• Des Rohingyas affirment que l’Armée d’Arakan les a expulsés de chez eux et a tué des civil·e·s
• Il y a un besoin urgent de soutien international et d’aide humanitaire, alors que des milliers de nouveaux arrivants sont en quête de protection au Bangladesh
• Le Bangladesh doit s’abstenir de renvoyer les Rohingyas au Myanmar, où des frappes aériennes aveugles de l’armée font également des victimes civiles
Les réfugié·e·s rohingyas nouvellement arrivés au Bangladesh ont besoin d’urgence de nourriture, d’abris et de soins médicaux, leur communauté subissant les pires violences depuis la campagne déclenchée par l’armée du Myanmar en 2017, a déclaré Amnesty International le 24 octobre 2024.
Des témoignages révèlent que les familles rohingyas contraintes de quitter leur foyer au Myanmar sont prises au piège d’affrontements de plus en plus violents entre l’armée du Myanmar et l’Armée d’Arakan, l’un des nombreux groupes armés qui s’opposent à la junte. Des centaines de milliers de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays et des dizaines de milliers de Rohingyas, sans cesse plus nombreux, ont franchi la frontière ou attendent de le faire pour se réfugier au Bangladesh.
« Une fois encore, les Rohingyas sont chassés de chez eux et meurent dans des circonstances qui rappellent tristement l’exode de 2017. Parmi les personnes rencontrées, certaines ont confié avoir perdu des parents, des frères et sœurs, des conjoints, des enfants et des petits-enfants alors qu’ils fuyaient les combats au Myanmar. Mais cette fois-ci, ils sont persécutés sur deux fronts, par le groupe armé rebelle de l’Armée d’Arakan et par l’armée du Myanmar, qui enrôle de force les hommes rohingyas, a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International.
« Ceux qui ont la chance de parvenir jusqu’au Bangladesh n’ont pas assez à manger, n’ont pas d’endroit décent où dormir, ni même de vêtements à eux. »
Le coup d’État militaire de 2021 au Myanmar a eu des répercussions catastrophiques sur les droits humains. L’armée du Myanmar a tué plus de 5 000 civil·e·s et procédé à plus de 25 000 arrestations. Depuis, Amnesty International a recueilli des informations sur les frappes aériennes menées sans discrimination par l’armée du Myanmar, sur les actes de torture et les mauvais traitements infligés en prison, sur les sanctions collectives et sur les arrestations arbitraires.
La récente escalade de la violence dans l’État d’Arakan, au Myanmar, a débuté en octobre 2023 lorsque l’Armée d’Arakan et deux autres groupes armés ont lancé une contre-offensive rebelle, qui constitue la plus grande menace pour la junte depuis le coup d’État de 2021. L’armée du Myanmar a réagi en intensifiant les frappes aériennes aveugles qui tuent, blessent et déplacent des civil·e·s.
Les conséquences pour l’État d’Arakan, où vivent encore une grande partie des 600 000 Rohingyas du Myanmar, ont été très dures, des villes se transformant en champs de bataille.
De nombreux Rohingyas, dont des enfants, qui fuyaient les violences pour se rendre au Bangladesh se sont noyés lors de la traversée en bateau
Au Bangladesh, les autorités renvoient vers le Myanmar les Rohingyas qui fuient le conflit ; quant à ceux qui parviennent jusqu’aux camps au Bangladesh, ils racontent la pénurie criante de produits et services essentiels.
En septembre 2024, Amnesty a interrogé, individuellement ou en groupe, 22 personnes qui s’étaient récemment réfugiées au Bangladesh, rejoignant ainsi plus d’un million de réfugié·e·s rohingyas, la majorité d’entre eux étant arrivés en 2017 ou avant.
Selon ces nouveaux arrivants, l’Armée d’Arakan a tué illégalement des civil·e·s rohingyas ou les a chassés de leurs maisons, les exposant ainsi aux attaques – des allégations que le groupe armé dément. Ces attaques contre les Rohingyas s’ajoutent aux frappes aériennes aveugles de l’armée du Myanmar, qui tuent des civil·e·s rohingyas et rakhines.
