Ces derniers mois, Amnesty International a mené des entretiens approfondis avec 17 personnes qui continuent de prendre part à des manifestations non violentes dans cinq États et régions du Myanmar. Elles viennent de tout un éventail de groupes contestataires, notamment d’organisations de défense des droits des femmes et des personnes LGBTQ.
L’une des méthodes de contestation les plus populaires sont les « flash mobs » : des militant·e·s courent dans les rues pendant quelques minutes avant de se disperser pour éviter de se faire tirer dessus, d’être arrêtés ou de se faire rentrer dedans par des véhicules militaires.
La population organise également des grèves silencieuses à travers le pays : les boutiques et les entreprises ferment, les rues se vident et les citoyen·ne·s restent chez eux pour montrer leur désaccord avec la junte militaire.
Au Myanmar, les militant·e·s et les défenseur·e·s des droits humains distribuent des tracts dans les bus, postent des messages hostiles à l’armée sur les murs au moyen d’autocollants ou de peinture à la bombe, et encouragent les boycotts de biens et de services ayant des liens avec l’armée.
« Ces militant·e·s ont besoin de toute urgence du soutien de la communauté internationale sous la forme d’un embargo total sur les armes en vue d’empêcher l’armée du Myanmar d’utiliser des armes de guerre pour tuer des manifestant·e·s pacifiques, a déclaré Emerlynne Gil, directrice régionale adjointe des recherches à Amnesty International.
« Ces militant·e·s ont besoin du soutien de la communauté internationale sous la forme d’un embargo total sur les armes en vue d’empêcher l’armée du Myanmar d’utiliser des armes de guerre pour tuer des manifestant·e·s pacifiques »
« L’ANASE doit engager la junte militaire du Myanmar à mettre fin à toute violence contre les manifestant·e·s pacifiques, conformément au Consensus en cinq points, qui est au point mort. Elle doit le faire maintenant afin d’éviter de nouvelles souffrances à la population.
« Enfin, elle doit continuer de condamner sans équivoque toutes les violations des droits humains au Myanmar et réclamer la libération de toutes les personnes arbitrairement détenues. »
« Ils ont essayé de me percuter »
Dans les jours qui ont suivi le coup d’État, Amnesty International et de nombreuses organisations de défense des droits humains ont exhorté l’armée à cesser de recourir à l’usage illégal de la force meurtrière contre les manifestant·e·s pacifiques. Les violences ont depuis incité de nombreuses personnes à rejoindre les groupes de résistance armée, actifs à travers tout le pays.
Amnesty International appelle l’armée à faire preuve de retenue et à respecter le droit international, et la police à assumer pleinement sa mission de maintien de l’ordre.
Ces appels sont restés sans suite. Plus de 1 700 personnes ont désormais été tuées et plus de 13 000 arrêtées depuis que l’armée a pris le pouvoir, selon l’Association pour l’assistance aux prisonniers politiques.
Les militant·e·s et les défenseur·e·s des droits humains interrogés par Amnesty International ont décrit avoir été témoins ou avoir subi des violences imputables aux forces militaires pendant les manifestations, notamment des fusillades, des coups et des tentatives de foncer avec des véhicules sur les rassemblements.
La réaction brutale de l’armée a eu un impact énorme sur le mouvement de contestation non violent. Durant le dernier trimestre 2021, on a noté une baisse très importante du nombre de personnes qui se sont jointes aux manifestations dans les rues.
« Nous sommes passés de dizaines de milliers à des milliers, puis de milliers à des centaines, et de centaines à une vingtaine », a déclaré Thiri*, étudiante à l’université de Mandalay. Elle ne s’intéressait pas à la politique avant le coup d’État, mais est maintenant l’une des leaders d’un groupe de femmes qui protestent.
« Les militant·e·s [...] ont décrit avoir été témoins ou avoir subi des violences imputables aux forces militaires pendant les manifestations, notamment des fusillades, des coups et des tentatives de foncer avec des véhicules sur les rassemblements »
Toutefois, le nombre réduit de manifestant·e·s qui descendent dans les rues est aussi une question de stratégie. D’après certains militant·e·s avec lesquelles s’est entretenue Amnesty International, ils organisent délibérément des rassemblements en plus petits groupes pour que tout le monde soit en sécurité.
Rina, étudiante à l’université et membre du Comité général de grève à Rangoon, a déclaré qu’il était devenu « trop dangereux » de manifester en grands groupes.
Elle a participé à une flash mob avec une vingtaine de personnes le 5 décembre 2021. Ce jour-là, alors qu’ils se rassemblaient, un camion militaire leur a foncé droit dessus. « Alors que je courais, j’ai vu d’autres personnes qui participaient à la flash mob se faire percuter [par le camion militaire]. Certains roulaient sur le trottoir. »
Dans la capitale de l’État kachin, Myitkyina, un étudiant qui manifeste avec le Syndicat des étudiants de l’Université de Myitkyina a déclaré qu’ils sortent généralement en plus petits groupes parce que « s’il y a trop de monde dans la manifestation, il est plus facile de se faire arrêter ».
