Index AI : AMR 41/012/2006
DÉCLARATION PUBLIQUE
Amnesty International se félicite de la publication du rapport final du Bureau du procureur fédéral spécial enquêtant sur les meurtres de femmes à Ciudad Juárez et de la nomination d’une nouvelle procureure spéciale, Alicia Elena Pérez Duarte, à la tête du nouveau Bureau du procureur spécial du Mexique pour les crimes violents contre les femmes.
L’organisation accueille en particulier avec satisfaction la reconnaissance officielle, dans ce quatrième rapport, de l’absence systématique de prévention et de sanction en ce qui concerne les nombreux crimes perpétrés contre des femmes à Ciudad Juárez, dans l’État de Chihuahua, pendant de nombreuses années.
Cependant, Amnesty International est préoccupée par plusieurs aspects de la méthodologie suivie par le Bureau du procureur spécial, qui fait partie de la Procuraduría General de la República (PGR, Bureau du procureur général de la République), et des conclusions auxquelles il est parvenu. L’organisation est préoccupée en particulier par le fait que, en dépit du nombre d’actes de violence contre des femmes à Ciudad Juárez et du niveau élevé de l’impunité, ce Bureau semble continuer de minimiser l’ampleur des crimes commis contre les femmes et suggère qu’une « perception différente de la réalité » a été élaborée par ceux qui souhaitent attirer l’attention sur ces crimes et sur l’impunité dont jouissent leurs auteurs.
Ces conclusions se fonderaient sur l’examen technico-légal des éléments du dossier d’enquête du Bureau du procureur général de l’État de Chihuahua depuis 1993. Cependant, cet examen n’a pas donné lieu à de nouvelles enquêtes exhaustives, avec nouvelles interrogations des témoins ou collecte de nouveaux éléments.
Il n’en reste pas moins qu’à l’issue de cet examen, 177 représentants de l’État ont été identifiés comme pouvant être responsables de négligence ou d’omission lors des premières enquêtes. Aucune de ces personnes n’a toutefois été déférée à la justice par les autorités de l’État, il y a eu prescription pour chacune d’entre elles.
Les conclusions du PGR semblent également ne pas tenir compte des recommandations des organisations nationales et internationales, ni de celles de la commission spéciale mise en place par le gouvernement pour la prévention et l’élimination de la violence contre les femmes à Ciudad Juárez, qui voulaient que les crimes soient analysés sous un angle tenant compte des questions de genre afin de déterminer si celles-ci avaient motivé et provoqué les crimes commis.
Le PGR semble être parvenu à la conclusion que seuls les crimes impliquant des actes de violence sexuelle - environ 20 p. cent des 379 meurtres recensés - relevaient de la violence liée au genre. La violence au foyer semble ne pas être considérée comme violence liée au genre et être systématiquement exclue de la catégorie violence sexuelle. D’autres meurtres sont classés comme résultant de la violence sociale, concept qui semble exclure, sans plus d’explication, que le genre de la victime ait pu être un facteur du meurtre. Un autre élément qui n’a pas été suffisamment examiné est le rôle joué par le climat de violence contre les femmes et d’impunité, qui peut avoir facilité les crimes.
Amnesty International se félicite de ce que le PGR a passé en revue et ordonné méthodiquement toutes les données des dossiers mais elle regrette qu’il n’ait pas établi de manière transparente une méthodologie tenant compte des questions de genre, ni ouvert ses dossiers afin que son travail puisse être évalué de manière transparente. De ce fait l’examen auquel a procédé le PGR n’a pas comblé certaines des lacunes des premières enquêtes.
Il est également avancé dans le rapport que la structure fédérale de gouvernement au Mexique limite la possibilité qu’a légalement le PGR d’enquêter directement sur ces affaires ou de demander des comptes aux autorités d’un État. Cependant, même dans les 24 cas où le PGR exerçait directement sa compétence, le rapport ne fait état d’aucun progrès notable dans la poursuite en justice des auteurs présumés. Amnesty International reconnaît les limites de la justice nationale, mais celles-ci ne sauraient en aucun cas dispenser l’État mexicain de ses responsabilités en ce qui concerne le respect des normes internationales relatives aux droits humains.
La situation à Ciudad Juárez demeure extrêmement préoccupante avec au moins 28 meurtres de femmes signalés l’année dernière et un niveau d’impunité qui demeure élevé, en particulier pour les affaires commises par le passé. Le PGR n’a pas passé en revue les cas de la ville de Chihuahua et n’a pas procédé non plus au réexamen systématique des affaires dans lesquelles les personnes accusées ou reconnues coupables de meurtre ont allégué qu’on les avait torturées en vue de leur extorquer de faux aveux. Le PGR ne fait pas mention directement dans son dernier rapport de ces allégations de torture ou de mauvais traitements, montrant une fois de plus l’inertie qui règne au Mexique quand il s’agit de demander aux auteurs de tels crimes de rendre des comptes.
Amnesty International n’a cessé de dire que le climat de violences contre les femmes et d’impunité qui régnait à Ciudad Juarez et Chihuahua était de nature complexe, qu’il impliquait de nombreux types de crimes et de criminels et qu’il faisait apparaître de nombreuses défaillances institutionnelles en matière de prévention et de sanction réelle des responsables. C’est grâce aux familles des victimes qui ont lutté sans relâche en faveur de la justice que l’attention de la communauté nationale et internationale s’est finalement portée sur cette situation.
Complément d’information
En 2003, Amnesty International a publié un rapport intitulé Intolerable Killings : 10 years of abductions and murders of women in Ciudad Juarez et Chihuahua (index AI : AMR 41/026/2003, http://web.amnesty.org/library/index/engamr410262003), dans lequel elle décrivait les meurtres et enlèvements de femmes à Ciudad Juárez et Chihuahua. Le rapport concluait que 370 femmes avaient été tuées dans une variété de contextes et qu’il était possible qu’un tiers de ces meurtres aient impliqué des actes de violence sexuelle. Dans de très nombreux cas, les auteurs présumés de ces agissements n’ont pas été déférés à la justice et des doutes subsistent quant à la rigueur de la procédure, des allégations de torture ayant été formulées. La campagne en faveur de la justice que mènent depuis longtemps les familles des victimes a joué un rôle essentiel dans les maigres progrès réalisés à ce jour.