OLÉODUC TCHAD/CAMEROUN - Un rapport d’Amnesty accuse les compagnies pétrolières et les gouvernements de déroger secrètement et contractuellement aux droits humains

Index AI : POL 30/028/2005

L’oléoduc reliant le Tchad au Cameroun, projet estimé à 3,3 milliards d’euro, risque de mettre à mal pour les décennies à venir la protection des droits humains des milliers de personnes qui vivent sur son tracé, a déclaré Amnesty International dans un nouveau rapport publié ce mercredi 7 septembre 2005.

« Le consortium dirigé par ExxonMobil qui exploite l’oléoduc se dérobe au droit relatif aux droits humains au Tchad et au Cameroun, explique Andrea Shemberg, conseillère juridique auprès de la section britannique d’Amnesty International.

« Les accords d’investissement qui régissent ce projet risquent fort d’affaiblir la capacité et la volonté du Tchad et du Cameroun de protéger les droits fondamentaux de leurs citoyens, en dispensant de facto les compagnies pétrolières de rendre compte de leurs actes dans la région de l’oléoduc. En fait, les signataires de ces accords - les gouvernements du Tchad et du Cameroun et le consortium pétrolier dont ExxonMobil est le chef de file et qui englobe la compagnie américaine Chevron Corporation et la compagnie d’État malaisienne Petronas Bhd - ont dérogé contractuellement aux droits humains. »

Le rapport de plus de 50 pages, intitulé Contracting out of human rights : The Chad-Cameroon pipeline project, (AI Index : POL 34/12/2005) examine l’ossature des accords juridiques - les Host Government Agreements ou accords avec les gouvernements hôtes [1] -, qui régissent la construction et l’exploitation des champs pétrolifères de Doba, au Tchad, et de l’oléoduc qui transporte le pétrole vers la côte atlantique camerounaise. Bénéficiant du soutien de la Banque mondiale, ce projet d’oléoduc constitue le plus gros investissement étranger en Afrique [2].

D’après les conclusions du rapport, les accords juridiques régissant ce projet fixent un « coût » aux droits humains, par l’établissement de mesures financières propres à dissuader les gouvernements tchadien et camerounais d’assurer la protection de ces droits. Aux termes de ces accords, les deux États peuvent avoir à verser de lourdes indemnités en cas d’interruption de l’exploitation de l’oléoduc ou des champs pétrolifères - même s’ils interviennent afin de protéger des droits et faire appliquer des lois en vigueur dans d’autres régions. Aussi est-il extrêmement difficile pour le Tchad et le Cameroun de lutter contre les abus des compagnies et pour les particuliers victimes de l’oléoduc d’obtenir réparation.

L’exploitation des champs pétrolifères et de l’oléoduc a déjà donné lieu à des atteintes aux droits humains présumées. Des fermiers pauvres de la région affirment qu’ils n’ont pas été autorisés à se rendre sur leurs terres et qu’ExxonMobil a refusé de les indemniser ou de les leur restituer. Certains villages se seraient vus interdire l’accès à leur seule source d’eau potable. Les pêcheurs de Kribi qui travaillent au large de la côte camerounaise ont vu leurs moyens ¬de subsistance gravement menacés par l’oléoduc. Les contrats régissant le projet ouvrent la voie à d’autres agissements de ce type, sans réparation effective, et ce tout au long de sa durée de vie - jusqu’à 70 ans.

En outre, les accords juridiques manquent de transparence : considérés comme commercialement confidentiels, ils ont été soustraits à la surveillance publique avant d’être adoptés légalement. Selon Amnesty International, dans le cadre de projets ayant trait à de vastes infrastructures, les droits humains ont plus de chances d’être respectés si les accords dont ces projets dépendent font l’objet d’une surveillance publique étroite.

