurrents. Comme l’expose un nouveau rapport d’Amnesty International rendu public le 30 avril, dans tout le pays les journalistes vivent dans la peur constante d’être harcelés, enlevés, torturés ou tués. Ceux qui couvrent des sujets touchant à la sécurité nationale ou des questions liées aux droits humains risquent tout particulièrement d’être pris pour cibles par les services de renseignement, des partis politiques ou des groupes armés comme les talibans.
Les attaques contre les médias ne sont pas un phénomène nouveau au Pakistan. Toutefois, les événements qui se sont produits ces dernières semaines ont mis en évidence la crise que connaît le journalisme dans le pays. Le 19 avril, des hommes armés ont tenté d’assassiner Hamid Mir, un animateur populaire de GeoTV, la principale chaîne privée. GeoTV a accusé le Service du renseignement de l’armée pakistanaise (ISI), agence très redoutée, d’être le commanditaire de cette attaque.
L’ISI a nié toute implication et le gouvernement a pris des mesures en vue de fermer GeoTV. L’impasse actuelle rappelle de façon inquiétante la menace permanente de censure qui pèse sur les médias ainsi que sur les journalistes à titre individuel.
Les allégations de GeoTV contre l’ISI doivent être prises au sérieux et seule une enquête approfondie, indépendante et impartiale révèlera l’identité des agresseurs de Hamid Mir. Des dizaines d’autres journalistes ont également pris contact avec Amnesty International pour signaler des cas de harcèlement et de violences qu’ils attribuent au service de renseignement le plus puissant du Pakistan. La plupart ont refusé de rendre leur sort public, car ils craignaient pour leur vie et pour celle de leurs proches.
Nos recherches ont révélé que le harcèlement systématique des journalistes par des agents de l’ISI suit le même schéma : cela commence par des appels téléphoniques menaçants provenant d’agents du service de renseignement. Ceux qui continuent de couvrir des questions sensibles, par exemple les liens présumés entre l’armée et les talibans, sont victimes de harcèlement, d’enlèvement, d’actes de torture, entre autres mauvais traitements. Certains sont même tués. Ces cas pris isolément peuvent paraître ordinaires, mais les nombreux témoignages que nous avons recueillis démontrent une approche méthodique et une très bonne connaissance des cibles ; aucune région du pays n’est sûre pour les victimes. L’armée dément ces accusations, mais seule une enquête indépendante et impartiale sur l’ISI peut déterminer la vérité.
Autre problème grave réside dans les fortes pressions exercées sur les journalistes par des responsables politiques puissants pour qu’ils couvrent les événements de manière favorable. Dans le climat politique instable de Karachi, centre pakistanais des affaires, les journalistes vivent dans la crainte constante d’être malmenés par les talibans pakistanais, par des groupes religieux extrémistes et des partis politiques comme le Muttahida Qaumi Movement (MQM, Mouvement national unifié). Ces groupes sont prêts à tout pour mettre un terme à une couverture médiatique défavorable, depuis le sectionnement des câbles de transmission jusqu’à l’incitation à la violence, voire l’assassinat de journalistes.
Les talibans et les groupes liés à Al Qaida font la loi dans les Zones tribales. Un journaliste a raconté comment il avait été détenu et torturé pendant deux mois par un groupe lié à Al Qaida qui le soupçonnait d’espionnage pour le compte du programme américain de frappes de drones. Il n’a cessé de clamer son innocence pendant un rituel quotidien de torture et a finalement été relâché. L’un de ses tortionnaires a simplement dit par la suite : « Désolé, on s’était trompé. »
Seul un petit nombre des 74 cas sur lesquels Amnesty International s’est penchée ont débouché sur des poursuites ; des condamnations ont été prononcées dans deux cas. Cette inertie a envoyé le message que des acteurs puissants étaient libres de museler les médias en ayant recours à la violence. Cela a eu un effet négatif pour la liberté d’expression et la capacité de la société de discuter ouvertement de questions politiques et sociales, les journalistes pratiquant de plus en plus l’autocensure pour éviter d’être la cible de violence.
Seules des mesures immédiates pour lutter contre l’impunité peuvent endiguer les violences. Le gouvernement pakistanais doit tout d’abord veiller à ce que les responsables de tous les cas de violence, y compris les tentatives d’assassinat médiatisées de Hamid Mir et de Raza Rumi, soient déférés à la justice, quelle que soit leur affiliation.
Les médias doivent également former, soutenir et aider leur personnel, et ne saper les efforts menés par des médias concurrents pour obtenir justice pour leurs journalistes. Si ces mesures ne sont pas prises de toute urgence, on peut craindre que l’intimidation ne réduise au silence un nombre plus important de journalistes pakistanais.