Lors de la Longue marche des Baloutches, des centaines de femmes ont parcouru quelque 1 600 kilomètres depuis Turbat dans la province du Baloutchistan, dans le sud-ouest du pays, jusqu’à la capitale Islamabad, pour protester contre l’homicide extrajudiciaire présumé de jeunes hommes baloutches en fin d’année dernière.
Les manifestant·e·s pacifiques, principalement les familles de victimes de disparitions forcées, dont des personnes âgées de 80 ans et des enfants d’à peine deux ans, dormaient par des températures proches de zéro dans le cadre du sit-in organisé au Club national de la presse, à Islamabad, depuis le 22 décembre 2023. Les autorités pakistanaises ont orchestré une campagne de désinformation à leur encontre et les ont matraqués d’actes d’intimidation, d’arrestations et de détentions arbitraires.
« Les autorités pakistanaises devraient avoir honte du harcèlement infligé aux participant·e·s à la Longue marche des Baloutches. Ce n’est pas l’issue qu’espéraient les femmes baloutches lorsqu’elles ont entamé ce périlleux périple avec leurs enfants pour réclamer justice pour leurs familles. Les autorités se montrent d’une cruelle indifférence face à la souffrance et aux revendications des manifestant·e·s pacifiques qui ont campé pendant un mois par un froid intense, a déclaré Carolyn Horn, directrice du programme Droit et stratégie politique à Amnesty International.
« Le déni des droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique exacerbe les énormes coûts sociaux, financiers et psychologiques que doivent supporter les familles des disparus. Les voix du peuple ne doivent pas être ignorées à l’approche des élections nationales au Pakistan. Les droits humains doivent être respectés avant, pendant et après les élections. »
« Douleur et impuissance »
S’entretenant avec Amnesty International, l’organisateur des manifestations, Mahrang Baloch, a déclaré : « L’attitude hostile aux Baloutches de l’État, du pouvoir judiciaire, des médias et des intellectuels alignés sur l’État nous contraint à mettre un terme à cette phase de notre protestation. Au cours du mois dernier, notre manifestation pacifique a été encerclée de tous côtés par la police… (et) nous avons été victimes de harcèlement, de profilage et de menaces au quotidien. »
Le 21 janvier, la police a interdit l’accès à la Conférence internationale des peuples opprimés organisée lors du sit-in, harcelant les participant·e·s et installant des fils barbelés autour de la zone.
« Nous avons dû dormir à tour de rôle parce que nous manquions de couvertures. Mais même ainsi, la douleur de rester assis dans le froid était préférable à la douleur et l’impuissance que nous ressentons lorsque nous rentrons chez nous »
Auparavant, le 2 janvier, la police avait empêché l’acheminement de nourriture, de tentes et de couvertures destinés aux participant·e·s du sit-in. L’électricité sur le site de la manifestation avait été coupée provisoirement et les manifestant·e·s se sont plaints de signaux mobiles extrêmement faibles qui les empêchaient de diffuser des mises à jour dans les médias depuis le site.
« Nous avons dû dormir à tour de rôle parce que nous manquions de couvertures. Mais même ainsi, la douleur de rester assis dans le froid était préférable à la douleur et l’impuissance que nous ressentons lorsque nous rentrons chez nous », a déclaré l’un des manifestants.
Des procès-verbaux introductifs, premières phases d’une procédure pénale, ont été déposés à l’encontre de manifestant·e·s dans tout le pays. Amnesty International a vérifié au moins 13 de ces procès-verbaux au Baloutchistan (Naal, Kohlu et Hub), dans le Sind (Karachi, Mirpur Khas et Khairpur), à Islamabad et dans le Khyber Pakhtunkhwa (Dera Ismail Khan). Les accusations portent sur un large éventail d’infractions, notamment terrorisme, sédition, rassemblement illégal, émeute, incitation à la haine, vol à main armée, utilisation illégale de haut-parleurs et dommages causés à des biens publics.
Détentions et arrestations arbitraires
Le 4 décembre 2023, le leader du Mouvement de protection pachtoune (PTM), Manzoor Pashteen, a été agressé [1] par les forces de sécurité et placé en détention alors qu’il était en chemin pour rejoindre le sit-in à Turbat. Il est toujours détenu, alors que depuis cette date il s’est vu accorder à trois reprises une libération sous caution.
Au moins 20 participant·e·s [2] à la marche ont été illégalement détenus [3] le 17 décembre 2023 à Dera Ghazi Khan, dans le Pendjab. Amnesty International a examiné des preuves vidéos qui confirment l’usage par la police de matraques contre des manifestants pacifiques, dont des femmes. De même, ils ont été dispersés à coups de matraques lorsqu’ils sont entrés à Surab, au Baloutchistan, le 10 décembre 2023, et le bilan s’élève à plusieurs blessés.
Le 21 décembre 2023, la police a enregistré deux procès-verbaux introductifs contre les manifestant·e·s à Islamabad, à la suite de quoi plus de 300 d’entre eux ont été arrêtés sans discernement, dont des femmes, des enfants, des étudiants, des personnes âgées et une journaliste.
