Le 27 novembre, la procureure générale, Patricia Benavides, a déposé un recours constitutionnel contre la présidente Dina Boluarte et ses ministres, quelques heures à peine après que des procureurs ont accusé Patricia Benavides elle-même d’être à la tête d’un réseau criminel de corruption. Le mécanisme de recours constitutionnel contre la cheffe de l’État relève de la première phase d’un processus porté devant le Congrès péruvien, qui impliquerait la levée de l’immunité de la présidente et de ses ministres afin qu’ils répondent d’accusations de crimes. Le recours constitutionnel déposé auprès du Congrès ne contient qu’une partie des informations présentées dans un dossier judiciaire à charge contre la présidente, beaucoup plus étoffé, qui se trouve toujours entre les mains des fonctionnaires du ministère public et doit être finalisé sans plus tarder.
Avant que ce recours ne soit déposé, le parquet général a ouvert une série d’enquêtes en décembre 2022 et en janvier 2023. Le premier volet de l’enquête porte sur la responsabilité en matière de commandement de sept hauts fonctionnaires, dont la présidente Dina Boluarte, des ministres du cabinet et des commandants au sein de la police et de l’armée. Le deuxième volet de l’enquête a été confié à l’Équipe spéciale de procureurs chargés des affaires impliquant des victimes de violences commises lors des manifestations sociales (EFICAVIP), un groupe créé en mars 2023 pour enquêter sur les opérations policières et militaires menées dans différentes régions du pays.
« Au-delà du recours formé par la procureure générale, les autres enquêtes pénales en cours doivent être renforcées. Si les procureurs ont quelque peu avancé dans leurs enquêtes sur les personnes mortes et blessées, notamment en interrogeant de hauts fonctionnaires, des policiers et des militaires, ils doivent aller plus loin. Divers éléments de preuve montrent que la responsabilité pénale de commandants ou d’autres supérieurs hiérarchiques pourrait être engagée. Le parquet doit faire tout ce qui est en son pouvoir afin d’élucider cette affaire et de permettre que les personnes concernées aient accès à la vérité, à la justice et à des réparations », a déclaré Ana Piquer, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.
Amnesty International a recueilli des informations sur 25 des 49 décès survenus lors de manifestations entre décembre 2022 et février 2023, et a conclu qu’au moins 20 d’entre eux peuvent être considérés comme des exécutions extrajudiciaires, qui constituent des crimes au regard du droit international, et qu’ils doivent tous faire l’objet d’une enquête en tant que tels. Avant le dépôt du recours constitutionnel, le 27 novembre, aucun fonctionnaire n’avait été formellement inculpé. Si la plainte cite quatre officiers de police et un membre de l’armée, semble-t-il de rang moyen ou inférieur dans la chaîne de commandement, aucun fonctionnaire n’a été arrêté. Ceci en dépit du fait que les dossiers relatifs à ces homicides incluent le nom des responsables des opérations, et les noms des unités de police et militaires et des officiers impliqués dans les opérations de répression. De même, dans des déclarations publiques adressées au parquet, divers fonctionnaires ont signalé que la présidente de la République et les membres du gouvernement ont été tenus informés des opérations.
« Selon des informations détenues par le parquet et rendues publiques, la présidente aurait déclaré aux procureurs qu’elle n’avait pas eu connaissance des agissements de la police et de l’armée en réponse aux manifestations et qu’il ne lui appartenait pas de s’immiscer dans celles-ci »
Concernant le premier volet de l’enquête, visant sept hauts fonctionnaires par le ministère public et portant sur la responsabilité du commandement, Amnesty International a analysé des documents officiels et s’est entretenue avec des avocat·e·s représentant les victimes, ainsi qu’avec des procureur·e·s travaillant sur l’affaire.
D’après les informations recueillies par Amnesty International, si les procureur·e·s ont bien interrogé de hauts représentant·e·s de l’État, ils n’auraient pas examiné tous les éléments de preuve les plus importants. Selon des informations détenues par le parquet et rendues publiques, la présidente aurait déclaré aux procureurs qu’elle n’avait pas eu connaissance des agissements de la police et de l’armée en réponse aux manifestations et qu’il ne lui appartenait pas de s’immiscer dans celles-ci. La Constitution péruvienne précise pourtant que le président « est le chef suprême des forces armées et de la police nationale ». Par ailleurs, selon des rapports publics, le chef du commandement conjoint des forces armées et l’ancien ministre de l’Intérieur ont tous deux déclaré devant le ministère public que la présidente était informée en continu et en personne de la situation qui se déroulait pendant les manifestations.
Selon la Cour interaméricaine des droits de l’homme, la responsabilité du commandement fait référence à la preuve que les autorités savaient ou auraient dû savoir que ces événements se produisaient, ainsi qu’à leur manquement au devoir de prendre des mesures pour prévenir et/ou sanctionner les actes susceptibles de conduire à des violations des droits humains.
