Tunisie, il faut libérer les personnes arrêtées dans le cadre de la dernière vague répressive

Tunisie, il faut libérer les personnes arrêtées dans le cadre de la dernière vague répressive

Le 30 mars, un tribunal tunisien a refusé la demande de libération provisoire déposée par les avocats de huit personnes détenues dans le cadre d’une enquête pour des allégations de conspiration.

Les autorités tunisiennes doivent abandonner une enquête pénale visant au moins 17 personnes, notamment des opposant·e·s politiques au président Kaïs Saïed, sur la base d’accusations infondées de complot, et libérer toutes les personnes appréhendées dans le cadre de l’enquête, a déclaré Amnesty International jeudi 30 mars, alors qu’un tribunal devait examiner une requête déposée par les avocat·e·s de la défense en faveur de la mise en liberté provisoire de huit de ces personnes.

Cette enquête est l’une des attaques les plus ouvertement hostiles menées par les autorités contre l’opposition depuis le coup de force du président en 2021. Figurent parmi les personnes visées des membres de partis d’opposition, des militant·e·s politiques, des avocats et le directeur d’une station de radio populaire, connue pour avoir donné une tribune aux critiques visant le président Saïed. Le président Kaïs Saïed a publiquement qualifié [1] les personnes arrêtées de « terroristes » et les a accusées [2] de conspirer dans le but d’attaquer l’État et de fomenter des tensions sociales. Un juge du tribunal antiterroriste de Tunisie enquête actuellement sur elles en vertu de lois prévoyant de lourdes peines de prison et la peine de mort. Un tribunal devait déterminer le bien-fondé de la détention provisoire de huit de ces personnes le 30 mars.

« À peine 12 ans après que le peuple tunisien s’est révolté en faveur de la dignité et des libertés fondamentales, on constate que les autorités en sont revenues à de vieilles tactiques répressives à une vitesse alarmante. Arrêter et incarcérer des opposant·e·s sur la base de vagues accusations envoie le message sinistre que personne en Tunisie ne peut librement exprimer ses opinions sans craindre des atteintes aux droits humains, notamment des arrestations et détentions arbitraires », a déclaré Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.

« Les autorités se servent de plus en plus souvent des tribunaux afin de s’en prendre aux personnes critiquant le président Saïed, tandis que le président ne cesse d’œuvrer afin de placer les tribunaux sous son influence. Les autorités tunisiennes doivent immédiatement libérer toutes les personnes incarcérées si elles ne peuvent produire d’éléments crédibles attestant que des infractions reconnues par le droit international ont été commises, et clore les enquêtes visant ces personnes », a déclaré Heba Morayef.

Les autorités ont arrêté au moins 12 personnes dans le cadre de l’enquête pour complot présumé. Leurs incarcérations se sont inscrites dans unevague plus large d’arrestations visant des personnalités publiques depuis le 11 février. La police a appréhendé au moins 20 personnes parmi lesquelles des militant·e·s, des avocats, des juges, des journalistes et des figures politiques accusées de diverses infractions.

Le 22 février, le président Saïed a déclaré [3] que quiconque « osait exonérer » ce qu’il a décrit comme des réseaux criminels était leur « complice ». Cette déclaration, associée à la révocation arbitraire [4] de 57 juges ordonnée par le président en 2022, contribue à créer un climat d’intimidation pour la magistrature.

Mis en accusation pour avoir parlé à des diplomates et aux médias

Un juge du tribunal antiterroriste de Tunisie enquête sur les 12 personnes arrêtées pour complot présumé en vertu de 10 articles du Code pénal - notamment l’article 72, qui prévoit la peine de mort obligatoire pour les tentatives visant à « changer la forme du gouvernement » - et d’une douzaine d’articles d’une loi de 2015 relative à la lutte contre le terrorisme, selon la décision d’un procureur concernant l’ouverture d’une enquête judiciaire et le procès-verbal d’interrogatoire de l’une de ces 12 personnes, la militante Chaïma Issa. Ces deux documents, divulgués sur les réseaux sociaux, ont été authentifiés par des avocats de la défense à la demande d’Amnesty International. La décision relative à l’ouverture d’une enquête dresse une liste de 17 suspect·e·s en tout.

Le juge chargé de l’enquête a interrogé au moins six détenu·e·s au sujet de leurs rencontres les uns avec les autres, ainsi qu’avec des diplomates étrangers, et sur des entretiens que certains d’entre eux ont accordés aux médias. Les éléments de preuve à charge contre ces détenus incluent pour l’instant des messages provenant de leurs téléphones, portant sur des conversations avec des ressortissants étrangers, notamment des diplomates, ainsi que des messages envoyés les uns aux autres sur la possibilité de mobiliser l’opposition contre ce qu’ils ont appelé le coup de force du président Saïed. Tous les actes de ce type sont protégés au titre des droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion, que les autorités tunisiennes sont tenues de respecter en vertu du droit international relatif aux droits humains.

