Le 11 janvier 2016, un attentat-suicide a été commis dans un café tenu par un chiite et très fréquenté par les jeunes du quartier d’Al Asri, à Muqdadiya (province de Diyala). Selon certains médias, des membres de milices chiites se trouvaient aussi à proximité. Quelques minutes plus tard, alors que les secouristes et la foule se pressaient pour venir en aide aux victimes, une voiture piégée a explosé devant le café. Selon les chiffres fournis à Amnesty International par Adnan al Tamimi, chef du Conseil municipal de Muqdadiya, ce double attentat à la bombe a fait 27 morts – des hommes sunnites et chiites – et 41 blessés.
Les habitants ont immédiatement attribué cet attentat au groupe se désignant sous le nom d’État islamique (EI), tristement célèbre pour ses attaques contre la communauté chiite. Celui-ci a revendiqué les deux explosions quelques temps plus tard.
Le soir du 11 janvier et dans les jours qui ont suivi, des membres de milices chiites armés se sont livrés à des actes de violence aveugle, enlevant et tuant des hommes sunnites et incendiant et détruisant des mosquées, des boutiques et d’autres biens sunnites dans différents quartiers de Muqdadiya, tels qu’Al Azzi, Al Hurriya, Al Asri, Al Filisteen, Al Askari, Al Souq, Al Moalimeen, Dour al Sifr et Al Ahmar, ainsi que dans le village voisin d’Al Qubba.
Le propriétaire d’une boutique voisine du café, blessé dans l’explosion, a raconté à Amnesty International que le quartier avait été la cible de nombreux incendies volontaires le soir du 11 janvier en réaction au double attentat. Selon lui, des agents des forces de sécurité sont venus voir les dégâts plus tard dans la soirée, mais sont repartis sans avoir parlé à personne ni interrogé les victimes ou leurs familles sur ce qui s’était passé.
D’autres témoins directs ont déclaré à l’organisation que des enlèvements et des assassinats d’hommes sunnites, ainsi que des destructions de biens appartenant à des membres de la communauté sunnite, avaient eu lieu en plein jour, parfois sous les yeux des forces de l’ordre, qui n’avaient rien fait pour les empêcher ni pour arrêter les assaillants. Ils ont aussi affirmé avoir vu des membres de milices, au volant de voitures de police, utiliser des haut-parleurs pour appeler les sunnites à quitter la ville. Toujours selon ces témoins, les mots irhal (partez) ou matlub damm (nous voulons du sang/de la vengeance) ont été écrits sur des maisons où vivaient des sunnites. Des habitants ont dit à Amnesty International que plusieurs dizaines de personnes avaient été enlevées ou tuées.
Amnesty International a aussi examiné des photos et des vidéos, disponibles publiquement ou fournies par des habitants, et a croisé ces sources d’information avec des témoignages, des articles de presse et d’autres éléments. L’organisation a recueilli des informations sur un certain nombre d’enlèvements et d’homicides d’hommes sunnites. Les noms des victimes ont été changés pour éviter les représailles contre leurs familles.
Parmi ces cas figure celui d’Amer, 22 ans. Son frère a expliqué à Amnesty International :
« Deux voitures se sont arrêtées devant chez nous tard dans la soirée du 13 janvier. Des hommes armés en tenue de camouflage et cagoulés sont entrés dans la maison et ont poussé ma mère par terre, puis ils ont emmené Amer. Nous ne l’avons pas revu. Le lendemain, un ami de notre famille qui travaille à l’hôpital nous a appelés pour nous dire de venir chercher le corps d’Amer, qui avait été retrouvé dans la rue. Il avait reçu une balle dans l’œil droit et une dans le front. Les miliciens qui sévissent à Muqdadiya sous le nom d’Asaib Ahl Al Haq [une milice chiite] considèrent que tous les sunnites de Muqdadiya sont des Saddamis [des sympathisants de l’ancien président irakien Saddam Hussein], et de nombreux sunnites ont été enlevés dans la rue ou chez eux et tués sur le champ. La première semaine des événements, des miliciens ont fait le tour de la ville dans des voitures équipées de haut-parleurs, demandant aux hommes sunnites de sortir de chez eux. Le 13 janvier plus de 100 hommes ont été emmenés. Personne ne les a revus depuis. »
Anas, commerçant de 65 ans et ancien réserviste de l’armée, a été abattu devant chez lui le vendredi 15 janvier. Sa fille a déclaré à Amnesty International :
« Deux hommes masqués l’ont abordé et lui ont tiré deux balles dans la tête. Il est mort sur le coup, à 11 heures du matin. Il y avait plein de monde dans la rue, dont des policiers, mais personne n’est intervenu pour arrêter les agresseurs. Nous avons supplié les gens de nous aider à le transporter, mais personne n’a accepté ; les gens avaient trop peur. Nous l’avons emmené à l’hôpital, puis nous l’avons enterré nous-même. Maintenant nous sommes trop terrorisés pour rouvrir la boutique, nous ne voulons pas risquer la vie de mon frère.