De nombreux Rohingyas, dont des enfants, qui fuyaient les violences pour se rendre au Bangladesh se sont noyés lors de la traversée en bateau.
Le Bangladesh procède à des renvois forcés illégaux, aggravant la situation désastreuse des Rohingyas
Les personnes interrogées par Amnesty International au Bangladesh avaient récemment fui la municipalité de Maungdaw, dans le nord de l’État d’Arakan, que l’Armée d’Arakan a tenté de reprendre à l’armée du Myanmar après s’être emparée de la municipalité de Buthidaung au mois de mai.
Beaucoup ont survécu à une attaque au drone et au mortier qui a eu lieu le 5 août sur les rives du fleuve Naf, séparant le Myanmar et le Bangladesh.
Toutes les personnes interrogées ont insisté sur le fait que leur priorité absolue était désormais d’avoir accès aux services de base dans le camp – aide, abri, argent, sécurité, alimentation et soins de santé notamment.
En outre, elles étaient terrifiées à l’idée d’être renvoyées au Myanmar. Or, Amnesty International a constaté que les gardes-frontières bangladais ont renvoyé de force des Rohingyas fuyant les violences, en violation du principe de non-refoulement inscrit dans le droit international, qui interdit de renvoyer ou de transférer une personne vers un pays où elle risque de subir de graves violations des droits humains.
Un Rohingya de 39 ans a expliqué qu’il avait fui Maungdaw avec sa famille le 5 août. Le 6 août au petit matin, leur bateau se trouvait près de la côte bangladaise et a commencé à prendre l’eau avant de se retourner. Des habitant·e·s lui ont raconté par la suite que les gardes-frontières bangladais les avaient empêchés de leur venir en aide.
« Les gardes-frontières étaient proches, mais ils ne nous ont pas aidés », a déclaré cet homme.
Il a ajouté qu’il s’est évanoui, avant de se réveiller sur la plage, avec comme vision des cadavres rejetés sur le rivage. Il a ensuite découvert que ses six enfants, âgés de 2 à 15 ans, s’étaient noyés. Sa sœur a également perdu six de ses enfants.
Les gardes-frontières bangladais l’ont arrêté. Le lendemain soir, il a été renvoyé au Myanmar, tout comme ses compagnons d’infortune, où ils ont trouvé un autre bateau et sont rentrés. D’après des estimations crédibles, plus de 5 000 cas de refoulement ont été recensés cette année, le pic faisant suite aux attaques du 5 août.
« Nous avons tout le temps peur de nous déplacer d’un endroit à l’autre parce que nous n’avons pas de papiers »
« Renvoyer des personnes dans un pays où elles courent un risque réel d’être tuées constitue non seulement une violation du droit international, mais cela les oblige également à prendre encore plus de risques pendant le trajet pour éviter d’être repérées, par exemple en voyageant de nuit ou en empruntant des itinéraires plus longs », a déclaré Agnès Callamard.
Les Rohingyas qui sont parvenus jusqu’aux camps de réfugiés vivent de la générosité de leurs proches sur place. Les nouveaux, en particulier, se disent inquiets de ne pas pouvoir s’enregistrer auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) afin de bénéficier d’une aide vitale. Ainsi, beaucoup n’ont pas de repas et n’osent pas sortir dehors de peur d’être expulsés, même lorsqu’ils ont besoin de soins médicaux.
Par ailleurs, les personnes interrogées ont mentionné la détérioration de la sécurité dans les camps, notamment due à la présence de deux groupes armés rohingyas : l’Organisation de Solidarité Rohingya (RSO, Rohingya Solidarity Organisation) et l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA). Du fait de l’évolution de la dynamique du conflit dans l’État d’Arakan au Myanmar, certains militants rohingyas se sont alignés sur la junte birmane. Par conséquent, les réfugiés rohingyas au Bangladesh craignent qu’eux-mêmes ou des membres de leur famille ne soient capturés, ramenés de force et enrôlés pour y combattre.
La grande majorité d’entre eux espère être réinstallés dans un pays tiers.
« Nous avons tout le temps peur de nous déplacer d’un endroit à l’autre parce que nous n’avons pas de papiers. Nous sommes de nouveaux arrivants ici, et nous avons entendu parler de personnes qui ont été kidnappées », a expliqué une femme de 40 ans.
