Pakistan : Disparitions forcées : une pratique persistante

« On nous dit sans cesse que si nous arrêtons de manifester, si nous arrêtons de militer contre les disparitions forcées et restons chez nous, notre baba [papa] reviendra ».

Sasui Lohar [1], fille de Hidayatullah Lohar, victime de disparition forcée depuis le 17 avril 2017 à Nasirabad (Sind, Pakistan).

En avril 2017, Hidayatullah Lohar, enseignant (directeur d’école), forgeron et militant politique sindhi a été victime d’une disparition forcée dans l’établissement où il enseignait. Il a été emmené dans un véhicule à « double cabine de couleur grise » par des hommes en uniforme de police et en tenue civile. [2] Depuis lors, les autorités refusent de révéler où il se trouve.

Malgré la présence de témoins oculaires, sa famille a dû saisir la Haute Cour de Larkana pour que celle-ci ordonne au poste de police de la région d’enregistrer le « First Information Report » (FIR, procès-verbal introductif - document à partir duquel une enquête officielle est ouverte).

Hidayatullah Lohar est l’une des quatre « personnes portées disparues » du Sind. Sa famille cherche patiemment à savoir la vérité et à obtenir justice auprès des tribunaux et dans les rues du Pakistan depuis sa « disparition ». Ses filles, Sasui et Sorath Lohar, sont en première ligne de la campagne contre les disparitions forcées dans la province méridionale du Sind. La Commission d’enquête pakistanaise sur les disparitions forcées (COIED) a également été saisie du cas de Hidayatullah Lohar, et plusieurs auditions de l’Équipe conjointe d’enquête (ECE) (nommée par la COIED) ont eu lieu dans la province sur l’ordre de la Commission, mais sans résultat. Les ECE se somposent d’intervenants représentant l’État, notamment le ministère de l’Intérieur, la police, la police judiciaire fédérale et les agences de renseignement.

LES DISPARITIONS FORCÉES AU PAKISTAN

Les disparitions forcées ternissent depuis longtemps le bilan du Pakistan en matière de droits humains. Bien que des gouvernements successifs aient promis d’ériger cette pratique en infraction, la législation évolue lentement et des personnes continuent à en être victimes sans que les responsables soient inquiétés.

La Commission d’enquête sur les disparitions forcées (COIED) recense actuellement 2 178 affaires non résolues. Selon un récent rapport mensuel de la Commission [3], 48 affaires ont été réglées au mois de janvier 2019, y compris 46 dans lesquelles les personnes ont été retrouvées, dont 29 sont rentrées chez elles, 10 se trouvent dans des centres d’internement, cinq sont en prison pour terrorisme et deux ont été déclarées mortes. Plus de 700 affaires concernant le Pakistan sont en instance devant le Groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées ou involontaires. Le nombre de cas de victimes de disparitions forcées enregistrés par les groupes de victimes est nettement plus élevé. Les groupes de victimes et la société civile s’inquiètent vivement de l’efficacité de la COIED du Pakistan, principalement parce que la Commission n’utilise pas les pouvoirs qui lui sont conférés pour enquêter sur les auteurs et les amener à rendre des comptes, et qu’elle ne comprend pas de représentants de la société civile ou de groupes de victimes.

Les personnes visées collectivement ou individuellement par les disparitions forcées au Pakistan sont notamment des membres des groupes ethniques sindhi, baloutche et pachtoune et de la communauté chiite, des militants politiques, des défenseurs des droits humains, des membres et sympathisants de groupes religieux et nationalistes, ainsi que des membres présumés de groupes armés ou encore d’organisations reigieuses ou politiques interdites au Pakistan.

Dans certains cas, des personnes sont arrêtées au grand jour par la police ou par les services de renseignement, et les familles qui tentent de découvrir où elles se trouvent n’obtiennent pas d’informations auprès des autorités. Certaines victimes sont finalement libérées, ou alors le lieu où elles se trouvent est révélé à leur famille mais elles sont maintenues en détention arbitraire, notamment dans des camps d’internement. Les personnes victimes de disparition forcée risquent également d’être torturées et de mourir en captivité.

LES PROMESSES DU GOUVERNEMENT

Le nouveau gouvernement du Premier ministre Imran Khan s’est engagé à ériger les disparitions forcées [4] en infraction. En janvier 2019, le ministère pakistanais des Droits humains a soumis au ministère du Droit et de la Justice un projet de loi visant à ériger en infraction les disparitions forcées, par le biais d’une modification du Code pénal pakistanais. Shireen Mazari, ministre des Droits humains, a également déclaré que le gouvernement voulait signer [5] la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Si ériger en infraction les disparitions forcées est une première étape importante et positive pour mettre fin à ces violations des droits humains, les groupes de la société civile et les familles de victimes n’ont pas été consultées dans le cadre du processus.