« Les miliciens sèment la terreur dans les rues, forçant les gens à quitter Muqdadiya. Sur les murs de certaines maisons, il est écrit “irhal” ou “matlub damm”. Les miliciens ont détruit les mosquées et pris le contrôle de la rue. La police est impuissante. Tout le monde a peur ; maintenant, nous nous enfermons à clé dès le milieu de l’après-midi et nous n’ouvrons plus à personne ensuite. »
Karim, 33 ans, père de cinq enfants, a été enlevé devant chez lui. Son frère a raconté à Amnesty International :
« Les attentats ont eu lieu à la tombée de la nuit, alors que nous étions tous à la maison. Le lendemain [12 janvier], nous étions assis devant chez nous quand, vers 10 heures, des miliciens vêtus de noir sont descendus d’une voiture et nous ont dit que quiconque parlerait ou lèverait la tête serait tué sur le champ. Ils ont appelé mon frère par son nom et l’ont emmené. Nous avons demandé de ses nouvelles à des membres d’Hashd al Shaabi [les Unités de mobilisation populaire, un groupement de milices chiites soutenu et armé par le gouvernement pour lutter contre l’EI] et à la police, mais personne ne savait ce qu’il était devenu. Deux heures plus tard, vers midi, nous avons reçu un appel de l’hôpital nous informant que quelqu’un correspondant au signalement de mon frère venait d’être amené. Il avait été abattu d’une balle dans la tête.
« Après l’explosion dans le café, des miliciens sont allés au domicile de sunnites et ont abattu le premier homme qui se présentait à la porte. C’est arrivé à quatre ou cinq reprises dans les environs. Des hommes continuent d’être enlevés et tués. Tout le monde sait qui commet ces crimes, mais les gens ont trop peur pour parler. Nous n’osons plus sortir et nous avons peur qu’ils reviennent nous tuer. »
Des journalistes sunnites qui couvraient les événements de Muqdadiya ont aussi été pris pour cible. Le 12 janvier, Saif Talal et Hassan al Ankabi, respectivement journaliste et caméraman pour la chaîne de télévision Al Sharqiya, ont été sortis de force de leur voiture par des miliciens à un poste de contrôle du quartier d’Abu Sayda, au sud-ouest de Muqdadiya, puis ont été abattus, selon un communiqué de la chaîne. Ils se rendaient à Baquba après avoir accompagné à Muqdadiya le commandant des opérations militaires du Tigre, le général de corps d’armée Mezher al Azzawi.
Un militant irakien, dont nous tairons le nom pour des raisons de sécurité, a déclaré à Amnesty International qu’il avait recensé au moins 15 cas d’hommes sunnites qui avaient été enlevés et tués à la suite du double attentat dans le café, et un cas de destruction totale d’une maison par des miliciens chiites. Selon lui, craignant pour leur vie, plus de 100 familles auraient quitté la ville pour aller se réfugier dans les environs. L’organisation a recueilli d’autres témoignages similaires auprès des habitants.
Le chef du Conseil municipal de Muqdadiya, Adnan al Tamimi, membre de la communauté chiite, a affirmé que le nombre de tués avait été exagéré et a nié que les milices chiites ne s’en prennent qu’aux hommes sunnites. Lors d’un entretien téléphonique avec Amnesty International le 29 janvier 2016, il a déclaré que seules sept personnes avaient été tuées par « des agresseurs non identifiés » dans les jours suivant les attentats à la bombe, et que les informations parues dans les médias et faisant état de violences intercommunautaires étaient exagérées. Selon lui, les mots sur les murs de certaines maisons avaient été écrits par des personnes non identifiées dans la nuit suivant le double attentat et apparaissaient sur des maisons appartenant aussi bien à des sunnites qu’à des chiites.
Quand l’organisation lui a demandé les noms et les adresses des familles chiites qui avaient été visées par de telles inscriptions, il n’a pas été en mesure de répondre.
On reste sans nouvelles de plusieurs dizaines d’hommes sunnites de Muqdadiya et des alentours, et il y a fort à craindre qu’ils aient été tués. Le 21 janvier, les médias ont indiqué que, de source médicale, quelque 70 corps se trouvaient toujours à l’hôpital de la ville car les familles avaient trop peur de venir les chercher. Selon cette même source citée dans les médias, beaucoup de cadavres n’étaient pas identifiables car ils avaient été défigurés par la torture ou brûlés.
Des habitants sunnites ont également accusé les milices chiites d’avoir détruit au moins 12 mosquées sunnites dans différents quartiers de Muqdadiya. D’après la chaîne de télévision Al Fallujah, des miliciens ont aussi fait irruption au domicile du prédicateur sunnite de la mosquée du village d’Al Qubba, au sud-ouest de Muqdadiya. Ils ont frappé ses parents et les ont jetés hors de la maison avant d’y mettre le feu.