« Le gouvernement intérimaire du Bangladesh et les organisations d’aide humanitaire doivent travailler ensemble pour que tous puissent avoir accès aux services essentiels tels que l’alimentation, les abris adéquats et les soins médicaux, a déclaré Agnès Callamard.
« Le Bangladesh doit également veiller à ne pas renvoyer de force des personnes dans un contexte d’escalade du conflit. Dans l’intervalle, la communauté internationale doit intervenir et fournir des fonds et de l’aide à ceux qui vivent dans les camps de réfugié·e·s. »
Lors d’une rencontre avec Amnesty International, des responsables bangladais ont rejeté les allégations de refoulement, assurant que les gardes-frontières « interceptent » ceux qui tentent de franchir la frontière. Ils ont insisté sur le fait que le pays ne peut plus accueillir davantage de réfugié·e·s rohingyas.
Violations commises par l’Armée d’Arakan et l’armée du Myanmar
L’armée du Myanmar persécute les Rohingyas depuis des décennies et les a expulsés en masse en 2017. Elle les oblige désormais à s’enrôler dans le cadre d’une loi sur le service militaire applicable à l’ensemble du pays. Elle aurait également conclu un pacte de « paix » informel [1] avec l’Organisation de Solidarité Rohingya, un ancien groupe armé rohingya qui est réapparu en tant que force au cours des derniers mois. Ces évolutions complexes attisent encore les tensions entre les Rohingyas et les Rakhines, que l’Armée d’Arakan prétend représenter.
La recrudescence des combats dans tout le pays donne lieu à des allégations de plus en plus nombreuses de violations commises par des groupes armés luttant contre l’armée du Myanmar. De nombreux Rohingyas, pris au piège entre les deux camps, témoignent des conséquences fatales de cette situation.
« Chaque fois qu’il y a un conflit, nous sommes les victimes », a déclaré un Rohingya interrogé.
D’après le témoignage d’un commerçant de 42 ans, le 1er août, une munition d’origine inconnue a atterri devant sa maison à Maungdaw, tuant son fils de 4 ans. Le 6 août, des combattants de l’Armée d’Arakan – il a pu les identifier grâce à leurs insignes – sont entrés dans son village à Maungdaw et ont déplacé toutes les familles hindoues et bouddhistes vers une autre zone déclarée sûre, laissant les familles rohingyas sur place.
« Ils ont commencé à semer le trouble dans le village [s’en servant comme base pour lancer des attaques], ce qui nous a obligés, nous les familles musulmanes, à partir le 7 août. Nous étions le seul groupe ethnique encore présent dans le village. On dirait bien que c’était intentionnel de leur part », a-t-il expliqué.
« J’ai eu l’impression qu’ils préparaient le terrain pour nous faire tuer »
Il s’est ensuite réfugié dans le centre de Maungdaw et, le 15 août, il a déclaré avoir vu des « snipers » de l’Armée d’Arakan abattre deux civils rohingyas. « J’ai vu l’Armée d’Arakan abattre une femme sur place en ouvrant le feu sur elle alors qu’elle allait chercher de l’eau dans un étang [...] Et il y avait un homme qui était assis et fumait devant chez lui, et il a lui aussi été tué d’une balle en pleine tête. »
En réponse aux questions d’Amnesty International, l’Armée d’Arakan a déclaré le 13 octobre que ces allégations n’étaient ni fondées ni crédibles. Le groupe armé assure avoir lancé des avertissements demandant à la population de quitter Maungdaw avant ses opérations et a aidé des habitant·e·s à évacuer, a donné pour instruction à ses soldats de faire la distinction entre civils et combattants, et a pris des mesures disciplinaires en cas de manquement.
Depuis la fin de l’année dernière, Amnesty International a recueilli séparément des informations sur les frappes aériennes de l’armée du Myanmar ayant tué des civils et détruit des infrastructures civiles dans l’État d’Arakan. Cette année, l’impact de la conscription des Rohingyas par l’armée birmane vient s’ajouter à la discrimination et à l’apartheid historiques et systémiques dont ils étaient déjà victimes.