Lors d’entretiens avec Amnesty International, des avocats et des proches de détenu·e·s ont décrit des descentes effectuées par la police antiterroriste. Les autorités ont dans un premier temps interdit aux avocats de s’entretenir avec au moins six détenus, au titre de la loi de 2015 relative à la lutte contre le terrorisme.

La police a surpris Khayam Turki, directeur d’un groupe de réflexion et militant politique, à son domicile de Tunis, tôt le 11 février. Selon le dossier de la police sur Khayam Turki, que ses avocats ont consulté, la police avait l’intention de le questionner sur ses contacts avec des politiciens de l’opposition et des diplomates étrangers, et sur les cartes de visite de ressortissants étrangers que des policiers ont trouvées chez lui. Khayam Turki a refusé de répondre aux questions de la police, aucun avocat n’étant présent.

Tard dans la soirée du 11 février, la police a opéré une descente au domicile d’Abdelhamid Jlassi, ancien haut responsable du parti d’opposition Ennahda. Selon le dossier de la police sur cet homme, que ses avocats ont consulté, la police avait l’intention de le questionner au sujet d’une rencontre avec des visiteurs étrangers dans un restaurant, et d’interviews à la radio dans lesquelles il avait critiqué le président Saïed. Abdelhamid Jlassi a refusé de répondre aux questions de la police car aucun avocat n’était présent.

« Abdelhamid entretient de nombreux liens avec des politiciens tunisiens de tous bords », a déclaré Monia Brahim, son épouse, à Amnesty International, ajoutant que son mari recevait régulièrement des chercheurs étrangers souhaitant l’interviewer sur les affaires nationales tunisiennes.

Le juge chargé de l’enquête a presque exclusivement interrogé la militante Chaïma Issa au sujet d’une réunion avec un diplomate américain, et de notes écrites sur l’organisation d’actions de protestation contre le président Saïed, trouvées à son domicile, selon le rapport retranscrivant son interrogatoire. Chaïma Issa est une des membres dirigeant·e·s du Front de salut national, une coalition d’opposition ayant organisé des rassemblements contre le président Saïed à Tunis et dans d’autres grandes villes.

Le juge a questionné Lazhar Akremi, avocat et dissident, uniquement à propos d’une rencontre autour d’un café avec Khayam Turki, le directeur du groupe de réflexion. La police a aussi arrêté Issam Chebbi, secrétaire général de Joumhouri, un parti d’opposition.

L’enquête pour complot présumé vise également Noureddine Boutar, directeur de la station de radio Mosaïque FM. Dans une enquête distincte, la police a arrêté Noureddine Boutar le 13 février, et l’a interrogé au sujet des finances de la station, de sa ligne éditoriale et de l’identité des personnes faisant les choix éditoriaux. Un juge de l’unité tunisienne d’investigation sur les crimes financiers a ordonné le placement de Noureddine Boutar en détention le temps de l’enquête, sans immédiatement préciser les accusations portées contre lui. Le 18 novembre 2022, le président Saïed avait déploré, alors qu’il parlait à un journaliste de Mosaïque FM [5], que la station ait donné une tribune à des personnes l’accusant d’être un dictateur.

Arrestations d’avocats de la défense visés par l’enquête, sur fond de répression plus large

Après le début de la récente vague d’arrestations, les avocats Ridha Belhaj et Ghazi Chaouachi ont aidé à défendre un grand nombre de personnes arrêtées. Ridha Belhaj est en outre une figure importante du Front de salut national, tandis que Ghazi Chaouachi était encore récemment le secrétaire général du parti d’opposition Courant démocrate. Ridha Belhaj et Ghazi Chaouachi font toutefois partie des 17 personnes visées par l’enquête pour complot présumé. La police les a arrêtés dans la nuit du 24 au 25 février.

Au moins trois des 12 personnes placées en détention dans le cadre de l’enquête pour complot présumé font par ailleurs l’objet d’enquêtes judiciaires pour leurs remarques publiques au sujet des autorités, lors d’interviews accordées aux médias. Les tribunaux enquêtent ainsi sur Ghazi Chaouachi et Chaïma Issa en vertu d’une loi draconienne relative à la cybercriminalité [6], et sur Lazhar Akremi, au titre d’articles du Code pénal et de la loi sur les télécommunications.

Complément d’information

Depuis qu’il a suspendu le Parlement et s’est octroyé des pouvoirs d’exception étendus le 25 juillet 2021, le président Saïed a émis des décrets-lois [7], et supervisé l’adoption d’une nouvelle Constitution, qui lui donne le dernier mot quant aux nominations au sein de l’appareil judiciaire [8] et le pouvoir de révoquer des juges sommairement [9].

Au 11 février 2023, quand la récente vague d’arrestations a commencé, les tribunaux avaient déjà mené des enquêtes ou lancé des poursuites contre au moins 32 personnes pour l’exercice légitime de leur droit à la liberté d’expression, sur fond d’une érosion plus large des droits humains depuis le 25 juillet 2021.

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