Le 15 janvier 2016, l’ayatollah Ali al Sistani, membre le plus haut placé du clergé chiite irakien, a condamné les attentats de l’EI et les attaques contre des mosquées sunnites dans la province de Diyala, et a exhorté le gouvernement à contenir les groupes militants, y compris ceux qui œuvrent aux côtés des forces gouvernementales.
Le 17 janvier, le commandement de la police de Diyala a annoncé avoir arrêté sept personnes en lien avec le double attentat du café et a déclaré que Muqdadiya avait été le théâtre d’un « plan malveillant destiné à provoquer des tensions interconfessionnelles et à troubler la stabilité interne ».
Ces homicides délibérés et illégaux, perpétrés par des membres de milices qui, de fait, font maintenant partie des forces gouvernementales, s’apparentent à des exécutions extrajudiciaires, qui sont des crimes au regard du droit international.
Par ailleurs, commises dans le cadre du conflit armé irakien, ces exécutions sommaires constituent également des crimes de guerre et de graves violations du droit international humanitaire. La destruction délibérée d’habitations et de biens de caractère civil par les milices chiites pourrait aussi être constitutive de crimes de guerre. Les autorités ont le devoir de veiller à ce que des enquêtes efficaces et impartiales soient menées sur ces crimes dans les meilleurs délais et que les auteurs présumés soient jugés dans le cadre de procès équitables.
Les sunnites de la province de Diyala ou d’ailleurs ne doivent pas être punis collectivement pour les crimes horribles commis par l’EI. Ces attaques de représailles ne font qu’alimenter la violence intercommunautaire et creuser le fossé entre les chiites, les sunnites et les autres communautés religieuses et ethniques.
Ce n’est pas la première fois que les milices chiites de la province de Diyala procèdent, en toute impunité, à des exécutions sommaires et à d’autres violations graves visant la population sunnite. Des faits similaires ont eu lieu en janvier 2015, quand les forces gouvernementales et les milices qui les soutiennent ont tué à titre de représailles des sunnites soupçonnés de soutenir l’EI et ont incendié des maisons et des mosquées après avoir repris à l’EI certaines zones de cette province. Elles ont procédé à l’exécution extrajudiciaire d’au moins 56 musulmans sunnites de Barwana, un village situé à l’ouest de Muqdadiya, après avoir arrêté tous les hommes sous le prétexte de contrôler leur identité. Les victimes, les mains menottées et les yeux bandés pour la plupart, ont été abattues. Après le massacre de Barwana, le Premier ministre irakien, Haider al Abadi, a déclaré avoir ordonné officiellement l’ouverture d’une enquête, mais aucune information sur le contenu de cette enquête ou sa procédure n’a été rendue publique et personne n’a été traduit en justice.
Le pouvoir croissant des milices chiites depuis la prise de Mossoul, deuxième ville du pays, par l’EI en juin 2014, et leur intégration aux Unités de mobilisation populaire, a créé une situation de non-droit dans laquelle les miliciens commettent des homicides, des enlèvements et d’autres violences s’apparentant à des crimes de guerre, toujours dans l’impunité la plus totale.
Le fait que les milices chiites continuent de se rendre coupables de crimes de guerre montre bien l’incapacité des autorités irakiennes à prendre des mesures concrètes pour enquêter correctement sur ces actes et en poursuivre les responsables, malgré les preuves accablantes produites par Amnesty International et d’autres organisations à propos des exactions commises par ces milices dans diverses provinces du pays. L’impunité dont jouissent les milices a favorisé la perpétration de nouvelles violations graves contre les communautés sunnites et a renforcé l’état de non-droit, en particulier dans les zones reprises à l’EI.
Face aux attaques incessantes contre les sunnites, plusieurs députés sunnites irakiens ont lancé le 25 janvier un appel à la communauté internationale pour qu’elle protège la population sunnite des attaques des Unités de mobilisation populaire dans les provinces de Diyala et de Salah al Din, dont les habitants sont en butte aux représailles pour les crimes commis par l’EI.
Bien qu’elles aient été reconnues par le Premier ministre Haider al Abadi comme faisant partie des forces de sécurité et qu’elles reçoivent des armes et d’autres formes de soutien de la part de l’État, les Unités de mobilisation populaire continuent d’agir en dehors de tout cadre légal. Un projet de loi sur la Garde nationale, destiné à organiser les forces de l’ordre et à intégrer officiellement les Unités de mobilisation populaire à l’appareil de sécurité, est actuellement bloqué au Parlement. Indépendamment de l’adoption ou non d’une telle loi, les autorités irakiennes ont l’obligation de prendre immédiatement des mesures concrètes pour maîtriser les milices chiites, mettre un terme aux homicides illégaux, veiller à ce que ces milices respectent le droit international humanitaire, et mettre en place un mécanisme garantissant l’ouverture d’enquêtes indépendantes et impartiales sur leurs violations présumées – qu’elles agissent aux côtés des forces de sécurité ou de façon indépendante – et la comparution en justice des responsables.