Dans une lettre officielle du chef du commandement conjoint des forces armées datée du 20 janvier 2023, analysée par Amnesty International, les forces armées ont répondu à une requête du ministère public. Cette demande visait à obtenir des informations sur toute correspondance officielle reçue par le commandement conjoint des forces armées de la part de la présidente, du ministre de la Défense ou du président du Conseil des ministres durant les opérations menées à Andahuaylas du 10 au 12 décembre 2022, à Ayacucho le 15 décembre 2022 et à Juliaca le 9 janvier 2023. Dans sa réponse, le commandement conjoint des forces armées a maintenu que ses services n’avaient aucune trace d’une quelconque communication officielle émanant de l’un de ces hauts fonctionnaires. L’absence de communication sur ce sujet, si elle n’est pas réfutée par d’autres éléments solides, pourrait indiquer que la présidente et d’autres hauts représentant·e·s de l’État n’ont pas pris les mesures nécessaires pour prévenir les violations des droits humains.
Par ailleurs, dans une déclaration faite au bureau du procureur le 23 janvier, l’ancien ministre de la Défense et actuel président du Conseil des ministres a affirmé qu’il avait fait suivre au chef du commandement conjoint des forces armées un message WhatsApp de la présidente, dans lequel elle demandait que les opérations menées en réponse aux manifestations n’entraînent pas de pertes en vies humaines. La seule trace de ce message WhatsApp dans le dossier du procureur serait cependant une capture d’écran d’un message qui aurait été envoyé au chef du commandement conjoint des forces armées le 18 décembre, environ trois jours après les événements d’Ayacucho, au cours desquels l’armée a utilisé des balles réelles, ce qui a entraîné la mort de 10 civil·e·s. Cela signifie qu’il n’existe aucune preuve réelle que la présidente soit intervenue à temps pour prévenir les morts tragiques d’Ayacucho.
Ces informations suggèrent que le procureur chargé de l’enquête sur les hauts fonctionnaires n’a peut-être pas effectué le travail d’investigation nécessaire pour analyser ces éléments de preuve essentiels. Ces indices pourraient indiquer une omission de la part d’un·e supérieur·e qui aurait eu la responsabilité de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnables en son pouvoir afin de prévenir ou réprimer la commission de violations des droits humains ou de soumettre l’affaire aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites.
« En outre, bien qu’un policier ait affirmé au parquet en juin 2023 qu’il avait reçu l’ordre verbal d’utiliser des balles réelles lors de l’opération menée à Juliaca le 9 janvier »
Il est par ailleurs possible, selon les informations dont dispose Amnesty International, que les procureurs n’aient pas pris l’initiative de requérir l’autorisation judiciaire d’accéder aux relevés téléphoniques de hauts responsables pendant les manifestations.
En outre, bien qu’un policier ait affirmé au parquet en juin 2023 qu’il avait reçu l’ordre verbal d’utiliser des balles réelles lors de l’opération menée à Juliaca le 9 janvier, et qu’on lui avait dit que ces ordres venaient de la présidente, selon des informations relayées par des médias qui disposent d’une copie de ses déclarations devant un procureur, le parquet ne semble pas avoir suivi cette piste dans l’enquête, ni rappelé le policier pour l’interroger. L’opération menée à Juliaca a fait 18 mort·e·s parmi les civil·e·s et, selon des éléments de preuve recueillis par Amnesty International, la police et l’armée ont tiré à balles réelles en réponse aux manifestations, une mesure considérée comme illégitime au regard des normes internationales en matière de maintien de l’ordre lors de rassemblements.
En ce qui concerne le deuxième volet de l’enquête, l’EFICAVIP, établie au sein du bureau du procureur spécialisé dans les droits humains et les perspectives interculturelles, basé à Lima, la capitale, a progressé tout au long de l’année avec un effectif qui s’est élargi et qui compte actuellement 41 procureurs de différents niveaux selon les régions où les manifestations ont eu lieu. Bien que cette équipe ait réalisé des progrès de taille, de graves lacunes subsistent. Au cours des six mois écoulés depuis que les dossiers ont été transmis à cette équipe spéciale à Lima, les procureurs ont seulement effectué quelques visites sur les scènes de crime dans chaque ville.
Dans le cas de la ville d’Andahuaylas, où cinq personnes civiles sont mortes dans le cadre des opérations de police les 11 et 12 décembre, les procureurs ne se seraient rendus sur place que deux fois en six mois. Les avocats des familles concernées ont déclaré à Amnesty International que le parquet s’était rendu pour la première fois à l’aéroport d’Andahuaylas, lieu de la répression policière, huit mois après les décès. La même chose s’est produite dans la ville de Juliaca, dans la région de Puno, où 18 personnes ont été tuées lors d’opérations de répression policière contre les manifestations du 9 janvier 2023. Les familles et leurs avocats ont déploré que les procureurs n’aient pas procédé à une véritable inspection des lieux à l’aéroport de Juliaca avant le mois d’octobre. Lors de la création de l’EFICAVIP, l’objectif était que son personnel effectue un travail de terrain régulier, selon les informations fournies à Amnesty International par le parquet. Un représentant de l’EFICAVIP a cependant déclaré à Amnesty International que cette instance n’avait effectué que trois ou quatre visites de terrain dans la région de Puno en six mois.
