PAKISTAN - Il faut enquêter sur les allégations de graves violations des droits humains au Baloutchistan

Index AI : ASA 33/004/2006

DÉCLARATION PUBLIQUE

Amnesty International a reçu avec inquiétude des informations faisant état de violations des droits humains dans la province du Baloutchistan, qui se sont aggravées ces deux derniers mois. Des violations récentes des droits humains se sont produites dans le contexte d’une opération de sécurité lancée dans cette province, déclenchée par la tentative d’homicide sur la personne du président Parvez Moucharraf en décembre 2005. Cependant, l’actuelle intensification des tensions trouve aussi sa source dans les doléances exprimées de longue date par la population, en lien avec le grave sous-développement de la région et l’absence de bénéfices reçus de l’exploitation à grande échelle de ses ressources naturelles.

Une Commission non gouvernementale des droits humains du Pakistan (HRCP, Human Rights Commission of Pakistan) a publié un rapport à la fin du mois de janvier 2006, faisant état de dizaines d’arrestations et mises en détention arbitraires, de torture, d’exécutions extrajudiciaires, de « disparitions » et d’usage excessif de la force par des services de sécurité et de renseignement, depuis le début de l’année 2005. Parmi les victimes figurent des femmes, des enfants et de nombreux militants politiques. En outre, la Commission a noté avec inquiétude que des combattants baloutches armés, opposés à la présence de l’armée dans la province, ont posé des mines ; en conséquence, des civils ont été aveuglément tués et blessés.

Amnesty International n’a pas eu la possibilité de visiter le Baloutchistan pour enquêter sur ces allégations de violations des droits humains, mais l’organisation considère les conclusions du rapport de la HRCP comme crédibles, et soutient fermement la Commission dans sa demande pour que cessent les atteintes aux droits humains, et que toutes les allégations de violations des droits humains, y compris civils, politiques et économiques, fassent l’objet d’une enquête indépendante et impartiale, dans le but de traduire les responsables en justice.

Amnesty International demande également à tous les combattants et groupes armés de respecter le droit international humanitaire, en particulier les règles ayant valeur contraignante pour toutes les parties d’un conflit armé non international. Ces règles interdisent, entre autres, la torture, la prise d’otages, l’homicide délibéré de civils et d’autres non-combattants, ainsi que les attaques menées sans discernement.

Les conclusions de la mission d’enquête de la HRCP corroborent un grand nombre d’informations transmises à Amnesty International par des militants baloutches et des organisations de la société civile depuis le début de l’année 2005. Selon une déclaration de Sanaullah Baloch, membre du Sénat, datant de janvier 2006, au moins 180 personnes sont mortes dans des attentats, 122 enfants ont été tués par des paramilitaires et des centaines de personnes ont été arrêtées depuis le début de la campagne militaire, au début 2005. Le 8 décembre 2005, le ministre fédéral de l’Intérieur a déclaré que quelque 4 000 personnes avaient été arrêtées au Baloutchistan depuis le début 2005. Les identités, lieux de détention et chefs d’inculpation de nombreuses personnes restent inconnus. Ayant étudié certaines de ces affaires de détention et « disparition », Amnesty International craint que certains des détenus aient pu être arrêtés arbitrairement, ou maintenus au titre des textes de loi sur la détention provisoire, ou pour des motifs politiques, en violation du droit statutaire pakistanais et des normes internationales relatives aux droits humains.

Depuis la conclusion de la visite d’enquête de la HRCP, d’autres informations faisant état de violations des droits humains nous sont parvenues. Douze personnes, arrêtées après une attaque visant une unité du Corps de frontière le 11 janvier 2006, auraient été victimes d’exécutions extrajudiciaires dans le camp du Corps de frontière à Dera Bugti, à l’annonce du décès de trois membres blessés de cette unité. Deux villageois âgés, envoyés pour reprendre les corps, ont également été tués. Le 16 janvier 2006, trois enfants auraient été tués à Kahan dans des bombardements aériens. Le 7 février, une bombe, peut-être placée par des combattants armés, a fait sauter un autobus, tuant 13 personnes qui voyageaient dedans.