Zin Mar, une autre étudiante universitaire qui est leader de la contestation à Monywa, a déclaré que bien que son groupe ait parfois dû réduire le nombre de personnes manifestant pour des raisons de sécurité, ils sont déterminés à continuer. « Nous sortirons toujours dans les rues dès que nous le pourrons », a-t-elle déclaré.
Min Thu, lycéen qui est membre dirigeant du Comité de grève de la jeunesse de Mandalay, a vu des véhicules banalisés qui, selon lui, appartiennent à l’armée et à la police, accélérer et foncer sur les manifestant·e·s en trois occasions au moins. En octobre 2021, une moto a manqué de le percuter alors qu’il était sur le point de rejoindre une manifestation.
« Juste avant de démarrer la manifestation, ils ont essayé de me percuter [avec le véhicule] par devant, a déclaré Min Thu. J’y ai échappé en me faufilant dans la rue la plus proche, puis ils sont descendus de leur véhicule et ont pointé leurs armes sur moi. Ils ne m’ont pas tiré dessus parce qu’ils avaient bloqué tous les angles et ils pensaient qu’ils allaient m’arrêter. » En fait, il a réussi à s’échapper par une rue adjacente et s’est enfui de justesse.
Dans les municipalités de Salingyi et Yinmarbin, dans la région de Sagaing, le poète et ingénieur Yar Zar organise régulièrement des manifestations dans les villages pour protester depuis mars 2021, et a participé à deux manifestations au cours desquelles des soldats et des policiers ont ouvert le feu sur la foule.
Afin d’éviter de rencontrer des soldats, son équipe et lui-même préparent minutieusement les itinéraires le long de rues étroites, sans pavés. Yar Zar est l’une des personnes à avoir expliqué qu’ils comptent aussi sur des volontaires pour vérifier l’itinéraire et s’assurer qu’il est dégagé avant de manifester.
« Lorsque nous manifestons dans le village, certains jouent le rôle de guetteurs et nous escortent afin d’éviter les militaires. Une fois qu’ils sont passés, nous redémarrons la manifestation », a déclaré Phyu, leader de la contestation dans un village de la municipalité de Thayetchaung, dans la région de Tanintharyi.
Les groupes de contestation distribuent également des tracts et se servent des réseaux sociaux pour appeler au boycott des biens et des services ayant des liens avec l’armée, et diffusent des messages dénonçant le coup d’État dans les espaces publics.
Une vie à fuir
De nombreux militant·e·s ont raconté qu’ils se sentaient constamment observés et suivis par des informateurs civils appelés dalans ou par des soldats et des policiers en civil se déplaçant à bord de véhicules banalisés.
Selon Myat Min Khant, de la Fédération des syndicats étudiants de Birmanie (ABFSU), des militaires et des policiers traînent dans les rues, déguisés en vendeurs de fruits ou en chauffeurs de cyclopousse, de moto ou de taxi, et se fondent dans la population afin de surveiller quiconque ose exprimer une opinion dissidente.
En outre, il y a de nombreux postes de contrôle dans les villages et les villes à travers le pays. Des gens sont arrêtés au hasard et les soldats et les policiers fouillent leurs affaires. Ainsi, les militant·e·s laissent leurs appareils chez eux ou suppriment les messages et les applications sur leurs appareils lorsqu’ils sortent, de peur d’être arrêtés.
La surveillance de l’armée s’ajoute aux difficultés s’agissant d’organiser les manifestations, selon Moe Thouk, l’un des responsables du mouvement de contestation au sein du Comité de grève générale à Yangon.
Ils se servent de caméras de vidéosurveillance pour suivre les militant·e·s, emploient des dalans dans chaque circonscription pour recueillir des informations et arrêtent les militant·e·s alors qu’ils sont habillés en civil, a-t-il raconté. « Ils traînent dans les parages habituels des manifestations. Nous devons choisir soigneusement le bon endroit [pour manifester] et nous comptons sur les éclaireurs pour la sécurité », a déclaré Moe Thouk.
La plupart des militant·e·s qui se sont entretenus avec Amnesty International ont déclaré qu’ils ont quitté leur foyer pour des raisons de sécurité et plusieurs d’entre eux n’ont pas pu du tout rentrer chez eux depuis février 2021.
« Si je rentre chez moi, il se peut que les militaires soient là à m’attendre pour m’arrêter, a déclaré Nan Lin, de l’University Students’ Union Alumni Force. Même ma famille ne sait pas où je suis. »
BP, un leader qui manifeste dans les rues de Kalay, dans la région de Sagaing, tous les jours depuis le 7 février 2021, a raconté qu’un convoi de cinq véhicules remplis de soldats ont fait une descente au domicile de sa famille trois fois le même jour en septembre 2021. Il est l’un des quatre manifestant·e·s interrogés qui ont déclaré que leurs maisons ont été visées par une descente après qu’ils sont partis et sont entrés en clandestinité.