« L’armée et la police ont continué à ne pas coopérer avec le Bureau du Procureur, ce qui a créé des obstacles que les procureurs doivent encore surmonter. Les registres des armes et des munitions restent incomplets, en partie parce que le parquet n’a pas saisi les armes ni recueilli les éléments balistiques dans les meilleurs délais après les événements »
Outre les retards dans les enquêtes, l’organisation interne de l’EFICAVIP a compromis les progrès de l’enquête et affecté l’accès des victimes et de leurs proches à la justice. Les procureurs et le personnel de l’équipe spéciale ont été remplacés à plusieurs reprises, ce qui a eu un impact négatif sur le suivi des affaires et sur les contacts avec les personnes représentant les victimes devant la justice. Des victimes et leurs proches ont également évoqué des obstacles lorsqu’il s’est agi de faire des déclarations par vidéoconférence, en raison de l’accès limité à Internet dans les zones rurales, ainsi que des problèmes pour assurer l’interprétation dans les langues maternelles. Ces problèmes ne se limitent pas au travail de l’EFICAVIP. Les avocat·e·s des victimes dans l’affaire contre la présidente et d’autres hauts fonctionnaires ont déclaré à Amnesty International que la programmation des audiences à Lima a été chaotique, obligeant parfois les proches à se rendre dans la capitale à grands frais pour de longs voyages par voie terrestre, pour que la procédure soit finalement annulée le jour même de l’audience.
L’armée et la police ont continué à ne pas coopérer avec le Bureau du Procureur, ce qui a créé des obstacles que les procureurs doivent encore surmonter. Les registres des armes et des munitions restent incomplets, en partie parce que le parquet n’a pas saisi les armes ni recueilli les éléments balistiques dans les meilleurs délais après les événements ; cela est également dû au manque de coopération de l’armée et de la police. Le chef du commandement conjoint des forces armées a déclaré à Amnesty International lors d’un entretien que les fusils utilisés par l’armée à Ayacucho le 15 décembre avaient été saisis, emballés et remis au parquet en janvier. L’équipe spéciale chargée d’enquêter sur les événements d’Ayacucho a cependant indiqué à Amnesty International que le parquet n’avait reçu aucune arme et n’avait même pas demandé leur remise.
La police nationale péruvienne (PNP) a également fourni au parquet des informations incomplètes et inégales sur les armes et les munitions utilisées au cours des opérations. Amnesty International a adressé à la PNP trois demandes d’informations publiques afin d’obtenir des renseignements plus précis sur les armes et les munitions employées lors des manifestations, mais la police n’a pas pleinement répondu à ces demandes. En septembre, Amnesty International a interrogé des représentants de la PNP qui, une fois de plus, n’ont pas fourni d’informations précises.
Enfin, la coordination entre les équipes de procureurs chargées de ces cas semble déficiente, ce qui signifie que des éléments de preuve importants peuvent avoir été analysés pour une partie de l’enquête sans être partagés avec d’autres services de la même instance afin d’avancer vers l’objectif commun de faire émerger la vérité. Selon le Code de procédure pénale péruvien, les procureurs de l’équipe spéciale doivent conclure la phase préliminaire de leurs enquêtes en avril et mai 2024, tandis que les procureurs chargés de l’enquête sur la présidente doivent le faire d’ici au mois de juin.
Ces dates représentent les délais dans lesquels les procureurs doivent formaliser les plaintes et passer à une deuxième phase d’enquête menant à une éventuelle poursuite pénale devant un juge.
« L’état d’avancement des enquêtes sur les décès survenus lors des manifestations est extrêmement préoccupant, car certaines des formalités les plus courantes n’ont pas encore été effectuées. Par exemple, plusieurs proches et témoins n’ont toujours pas été entendus et, dans certains cas, même des éléments de preuve essentiels tels que ceux recueillis lors d’autopsies ont été collectés tout récemment », a déclaré Marina Navarro, directrice exécutive d’Amnesty International Pérou. « Dans le contexte actuel, il est indispensable de garantir des enquêtes approfondies et impartiales dans les meilleurs délais. Il ne faut pas que les enquêtes soient classées parce que des éléments de preuve cruciaux ont été ignorés ou omis. Chaque jour qui passe, l’indignation de celles et ceux qui vivent avec des blessures graves ou la douleur d’avoir perdu des êtres chers grandit. Le Pérou et le monde doivent connaître la vérité avant qu’il ne soit trop tard. »