Après avoir passé plus d’une semaine dans l’est du Tchad, en novembre, à interroger des Darfouriens dans deux camps de réfugiés, j’ai réalisé que la dernière vague de violences au Darfour avait provoqué l’arrivée massive de nouveaux réfugiés au Tchad. Il était en particulier bouleversant, même si ce n’était pas surprenant, de constater la manière dont ces violences avaient touché les femmes et les filles, non seulement au Darfour mais aussi durant leur périlleux voyage vers le Tchad.
Pour fuir les combats qui opposent les Salamats et les Misseriyas, deux tribus arabes présentes au Soudan et au Tchad, de nombreuses femmes sont parties sans rien emporter d’autre que les vêtements qu’elles avaient sur le dos et elles sont parvenues jusqu’au Tchad. Beaucoup m’ont confié qu’elles avaient dû s’enfuir après avoir vu leurs proches être abattus, leur maison brûlée et leurs biens volés.
J’ai passé de longues heures avec des groupes de femmes dans les camps de réfugiés, à écouter le récit de leurs expériences traumatisantes, leurs peurs et leurs espoirs. Elles parlaient de leur passé, de leur présent et aussi de leur avenir. Toutes avaient énormément souffert. La plupart avaient perdu leur mari ou d’autres membres de leur famille proche. Beaucoup ne savaient pas où étaient leurs enfants, ni même s’ils étaient en vie. Certaines d’entre elles avaient été rouées de coups ou bien on leur avait tiré dessus. D’autres avaient été violées.
Les camps de réfugiés que nous avons visités abritaient principalement des femmes et des enfants. Dans le camp d’Abgadam, situé dans un coin reculé du sud-est du Tchad, l’absence des hommes est frappante. Les maris de certaines des femmes sont restés au Soudan pour veiller sur leur bétail, ou sont retournés dans leur village pour voir s’ils pouvaient récupérer quelques-uns de leurs biens. Beaucoup ont disparu ou ont été tués.
Une femme de la tribu Masalit qui vivait à Abujeradil, un village du Darfour, m’a raconté :
« On s’est levé un matin pour préparer le petit-déjeuner et on a entendu des coups de feu au loin. On a eu peur et je me suis enfuie avec les enfants. Mon mari a refusé de venir, il voulait rester pour veiller sur la maison et le bétail. On m’a dit plus tard qu’il était mort. On lui a tiré dans la poitrine... Maintenant je suis ici toute seule avec mes huit enfants, et ce n’est pas facile... »
Une autre femme, mère de cinq enfants, m’a expliqué que son mari avait été abattu alors qu’il tentait de s’enfuir. Il portait leur fils de cinq ans. « Je suis retournée vers eux en courant pour voir s’ils allaient bien... et j’ai vu qu’ils étaient morts sur le coup », confie-t-elle les yeux baissés vers le sol, comme si elle essayait de masquer sa douleur.
Ce ne sont que deux des nombreux récits que j’ai entendus pendant que je me trouvais dans ces camps de réfugiés de l’est du Tchad. Mais ce qui a représenté pour moi une véritable leçon d’humilité, c’est que malgré les horreurs que ces femmes ont vécues, elles aspiraient toutes à un avenir meilleur. Beaucoup m’ont dit qu’elles voulaient avoir accès à l’éducation, pour elles et, surtout, pour leurs enfants. « C’est à cause du manque d’instruction que nous en sommes là maintenant », affirment nombre d’entre elles. « L’éducation est notre seul espoir pour un meilleur avenir. »
Viol et autres formes de violence sexuelle
Le viol et les autres formes de violence sexuelle sont l’un des aspects du conflit armé au Darfour et représentent une menace constante pour les femmes et les filles, à la fois dans les zones directement concernées par les affrontements et dans le reste de la région, où le conflit entretient une insécurité généralisée.