Ces derniers mois, des informations encourageantes ont fait état de la libération de « disparus ». Voice for Baloch Missing Persons (VBMP), une organisation de défense des droits humains qui lutte contre les disparitions forcées dans la province du Baloutchistan, a indiqué à Amnesty International [6]que 65 victimes de disparition forcée dont VBMP avait enregistré le cas avaient été libérées depuis le début de l’année.

Cependant, lorsque des personnes « disparues » sont libérées, soit on les met en garde en leur disant de ne pas parler aux médias et de s’abstenir de demander des comptes, soit elles refusent d’elles-mêmes de parler de leur « disparition », de crainte d’en être à nouveau victimes. Par conséquent, demander justice n’est pas une possibilité envisageable pour les victimes libérées et leurs familles.

DES FAMILLES HARCELÉES

Les familles des personnes « disparues » sont souvent la cible de menaces et d’actes de harcèlement et d’intimidation, en particulier celles qui dénoncent publiquement la situation et font ouvertement campagne pour que justice soit rendue à leurs proches.

Sasui et Sorath Lohar ont défilé pour protester contre les disparitions forcées, et ont passé plusieurs aïds [fêtes musulmanes] dans des campements de grévistes de la faim, devant le Club de la presse de Karachi, avec d’autres familles de « personnes portées disparues », comme les victimes de disparition forcée sont généralement appelées au Pakistan. En mai 2018, lors d’une dispersion violente de la manifestation à laquelle elles participaient dans la province du Sind, Sasui Lohar dit avoir été agressée par un agent de la force publique. En novembre 2018, une marche pacifique pour les personnes portées disparues du Sind a été interrompue à plusieurs reprises par les Rangers du Sind et par des agents en civil – appartenant, semble-t-il, aux services de renseignement.

Le 12 janvier 2019, les Rangers du Sind, sans présenter de mandat, ont tenté d’appréhender l’un des fils de Hidayatullah Lohar, Sanghaar Lohar, au niveau de son magasin mobile à Karachi. Ses sœurs et sa mère s’y sont opposées, ont fait suffisamment de bruit pour attirer des voisins et ont réussi à empêcher son arrestation. La scène a été intégralement filmée en vidéo et sur cet élément de preuve, on entend des hommes en uniforme affirmer que leur frère est impliqué dans des actes répréhensibles, sans précision quant à la nature de ces actes ni à l’infraction concernée.

En 2017 et en 2018, la famille du blogueur Ahmad Waqass Goraya a été harcelée à maintes reprises par les services de renseignement. [7] En 2017, Ahmad Waqass Goraya a été soumis à une disparition forcée du 4 au 27 janvier, de même que trois autres blogueurs du Punjab, pour avoir géré des pages Facebook critiques à l’égard de la politique de l’armée pakistanaise. Le père d’Ahmad Waqass Goraya, Liaqat Goraya, a dit à Amnesty International qu’ils étaient surveillés en permanence et avaient l’impression que leur maison était également sous surveillance.

PERTE DE MOYENS DE SUBSISTANCE

Les familles des personnes « disparues » subissent un préjudice considérable. Elles vivent constamment dans l’incertitude, sans savoir ce qu’il est advenu de la personne « disparue » ni l’endroit où elle se trouve, et leur vie est souvent bouleversée par cette « disparition ». Ainsi, alors que la famille de Lohar Hidayatullah attendait son retour, sa mère est décédée. Les parents de Masood Ahmad Janjua, l’un des cas emblématiques des disparitions forcées dans le pays, sont également morts pendant sa disparition. [8] La mère du militant politique Shahid Junejo n’a cessé de s’enquérir du sort de son fils, mais elle est aujourd’hui décédée, alors qu’il n’est toujours pas réapparu. [9] La famille d’Aftab Chandio, un autre militant sindhi, a veillé le corps de son père et a demandé qu’Aftab soit autorisé à dire sa prière funèbre. [10]

L’épouse de Lohar Hidayatullah a dit à Amnesty International : « C’est comme si nos vies s’étaient bloquées à un moment et avaient cessé d’avancer. Nous ne pouvons prendre aucune décision concernant nos vies, mes enfants ne peuvent pas se marier, leur vie s’est arrêtée. »

Au-delà des soudaines difficultés financières auxquelles les familles doivent faire face Lohar Hidayatullah était le principal soutien économique de ses proches , elles sont aussi durement éprouvées sur le plan psychologique par le fait de ne pas savoir ce qu’il est arrivé au « disparu » ni le lieu où il se trouve. De plus, les femmes des familles de victimes qui font campagne publiquement pour la vérité et la justice sont souvent victimes de harcèlement sexiste, en ligne et hors ligne.

