Communiqué de presse

Prix Nobel : L’Union Européenne n’a pas le temps de se reposer sur ses lauriers Par Marek Marczynski, directeur adjoint du programme Europe et Asie centrale d’Amnesty International

Depuis plus d’un siècle, le prix Nobel de la paix est parmi les récompenses les plus prestigieuses et les plus largement reconnues qui soient attribuées à des militants en faveur de la paix, à des défenseurs des droits humains et à des hommes et femmes d’État exceptionnels. La remise de ce prix à l’Union européenne le 12 octobre a donc dû donner lieu à des festivités à Bruxelles.

L’attribution de cette récompense à Martin Luther King, Desmond Tutu ou encore Aung San Suu Kyi a permis des changements considérables et à long terme en matière de droits humains dans leurs pays respectifs.

Avec ce prix, ces courageux défenseurs des droits humains ont obtenu la reconnaissance internationale et les moyens de poursuivre leur lutte en faveur des droits fondamentaux.

Dans le cas de l’Union européenne (UE), il s’agit de reconnaître ce qu’a apporté une institution multinationale dans le domaine de la paix et des droits humains. Ce n’est pas tout à fait injustifié d’un point de vue historique.

L’UE a rendu la guerre entre ses États membres complètement impensable, ce qui, compte tenu de l’histoire de l’Europe, est loin d’être négligeable.

Elle est parvenue à ce résultat principalement en faisant du respect des droits humains et de l’état de droit ses valeurs fondamentales et en les hissant au rang de principes non négociables, même si elle ne parvient pas toujours à les faire appliquer.

À travers son processus d’adhésion et sa politique étrangère, l’Union européenne a contribué à apporter des changements dans toute la région et dans le monde entier.

Mais ses dirigeants seraient malavisés de voir dans l’attribution de ce prix Nobel de la paix un verdict définitif portant sur les réalisations passées de l’institution : il y a encore beaucoup à faire, que ce soit au sein de l’UE ou en dehors.

Ils devraient au contraire considérer l’attribution de cette récompense comme un rappel. L’Union européenne devrait réaffirmer les valeurs qu’elle défend, reconnaître ses faiblesses et prendre en compte ce que peut réserver l’avenir.

Parce qu’il ne faut pas oublier que quand la guerre a éclaté en ex-Yougoslavie, dans les années 1990, la Communauté européenne s’est trouvée face à un test important concernant son engagement envers les droits humains. Et beaucoup ont trouvé sa réaction à la fois lente et inadéquate.

Elle a été vivement critiquée pour ne pas avoir pris de mesure politique suffisamment ferme afin d’empêcher le conflit qui guettait, puis pour son manque de réactivité et sa réponse inadaptée lorsqu’il a éclaté.

Que ce soit durant la période de paix souvent précaire qui a suivi les accords de Dayton, signés en 1995, ou lorsque la guerre a pris fin au Kosovo, en 1999, les représentants de l’Union européenne en ex-Yougoslavie n’ont pas insisté pour que les responsables présumés des horreurs commises pendant les guerres soient traduits en justice.

Lorsque la Commission européenne a donné son accord, en 2011, pour l’adhésion de la Croatie à l’UE, le pays comptait encore environ 700 affaires non résolues de crimes de guerre. Étant donné la lenteur avec laquelle ce type d’affaires est traité en Croatie, un tel retard ne sera pas rattrapé avant 30 ans.

Le processus d’adhésion est un élément essentiel pour mettre ce sujet à l’ordre du jour. Malheureusement, les autorités croates n’ont pris que peu de mesures pour s’occuper de ce problème.

L’UE peut-elle vraiment se permettre de poursuivre le processus d’adhésion d’un pays qui a si peu progressé dans les affaires de crimes de guerre ?

De la même manière, au Kosovo, la mission EULEX, menée dans le cadre de la politique de sécurité et de défense de l’UE et opérationnelle depuis décembre 2008, n’a que peu progressé pour ce qui est de traduire en justice les membres de la communauté albanaise présumés responsables de crimes de guerre durant la guerre de 1998-1999 ou juste après.

La Special Investigative Task Force, une unité spéciale d’enquête créée en 2011 et basée à Bruxelles, n’a pas encore été en mesure de signaler des avancées dans les enquêtes sur les enlèvements de Serbes kosovars, qui étaient transférés en Albanie où il semble qu’ils étaient torturés et tués ; leurs organes étaient parfois prélevés pour être vendus au marché noir.

En juin 2012, l’Union européenne a adopté une nouvelle politique impressionnante en matière de droits humains dans le domaine des affaires étrangères et a notamment nommé un nouveau représentant spécial pour les droits de l’homme.