Amnesty International craint aussi que l’équipe d’enquête de la HRCP et les journalistes les accompagnant aient été attaqués le 8 janvier 2006 : leurs voitures ont essuyé des coups de feu pendant plusieurs minutes, près du Cachemire. L’équipe de la HRCP a déposé une demande à la police de Rohjan pour porter plainte, mais les policiers ont refusé d’enquêter sur cette allégation de tentative d’homicide.

Des journalistes ont également arrêtés arbitrairement, harcelés et menacés par des agences de renseignement, pour qu’ils ne continuent pas à enquêter sur les événements au Baloutchistan. Pour Amnesty International, il est important que les journalistes et défenseurs des droits humains puissent jouer leur rôle légitime sans obstacle ni crainte, afin que les violations des droits humains puissent être étudiées et portées à l’attention du public - ce qui permettrait alors de mieux assurer la protection et la promotion des droits humains dans cette province.

Les violations suivantes des droits humains ont été relevées par la HRCP :

Torture

Les personnes libérées après une mise en détention arbitraire, souvent dans un lieu tenu secret, ou ayant subi une « disparition », ont affirmé avoir subi des actes de torture ou des mauvais traitements.

*Imdad Baloch, président de l’Organisation des étudiants baloutches, et six autres militants de cette organisation, ont été arrêtés le 25 mars 2005 à Karachi, après un rassemblement pour protester contre l’opération de sécurité au Baloutchistan [index AI : ASA 33/006/2005, index AI : ASA 33/014/2005 et index AI : ASA 33/022/2005].

Leur lieu de détention est resté inconnu pendant deux mois, puis Imdad Baloch et trois autres personnes ont été libérés sous caution, visés par des chefs d’inculpation à caractère politique. Imdad Baloch a alors signalé avoir été détenu au secret et à l’isolement avec ses compagnons pendant trente-trois jours à Karachi, où ils ont été torturés. Imdad Baloch affirme avoir été frappé sur la plante des pieds jusqu’à ce qu’il ne puisse plus marcher, et avoir été battu sur tout le corps, notamment sur les reins, avec des lanières de cuir, tout en étant obligé de rester accroupi sur le sol dans des fers. Les quatre détenus ont été emmenés à Quetta, où ils ont été détenus pendant vingt-deux jours et menacés de mort s’ils continuaient à participer à la vie politique. En août 2005, les trois autres membres de l’organisation étudiante détenus ont réapparu dans un poste de police d’un village, dans la province du Pendjab, inculpés de vol. Deux d’entre eux ont été libérés en novembre 2005, mais Allah Nazar, toujours détenu à la prison centrale de Quetta, serait partiellement paralysé et incapable de parler ou de reconnaître quiconque, à la suite de la torture subie.

La constitution du Pakistan fournit une protection partielle contre la torture dans l’article 14, qui déclare que nulle personne ne sera soumise à la torture dans le but d’extorquer des éléments de preuve. Les normes internationales et le droit international coutumier interdisent la torture et autres mauvais traitements de manière absolue, quel que soit leur but.

Exécutions extrajudiciaires et autres exécutions illégales présumées

*Le 17 mars 2005, à Dera Bugti, quelque 62 personnes, dont 33 femmes et enfants hindous, ont été tuées par des bombardements, des tirs d’obus et d’armes à feu par des membres du Corps de frontière.

*Le 17 décembre 2005, au moins 22 personnes, pour la plupart des femmes et des enfants, y compris des nourrissons, ont été tuées par des bombardements, des tirs d’obus et d’armes à feu par les forces armées, dans la région des Marris de Jabbar et Pekal ; il s’agissait semble-t-il de représailles pour les attaques à la roquette du 14 décembre visant un camp paramilitaire aux environs de Kohlu, au cours d’une visite du président Moucharraf, et pour l’attaque du 15 décembre visant un hélicoptère transportant l’inspecteur général du Corps de frontière.

Le recours à la force doit respecter les principes de nécessité et de proportionnalité figurant dans les normes internationales relatives au recours à la force par les responsables du maintien de l’ordre. Ces normes stipulent que la force meurtrière ne peut être utilisée qu’en réponse à une menace imminente de mort ou de blessure grave, lorsqu’elle est strictement inévitable ; en outre, le recours à la force doit minimiser les dommages et blessures, et préserver la vie humaine, qu’il s’agisse des suspects ou des personnes non impliquées.