Dans son rapport, l’organisation souligne que les protections en matière de droits fondamentaux sont déjà mises en péril au Tchad et au Cameroun et que ces accords risquent d’aggraver la situation. En effet, règne autour de l’oléoduc un climat de peur et d’intimidation, et certains de ses détracteurs ont déjà été la cible d’arrestations et d’actes d’intimidation. Dans ce contexte, la protection des libertés fondamentales se doit de satisfaire aux normes les plus élevées.

Amnesty International publie ce rapport dans le cadre d’une recherche qu’elle mène actuellement sur les répercussions en termes de droits humains des conventions d’investissement du secteur privé. Elle accueille avec intérêt les clauses de stabilisation et autres dispositions similaires : fréquemment inscrites dans les accords entre compagnies et pays accueillant de grands projets, elles sont destinées à réduire les risques financiers et politiques encourus par les investisseurs étrangers lors de brusques modifications des lois nationales. Toutefois, l’organisation craint que leur ampleur ne nuise aux droits humains et à l’administration de la justice.

« Ces accords illustrent la manière dont les entreprises s’insèrent au cœur de la conduite des affaires publiques. Il est préoccupant de constater qu’il existe sans doute des centaines d’accords de ce type dans le monde, établis sur le même modèle et réduisant la capacité des États à protéger les droits humains et l’environnement », a indique pour sa part Sheldon Leader, professeur de droit à l’Université d’Essex et conseillère juridique auprès de la section britannique d’Amnesty International pour ce projet.

Dans son rapport, Amnesty International fait valoir que la Banque mondiale, et plus particulièrement son institution de prêts au secteur privé, la Société financière internationale (SFI), porte une part de responsabilité dans le fait que ces accords menacent les droits humains. Sans le soutien de la Banque mondiale, le projet n’aurait pas vu le jour. Pourtant, elle a réalisé des évaluations préalables au prêt qui n’ont pas tenu compte des probables répercussions de ces accords sur les droits humains. Amnesty International s’inquiète de ce que la Banque mondiale s’associe à des projets susceptibles d’empêcher les États de protéger ces droits.

Amnesty International recommande que :

 les gouvernements du Tchad et du Cameroun, ainsi que le consortium pétrolier dirigé par ExxonMobil, ajoutent aux accords juridiques des garanties précises, stipulant qu’ils ne sauraient servir à amputer les responsabilités en matière de droits humains des États et des compagnies concernées ;

 aucun gouvernement ni aucune société n’élabore ni ne signe d’accords juridiques portant préjudice à la protection des droits humains ;

 les projets soutenus par la Banque mondiale, des organismes de crédit à l’exportation et d’autres bailleurs de fonds privés, ne se fondent pas sur des accords juridiques susceptibles de compromettre la capacité des États hôtes à s’acquitter de leurs obligations relatives aux droits humains.

« Le consortium dirigé par ExxonMobil et les gouvernements tchadien et camerounais doivent modifier les accords sans délai, afin de veiller à ce que les libertés fondamentales soient protégées dans ces pays. Ce projet ne doit pas se poursuivre tant que le respect des droits humains ne sera pas garanti. Ces droits ne sont pas des rubriques négociables que les entreprises et les gouvernements peuvent gommer par contrat », conclut Andrea Shemberg.

Pour obtenir de plus amples informations, veuillez contacter le Service Presse d’Amnesty International au 02 543 79 04 ou consulter les sites http://www.amnesty.be et http://www.amnesty.org.

Notes

[1Les accords avec les gouvernements hôtes, signés entre les entreprises et les gouvernements des États qui accueillent de grands projets d’investissement, sont également appelés accords État-investisseur et accords de concession.

[2Le consortium dirigé par ExxonMobil englobe les compagnies pétrolières américaine Chevron et malaisienne Petronas. La Banque mondiale, ainsi que plusieurs organismes de crédit à l’exportation et banques privées, participent à ses investissements. L’oléoduc a été achevé en 2003 et l’extraction du pétrole a démarré la même année.

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