L’un des éléments les plus importants de cette nouvelle politique est le fait que les droits fondamentaux deviennent la norme dans tous les échanges de l’UE avec des pays tiers. En résoudre les incohérences est une tâche considérable, effectivement digne d’un lauréat du prix Nobel.

La réaction de l’UE aux événements qui ont eu lieu à Andijan, en Ouzbékistan, en 2005, n’était pas non plus pensée sur le long terme.

Les forces de sécurité ont tué des centaines de manifestants, pour la plupart pacifiques, y compris des femmes et des enfants.

Dans les six mois qui ont suivi, l’Union européenne a condamné le massacre, réclamé une enquête internationale indépendante et imposé à l’Ouzbékistan des sanctions limitées. Mais elle semble s’être ravisée petit à petit.

Les demandes pour que l’Ouzbékistan remplisse les obligations qui lui incombent aux termes du droit international relatif aux droits humains se sont atténuées, toutes les sanctions ont finalement été levées et l’appel en faveur d’une enquête internationale indépendante sur le massacre d’Andijan a été abandonné.

Amnesty International a, à plusieurs reprises, averti l’Union européenne que des violations des droits fondamentaux étaient régulièrement commises en Ouzbékistan (arrestations arbitraires, détentions au secret, torture, procès iniques à l’encontre de personnes critiquant le régime…).

L’UE accepte trop rapidement la version des faits livrée par le pouvoir et ferme les yeux sur ces violations. Il est difficile de ne pas conclure que l’UE est revenue sur ses engagements en matière de droits humains pour protéger ses intérêts économiques, et plus particulièrement ceux d’un État membre spécifique.

Les problèmes ne résident pas uniquement au niveau du manque de cohérence face au monde extérieur mais également au niveau de l’intérêt porté aux atteintes aux droits fondamentaux et des relations entre les politiques intérieures et étrangères.

Le conflit armé en Syrie a fait plus de 23 000 morts et a forcé des centaines de milliers de personnes à fuir leur foyer. En plus d’apporter des fonds dont la nécessité se fait cruellement sentir, l’UE condamne vivement les violations des droits humains et du droit humanitaire commises à grande échelle en Syrie. Pourtant, une fois encore, elle évite de se demander ce qu’elle devrait faire à l’intérieur de ses propres frontières à propos de la crise syrienne.

Les Nations unies estiment à 1,2 million le nombre de personnes déplacées à l’intérieur de la Syrie. La Turquie, la Jordanie, l’Irak et le Liban, voisins de ce pays, ont autorisé de très nombreuses personnes à pénétrer sur leur territoire et à y rester.

Environ 15 000 Syriens ont déposé des demandes d’asile auprès de l’Union européenne depuis le début du conflit, en 2011. Cependant, dans certains pays de l’UE, ces personnes ont des difficultés à accéder à la procédure d’asile.

Des informations alarmantes font état de Syriens repoussés hors des frontières de l’Union européenne, un sort qu’ils partagent avec de nombreux réfugiés et migrants. En fait, il faut de toute urgence que l’UE lauréate du prix Nobel de la paix se penche sur les violations des droits des réfugiés et des migrants qu’elle-même commet à travers le système de protection de ses frontières, le traitement réservé aux réfugiés et son incapacité à partager leur prise en charge.

L’Union européenne a reçu ce prix pour avoir obtenu la paix à l’intérieur de ses frontières et pour son respect des droits humains. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit bien là d’une réalité. Toutefois, ce n’est pas non plus le moment de se complaire dans l’autosatisfaction, ces dernières années ayant montré un relâchement dans l’attention accordée aux violations des droits fondamentaux et un manque désespérant de volonté politique pour élaborer un mécanisme de défense des droits humains propre à l’UE.

Malgré sa Charte des droits fondamentaux et sa solide législation contre la discrimination, la discrimination contre les Roms bat son plein dans plusieurs pays, un problème auquel l’UE en tant qu’institution n’a toujours pas apporté de réponse adéquate.

Une mesure peu convaincante visant à traiter le problème de la discrimination envers les musulmans et d’autres minorités place l’Union européenne dans une position embarrassante d’un point de vue politique.

Et il y a le traitement réservé aux minorités sexuelles dans certains des nouveaux États membres.

Aujourd’hui, le prix Nobel de la paix fait espérer que l’Union européenne sera capable de se demander sincèrement pour quelles raisons elle a obtenu ce prix et quels sont les efforts qu’elle doit obligatoirement fournir en matière de droits humains et de politique étrangère.

Si elle y parvient, elle sera en mesure de faire face à certains des enjeux fondamentaux auxquels elle est confrontée et elle pourra se tenir fièrement aux côtés de défenseurs des droits humains tels que Martin Luther King, Desmond Tutu ou Aung San Suu Kyi.

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