Le 20 décembre 2023, lorsque la marche a atteint Islamabad, la police a utilisé des gaz lacrymogènes, des canons à eau et des matraques contre les manifestant·e·s qui entraient dans la ville et ceux qui se trouvaient devant le Club national de la presse. Amnesty International a pu s’appuyer sur des vidéos et des récits de témoins oculaires pour examiner l’usage de la force contre des manifestant·e·s pacifiques tout de suite après les faits.
Le 21 décembre 2023, la police a enregistré deux procès-verbaux introductifs contre les manifestant·e·s à Islamabad, à la suite de quoi plus de 300 d’entre eux ont été arrêtés sans discernement, dont des femmes, des enfants, des étudiants, des personnes âgées et une journaliste [4]. La plupart n’ont pas pu contacter leur famille ni choisir un avocat.
« Victimes de violations et traumatisés »
Entre le 21 et le 22 décembre 2023, 47 femmes et cinq enfants ont été détenus illégalement au poste de police pour femmes G-7, à Islamabad, pendant plus de 24 heures. Au cours de cette détention, la police a tenté à plusieurs reprises de transférer de force certaines de ces manifestantes à Quetta, mais l’intervention de la société civile et des journalistes présents sur les lieux a permis de déjouer ces manœuvres.
« Ils nous ont dit que nous étions ici pour attirer l’attention et devenir célèbres. »
Lors d’un entretien avec Amnesty International, une femme détenue a déclaré : « Certains enfants qui étaient avec nous étaient si traumatisés qu’ils n’arrêtaient plus de trembler de peur… Même aujourd’hui, [lorsqu’ils voient] la police, les enfants sont terrifiés… Cette peur va les accompagner longtemps encore. »
Une autre femme en détention qui a subi des injures a déclaré : « Ils nous ont dit que nous étions ici pour attirer l’attention et devenir célèbres. »
Si la plupart des manifestant·e·s ont été relâchés par la suite, les poursuites engagées contre eux pour émeute, rassemblement illégal, vol à main armée et dommages matériels n’ont pas été annulées ni retirées.
Contraint·e·s de s’autocensurer
Des poursuites ont été intentées contre des journalistes, dont Masood Ahmed Lehri, pour avoir couvert un rassemblement organisé le 15 janvier 2024 à Wadh, au Baloutchistan, en soutien au sit-in. Fatima Razzak, journaliste pour le média local Lok Sujag, a été arrêtée et interrogée le 24 décembre 2023. On lui a demandé de remettre ses appareils aux autorités et on l’a menacée de conséquences en raison de son reportage sur la manifestation baloutche.
Lors d’un entretien avec Amnesty International, Fatima a déclaré : « Les médias sont activement découragés et la paranoïa règne parmi les journalistes. Cela m’a affecté psychologiquement et j’ai été contrainte de m’autocensurer. »
Par ailleurs, il a été signalé que 44 employé·e·s gouvernementaux à Kohlu et à Turbat avaient été suspendus en raison de leur participation à la longue marche. Amnesty International a vérifié les avis de suspension concernant au moins 30 d’entre eux.
Mésinformation et désinformation
Des figures clés du gouvernement, telles que le Premier ministre par intérim Anwar ul Kakar [5] et le ministre par intérim de l’Information du Baloutchistan Jan Achakzai ont qualifié les personnes disparues de « terroristes » [6].
Le manifestant Sammi Deen Baloch, dont le père a été enlevé en 2009, a expliqué : « Ces déclarations de la part de responsables de l’État sont profondément dommageables et minimisent la réelle souffrance que nous endurons. Toute la machinerie de l’État est mobilisée pour discréditer la lutte que nous menons depuis plusieurs années. »
« Le gouvernement doit prendre des mesures concrètes en vue d’ériger en infraction la disparition forcée, conformément au droit international relatif aux droits humains, aux normes et aux meilleures pratiques. »
Réitérant les recommandations déjà formulées dans son rapport intitulé ‘Braving the Storm : Enforced disappearances and the right to protest in Pakistan’, Amnesty International demande au gouvernement pakistanais de mettre fin à la pratique des disparitions forcées et de libérer toutes les victimes ou, à tout le moins, d’informer les familles du sort réservé à leurs proches et de l’endroit où ils se trouvent.
« Le gouvernement doit prendre des mesures concrètes en vue d’ériger en infraction la disparition forcée, conformément au droit international relatif aux droits humains, aux normes et aux meilleures pratiques. Le Pakistan doit ratifier la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Enfin, il doit annuler sans attendre toutes les procédures légales et les représailles visant les manifestant·e·s baloutches », a déclaré Carolyn Horn.
Complément d’information
Organisée par le Baloch Yakjehti Committee (BYC), la Longue marche baloutche a été déclenchée par l’homicide extrajudiciaire présumé par des membres de la brigade antiterroriste de Balaach Mola Baksh, un Baloutche de 24 ans, et de trois autres personnes, le 23 octobre 2023. Les manifestant·e·s demandent que les responsables rendent des comptes et qu’il soit mis fin à la pratique des exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées dans la province.
Le 16 janvier 2024, la Commission d’enquête sur les disparitions forcées a indiqué qu’elle avait recensé au total 10 078 disparitions forcées depuis 2011, dont 3 485 dans la province de Khyber Pakhtunkhwa et 2 752 dans celle du Baloutchistan.
La pratique des disparitions forcées imputable aux autorités pakistanaises constitue une violation des engagements souscrits par le Pakistan au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, auxquels il est partie.