« Je me sentais vraiment mal qu’ils nous impliquent dans leur combat, alors que nous n’avons rien à y voir. J’ai eu l’impression qu’ils préparaient le terrain pour nous faire tuer », a déclaré un marchand de bestiaux de 63 ans.
Des familles entières anéanties
Le 5 août 2024, l’intensité des bombardements et des échanges de tirs entre l’armée du Myanmar et l’Armée d’Arakan a contraint des dizaines d’habitant·e·s de Maungdaw à se réfugier dans des maisons plus solides, près du fleuve Naf, à la frontière avec le Bangladesh.
Se remémorant cette journée, le marchand de bétail rohingya a raconté que l’Armée d’Arakan « se rapprochait de notre village, prenant le contrôle des villages alentour [...] Ils faisaient voler des drones dans le ciel, les maintenant là-haut pendant près d’une heure, et ils pouvaient larguer des bombes depuis ces drones à tout moment et où ils le voulaient grâce à une télécommande. Ils ont tué tellement de gens. »
Cet après-midi là, beaucoup ont raconté avoir vu un drone et entendu de multiples explosions. Le marchand de bétail a témoigné avoir entendu 8 à 10 explosions, et les bombes explosaient « avant même de toucher le sol ». Il a vu un petit appareil sans pilote voler près de la foule, qui ressemblait à « un drone de forme arrondie », avec quelque chose attaché en-dessous.
Sa femme, sa fille, son gendre et deux de ses petits-enfants ont été tués, tandis que le plus jeune de ses petits-enfants, âgé d’un an, a été grièvement blessé : il a fallu l’amputer du bas de la jambe gauche, au niveau du genou, au Bangladesh.
la « grosse bombe » qui a tué les membres de sa famille « est arrivée en volant »
Une jeune femme de 18 ans, originaire de Maungdaw, a déclaré avoir perdu ses deux parents et deux de ses sœurs, âgées de sept et cinq ans, lors de l’explosion. Au moment de l’attaque, son père portait l’une de ses sœurs et sa mère la deuxième. Lorsqu’ils ont atteint le rivage de Maungdaw dans l’après-midi, à la recherche de bateaux pour passer au Bangladesh, une explosion s’est produite.
« Nous nous sommes vite cachés dans la boue, on s’est assis dans l’eau boueuse, puis une autre bombe a explosé, tuant mes parents, mes sœurs et beaucoup d’autres, a-t-elle déclaré. J’ai tout vu de mes propres yeux – mes parents et mes sœurs ont été tués, touchés par des éclats de la bombe. »
Bien qu’elle n’ait pas vu de drone, elle affirme que la « grosse bombe » qui a tué les membres de sa famille « est arrivée en volant ». Ce bruit n’a cessé de la hanter depuis lors. Elle a vu environ 200 corps sur le rivage, un chiffre cité séparément par une autre personne interrogée.
Quasiment toutes les personnes avec lesquelles Amnesty International s’est entretenue ont déclaré avoir perdu au moins un membre de leur famille alors qu’ils tentaient de fuir le Myanmar. Les dossiers médicaux communiqués à Amnesty International dans les jours qui ont suivi l’attaque attestent que des patient·e·s ont été soignés pour des blessures causées par l’explosion d’une bombe après leur arrivée au Bangladesh. Depuis le mois d’août, on note une augmentation considérable des soins prodigués pour des blessures de guerre à ceux qui fuient le Myanmar.
L’Armée d’Arakan a répondu à Amnesty International, indiquant que l’armée du Myanmar et les groupes armés affiliés étaient probablement les principaux responsables et que les témoins oculaires ou les survivants pouvaient être affiliés à des organisations militantes.
« L’Armée d’Arakan doit permettre une enquête indépendante, impartiale et efficace sur les éventuelles violations commises au cours de ses opérations. L’Armée d’Arakan et l’armée du Myanmar sont tenues de respecter le droit international humanitaire, a déclaré Agnès Callamard.
« Nous demandons une nouvelle fois au Conseil de sécurité des Nations unies de saisir la Cour pénale internationale de l’ensemble de la situation au Myanmar. »