Les exécutions extrajudiciaires sont strictement interdites par la Constitution du Pakistan, qui stipule dans son article 9 que « nul ne sera privé de sa vie ou de sa liberté, si ce n’est conformément à la loi ». La Déclaration universelle des droits de l’homme stipule dans son article 3 que « tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. » Les Principes relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d’enquêter efficacement sur ces exécutions stipulent que « des circonstances exceptionnelles, notamment l’état de guerre ou la menace de guerre, l’instabilité politique à l’intérieur du pays ou toute autre situation d’urgence publique, ne pourront être invoquées comme justification de ces exécutions. »

« Disparitions »

Depuis le mois de mai 2005, Amnesty International a publié une série d’actions urgentes liées à certains des nombreux cas de « disparition » signalés au Baloutchistan. L’organisation craint que des « disparus » courent un risque particulier de torture, car les responsables se sentent en sécurité, sachant que leurs actions ne seront pas connues et qu’ils ne seront pas inculpés pénalement.

*Le 9 décembre 2005, 18 membres du syndicat des travailleurs pétroliers du Pakistan, originaires du Baloutchistan, qui s’étaient rendus à Karachi pour négocier avec leur direction, ont été arrêtés à leur hôtel par des membres des forces de sécurité. Leur lieu de détention reste inconnu.

*Hanned Shareef, écrivain, docteur en médecine et membre de l’Organisation des étudiants baloutches, a été arrêté le 18 novembre 2005 à Turbat par des hommes portant l’uniforme du Corps de frontière paramilitaire. Des représentants de l’État ont refusé de confirmer cette arrestation. Quand la famille d’Hanned Shareef a voulu porter plainte contre les membres du Corps de frontière impliqués dans cette arrestation, les policiers du poste de Turbat ont refusé d’enregistrer leur demande. [index AI : ASA 33/032/2005].

Les normes internationales et les garanties relatives aux droits humains de la Constitution pakistanaise interdisent absolument les « disparitions ». La Constitution pakistanaise stipule dans son article 10 que tout détenu a le droit d’être informé des chefs d’inculpation à son encontre, de consulter un avocat de son choix et d’être défendu par lui, et d’être traduit devant un magistrat dans les vingt-quatre heures suivant son arrestation. La Déclaration universelle des droits de l’homme stipule à l’article 7 : « Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi ». Ces dispositions garantissent que toute personne - y compris soupçonnée d’atteinte à la sûreté de l’État - a le droit d’être traitée dans le respect du droit, et ne doit pas subir de discrimination liée à cette infraction.

Contexte

Au Baloutchistan, l’opinion de la population locale selon laquelle elle n’a pas bénéficié de l’exploitation des importantes ressources naturelles de la province, et son ressentiment devant la lenteur du développement économique local, ainsi que l’afflux de personnes originaires d’autres provinces, ont conduit à des tensions sociales et politiques. Quatre vagues de troubles violents se sont produites, en 1948, 1958-59, 1962-63 et 1973-77. Au début de l’année 2005, les tensions se sont de nouveau accrues au Baloutchistan, et de nombreux affrontements ont été signalés entre les forces de sécurité et les membres de tribus baloutches. Au début de janvier 2005, le viol de Shazia Khalid, une jeune femme médecin employée de la Pakistan Petroleum Limited à Sui, semble-t-il par un officier de l’armée, a été publiquement excusé par le président Moucharraf avant toute enquête, ce qui a suscité la colère de la population tribale. Le 14 décembre 2005, une attaque à la roquette a visé le président Moucharraf lors d’une visite à Kohlu, pour annoncer un ensemble important de mesures de développement de la région, avec notamment la construction de routes, d’écoles et de centres de soin. À la suite de cette attaque, une opération de sécurité a été lancée dans la province, avec l’appui d’unités paramilitaires. Le gouvernement décrit cette mesure comme une opération de maintien de l’ordre visant les « mécréants », c’est-à-dire les rebelles baloutches. Cependant, la population locale considère cette intervention comme une opération de répression à l’encontre des opposants baloutches à un programme de développement qui profitera seulement aux non-Baloutches s’installant dans leur province. Selon le gouvernement, la résistance est encouragée par des chefs tribaux qui craignent de perdre leur contrôle sur la région. La lutte entre les nationalistes baloutches et l’État est compliquée par des rivalités et des alliances stratégiques entre tribus et sous-tribus, et par les atteintes aux droits humains commises des deux côtés.

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