Après avoir parlé aux responsables, hommes et femmes, de la tribu Masalit au camp de Goz Amir, j’ai demandé aux hommes qui nous entouraient de nous laisser pour que les femmes puissent parler librement. Dès qu’ils sont partis, une femme m’a attrapé le bras et m’a dit que des hommes armés avaient enlevé sa fille de 10 ans lors de l’attaque de son village. Ils ont gardé la fillette pendant quatre jours, durant lesquels ils l’ont rouée de coups et violée. Puis ils l’ont abandonnée sur la route qui mène au Tchad. « Elle n’a que 10 ans. Elle est revenue couverte d’ecchymoses, ils l’ont battue et violée. Comment ont-ils pu faire ça à un enfant », m’a-t-elle demandé. Bonne question. Comment qui que ce soit peut faire ça à un enfant ?
De nombreuses femmes m’ont dit que des hommes armés les avaient harcelées et menacées pendant qu’elles fuyaient vers le Tchad. Certaines ont ajouté que des hommes avaient tenté d’arracher les vêtements qu’elles portaient. D’autres m’ont parlé de femmes enlevées sous leurs yeux, qui réapparaissaient quelques jours plus tard pratiquement nues.
Une jeune femme de 20 ans m’a expliqué qu’elle avait été enfermée dans une pièce avec beaucoup d’autres femmes de son village. Des hommes armés, vêtus de treillis militaires, sont venus, ont emmené « les plus jolies » et les ont violées. « Ils sont venus, ont tué tous nos hommes et nous ont battues, et ils ont violé certaines d’entre nous. Ils ont dit que nous étions des esclaves. »
Le plus frappant, c’est la manière dont certaines de ces femmes semblent avoir accepté le viol comme faisant partie de leur sort. Elles ont trop peur pour en parler, elles ne veulent pas être stigmatisées par leur communauté. Elles ont trop peur pour signaler le viol, peur d’être harcelées, en particulier quand les violeurs sont des agents de l’État. Elles n’ont aucune confiance en la capacité ou la volonté des autorités d’enquêter. Elles savent que cela ne devrait pas arriver mais elles sont persuadées que l’on ne peut rien y faire.
Des travailleurs humanitaires et des employés des Nations unies avec qui nous nous sommes entretenus ont confirmé que le nombre de cas de violence sexuelle signalés est étrangement bas. Ils sont d’autant plus préoccupés par ce constat qu’ils savent que le viol est une composante majeure du conflit au Darfour, qui dure maintenant depuis 10 ans. Et effectivement, pratiquement tous les réfugiés, hommes et femmes, avec qui j’ai pu parler m’ont dit que les violences sexuelles, en particulier le viol, restent très répandues au Darfour et qu’elles ont assurément été fréquentes lors des affrontements les plus récents dans la région.
Ces violences ne sont pas limitées aux zones touchées par le conflit. Elles semblent être une part intégrante de l’insécurité omniprésente qui règne dans tout le Darfour depuis le début du conflit, il y a 10 ans.
Beaucoup de femmes et de filles sont violées quand elles vont chercher du bois. Un homme m’a expliqué que « parfois, vous voyez une femme revenir avec les vêtements déchirés après avoir disparu quelques jours. Vous pouvez deviner ce qu’il s’est passé. Le problème, c’est qu’on ne peut rien y faire. »
Ce que montrent les récits terribles de ces femmes, c’est que le gouvernement soudanais a été parfaitement incapable de remplir certaines obligations qui lui incombent aux termes du droit international, à savoir empêcher les violations fondamentales des droits humains, protéger la population de ces atrocités et punir leurs auteurs. Certaines de ces violences peuvent équivaloir à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité pour lesquels des individus peuvent être tenus pénalement responsables. Les autorités soudanaises doivent aussi faire preuve de la diligence requise pour empêcher ces atteintes et en punir les auteurs, qu’il s’agisse ou non d’agents de l’État.
Les droits des femmes sont souvent oubliés et traités comme s’ils étaient d’une importance secondaire, dans les situations de conflits mais aussi en dehors. Malgré les efforts de la communauté internationale pour s’attaquer aux violations des droits fondamentaux et aux sévices infligés aux femmes et aux filles au Darfour, le viol et les autres formes de violence sexuelle continuent de représenter une menace constante, en particulier en raison de l’impunité omniprésente et généralisée. Il faut en faire plus pour lutter contre les effets de la crise en cours et pour protéger les femmes et les filles de ces violences incessantes qui durent depuis une décennie.