Si les familles de « disparus » veulent que leurs proches soient libérés, elles veulent également que les responsables de la « disparition » soient traduits en justice. Sasui Lohar a dit à Amnesty International : « Les proches disparus doivent revenir, mais la justice est incomplète si les auteurs ne sont pas amenés à rendre des comptes. »

Amnesty International appelle le gouvernement pakistanais à :

  • veiller à ce que toutes les mesures nécessaires soient prises pour mettre immédiatement fin à la pratique de la disparition forcée ; [11]
  • révéler immédiatement aux familles de « disparus » le sort de leurs proches ou le lieu où ils se trouvent ;
  • libérer immédiatement les victimes de disparition forcée, ou veiller à ce qu’elles soient traduites dans les meilleurs délais devant un tribunal civil pour que celui-ci statue sur la légalité de leur arrestation ou de leur détention et détermine si elles doivent être libérées ou non ;
  • veiller, si des personnes sont maintenues en détention, à ce qu’elles soient inculpées d’une infraction reconnue par le droit international et à ce que leurs droits, y compris à un procès équitable, soient pleinement respectés ;
  • consulter la société civile au sujet du projet de loi visant à ériger en infraction les disparitions forcées et veiller à ce que cette infraction soit définie conformément au droit international et aux normes internationales ;
  • ratifier et appliquer la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, et notamment faire les déclarations prévues aux articles 31 et 32 de la Convention (reconnaissance de la compétence du Comité des disparitions forcées pour recevoir et examiner des communications présentées par des victimes ou pour le compte de victimes et par d’autres États parties) ;
  • veiller à ce que toutes les allégations de disparition forcée donnent lieu sans délai à une enquête approfondie, efficace, indépendante et impartiale et, lorsqu’il existe suffisamment de preuves recevables, poursuivre en justice, dans le cadre de procès équitables, les personnes soupçonnées d’infractions, quels que soient leur rang, leur statut ou le service de sécurité dont elles dépendent ;
  • veiller à ce que les familles des victimes puissent s’associer librement à des groupes œuvrant à la résolution du problème des disparitions forcées et manifester pacifiquement en public sans crainte de représailles ;
  • veiller à ce que toutes les victimes, y compris les membres de la famille des « disparus », bénéficient de réparations pleines et effectives correspondant au préjudice subi.

Notes

[1Entretiens d’Amnesty International avec Sasui Lohar, fille de Hidayatullah Lohar, 3 août 2018, 10 novembre 2018 - 17 mars 2019, Karachi, Pakistan.

[2Entretien d’Amnesty International avec la famille de Hidayatullah Lohar, 10 novembre 2018, Karachi, Pakistan, information également confirmée dans un document judiciaire, affaire n° D-334, 2017, Haute Cour du Sind, cour de circuit, Larkana, Pakistan.

[3Voir le document intitulé : MONTHLY PROGRESS ON CASES OF ALLEGED ENFORCED DISAPPEARANCES- JANUARY-2019

[4Voir le document intitulé : PM approves draft law to criminalise ’enforced disappearances’, The Express Tribune, 29 janvier 2019 

[5Voir le document intitulé : ‘PM advised to sign convention against enforced disappearances, Dawn, 6 novembre 2018 

[6Entretien téléphonique d’Amnesty International avec Nasruallah Baloch, président de Voice for Baloch Missing Persons, 18 mars 2018.

[7Entretien téléphonique d’Amnesty International avec Ahmad Waqass Goraya, 19 février 2019.

[8Entretien d’Amnesty International avec la famille de Masood Ahmad Janjua, 5 novembre 2018, Rawalpindi, Pakistan.

[9Entretien d’Amnesty International avec la famille de Shahid Junejo, 13 novembre 2018, Hyderabad, Pakistan.

[10Entretien d’Amnesty International avec la famille d’Aftab Chandio, 13 novembre 2018, Hyderabad, Pakistan.

[11Voir le document d’Amnesty International intitulé : Pakistan. Nier l’indéniable : les disparitions forcées au Pakistan (ASA 33/018/2008).

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