« La plupart des militant·e·s ont déclaré qu’ils ont quitté leur foyer pour des raisons de sécurité et plusieurs d’entre eux n’ont pas pu du tout rentrer chez eux depuis février 2021 »
Cependant, s’ils ont peur de rentrer chez eux, la plupart ont déclaré qu’il est de plus en plus difficile de trouver des lieux sûrs pour se cacher. BP a indiqué qu’il voit régulièrement des étrangers – selon lui, des informateurs en civil – traîner dans le quartier où des militant·e·s séjournent ou les suivre à moto, équipés de talkies-walkies.
U Yaw, moine de la région d’Ayeyarwady qui manifeste activement depuis les premiers jours qui ont suivi le coup d’État, est entré en clandestinité depuis mars 2021 lorsque son monastère a fait l’objet d’une descente. Durant ce raid, alors que U Yaw s’était caché dans des toilettes, il a entendu les soldats dire que s’ils le trouvaient, ils devraient « juste l’abattre et se débarrasser de lui ».
Il s’est enfui à Mandalay et a recommencé à manifester, mais les soldats et les policiers ont fait une descente dans le monastère où il s’était caché en juin. Il s’est réfugié dans un autre monastère où les soldats et les policiers ont fait irruption en septembre 2021.
Il s’est échappé juste à temps, mais les soldats et les policiers ont saisi ses papiers d’identité et son argent. U Yaw continue de manifester malgré les risques.
Des menaces visant les membres des familles
Dans de nombreux cas, des membres des familles et des proches des militant·e·s ont été placés en détention lorsque ceux-ci restaient introuvables. Ainsi, la mère âgée de 94 ans d’un responsable politique et la fillette de quatre ans d’un militant·e ont été appréhendées, selon les médias.
En avril 2021, des soldats et des policiers ont fait irruption au domicile d’Arkar, un militant entré en clandestinité.
« Parce qu’ils ne pouvaient pas me trouver ni m’arrêter, ils ont arrêté ma mère, a-t-il expliqué. J’ai reçu un appel du poste de police et ils m’ont dit que je devais me rendre en échange de la liberté de ma mère. »
Arkar ne s’est pas rendu et ses proches ont pu négocier la libération de sa mère le lendemain, en versant un pot-de-vin. La famille d’Arkar a depuis déménagé et s’est installée dans un nouveau logement pour éviter d’autres représailles. Il est l’une des quatre personnes à avoir déclaré à Amnesty International que leurs familles ont été contraintes de quitter leur foyer pour des raisons de sécurité.
En novembre 2021, l’armée a tenté d’effectuer une descente au domicile d’un autre leader des manifestations entré en clandestinité. « Lorsqu’ils sont arrivés, ils ont commencé à tirer, mais ils se sont trompés de maison. Ils sont allés chez nos voisins par erreur et une femme a été tuée par les tirs », a-t-elle déclaré.
Sa famille a pu s’échapper mais elle ne les contacte pas, de peur de mettre leurs vies encore plus en danger. Elle se déplace actuellement sans cesse et a beaucoup de mal à dormir car elle a peur d’être arrêtée.
« Nous devons être vigilants 24 heures sur 24. Un simple chat qui saute sur le toit nous fait sursauter. Lorsque nous sortons, nous craignons d’être appréhendés et lorsque nous sommes dans la maison, nous avons peur qu’ils viennent et nous arrêtent. Nous avons complétement perdu tout sentiment de sécurité », a-t-elle expliqué.
Pourtant, elle reste déterminée à continuer d’organiser des manifestations pacifiques. « Je ne peux pas rester sans rien faire lorsque je vois cette injustice », a-t-elle confié.
De nombreux militant·e·s demeurent résolus à continuer de manifester de manière non violente.
« Malgré les immenses dangers et difficultés, de nombreux militant·e·s et défenseur·e·s des droits humains choisissent de rester au Myanmar et ne faiblissent pas dans leur détermination à manifester pacifiquement et à exprimer leur dissidence », a déclaré Emerlynne Gil.
Beaucoup assurent qu’ils continuent de manifester pacifiquement parce qu’ils veulent inciter d’autres personnes dans le pays à agir et donner de l’espoir à la population. « La principale raison pour laquelle je continue de manifester, c’est pour que les gens ne soient pas divisés et ne perdent pas leur enthousiasme, et pour qu’ils puissent trouver de la force en nous voyant », a déclaré U Yaw, moine à Mandalay.
« Même si nos vies sont en danger, nous choisissons de poursuivre le combat. Nous continuerons de demander au monde de nous aider parce que des gens se font tuer au Myanmar », a déclaré Zin Mar, leader de la contestation à Monywa.