L’invasion de grande ampleur de l’Ukraine par la Russie en 2022 a donné lieu à de nombreux crimes de guerre, déclenché une crise mondiale dans les secteurs de l’énergie et des denrées alimentaires, et encore davantage perturbé un système multilatéral déjà déficient. Elle a aussi exposé au grand jour l’hypocrisie des pays européens, qui ont réagi avec force à l’agression russe mais ont fermé les yeux sur de graves violations commises ailleurs, voire en ont été complices. Si on peut saluer l’adoption immédiate de mesures juridiques destinées à protéger les réfugié·e·s ukrainiens qui fuyaient la guerre, on ne peut que regretter que, dans le même temps, les pays européens aient cherché à s’opposer à l’arrivée d’autres personnes qui tentaient d’échapper aux conflits et à la répression au Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne, a déclaré Amnesty International à l’occasion de la publication de son Rapport 2022/23 sur la situation des droits humains dans le monde.
« L’année 2022 entrera dans l’histoire comme celle où la Russie a lancé une invasion militaire à grande échelle de l’Ukraine, commettant des crimes de guerre et de possibles crimes contre l’humanité, avec des répercussions dans le monde entier, notamment le plus grand exode de réfugié·e·s qu’ait connu l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale », a constaté Nils Muižnieks, directeur d’Amnesty International pour l’Europe.
Une politique du « deux poids, deux mesures » et un racisme éhontés
L’Union européenne a activé pour la première fois sa Directive de protection temporaire quelques jours seulement après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, accordant ainsi une protection immédiate aux Ukrainiens, aux Ukrainiennes et à un certain nombre d’autres personnes déplacées qui fuyaient l’agression russe. Elle a ainsi montré que, en tant qu’union de pays parmi les plus riches du monde, elle était plus que capable de recevoir un grand nombre de personnes en quête de sécurité et de leur donner rapidement accès à un logement, au marché du travail et à l’éducation. Amnesty International avait demandé par le passé que cette Directive soit appliquée à d’autres groupes de personnes souhaitant obtenir la protection de l’Europe.
Or, les personnes se présentant aux frontières de l’Europe pour solliciter une protection, en particulier en provenance d’Afghanistan, de Syrie et d’Afrique subsaharienne et faisant l’objet de préjugés liés à leurs origines, continuaient d’être victimes de racisme, d’être soumises à des actes de torture et à d’autres mauvais traitements et d’être violemment rejetées. Leurs besoins en matière de protection et leurs histoires individuelles n’étaient bien souvent même pas examinés. En juin, 37 personnes originaires d’Afrique subsaharienne ont été tuées lors d’interventions des forces de sécurité espagnoles et marocaines à la frontière de l’enclave espagnole de Melilla. On était en outre sans nouvelles de 77 autres personnes depuis ces événements.
Zacharias, un jeune Tchadien de 22 ans, a déclaré à Amnesty International : « Les forces de sécurité marocaines et espagnoles nous jetaient de tout : bombes lacrymogènes, pierres, balles et munitions en caoutchouc [...] Nous ne voyions rien et nous pouvions à peine respirer. »
Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été renvoyés depuis la Bulgarie et la Grèce vers la Turquie, depuis la Turquie vers l’Iran ou la Syrie, depuis Chypre vers le Liban, depuis la Croatie vers la Bosnie-Herzégovine, depuis la Hongrie vers la Serbie, et depuis la Lettonie, la Lituanie et la Pologne vers le Bélarus. Celles et ceux qui ont réussi à entrer sur le territoire de l’Union européenne ont été placés arbitrairement en détention, parfois de longue durée, ou renvoyés au-delà des frontières, souvent violemment. Les personnes parvenues en Lituanie, en Lettonie ou en Pologne ont été victimes d’actes de torture et d’autres mauvais traitements.
Les personnes qui tentent d’atteindre les côtes européennes par bateau sont souvent interceptées par les garde-côtes libyens, qui sont financés par l’Union européenne, et ramenées en Libye, où elles sont systématiquement placées en détention arbitraire et prolongée, dans des conditions épouvantables, et souvent victimes d’actes de torture, notamment de violences sexuelles, de meurtres, de disparitions forcées, de travail forcé ou d’exploitation. Les ONG qui affrètent des navires de sauvetage en Méditerranée font l’objet de poursuites en justice de la part des autorités, qui s’efforcent en outre de s’opposer à leurs activités de diverses manières – en retardant le débarquement des personnes secourues ou en exigeant que celui-ci se fasse dans un port éloigné de l’endroit où celles-ci ont été retrouvées, par exemple.
« Les nations européennes ont montré qu’elles savaient parfaitement ce qu’il fallait faire pour venir en aide aux personnes en quête de protection internationale et, surtout, qu’elles en avaient les moyens », a déclaré Nils Muižnieks, directeur d’Amnesty International pour l’Europe. « Le racisme, la violence, les détentions arbitraires et les renvois forcés illégaux doivent disparaître, pour céder la place à la compassion et au respect du droit international. Au lieu de fortifier les frontières, les autorités doivent ouvrir des voies sûres et légales pour les personnes cherchant refuge en Europe. »
Des dissidentes et des dissidents cibles d’une répression impitoyable
Plusieurs pays de la région ont pris des mesures arbitraires ou excessives visant à interdire les manifestations. En Republika Srpska (Bosnie-Herzégovine), les autorités ont interdit les manifestations destinées à commémorer les persécutions commises pendant la guerre. En Turquie, ce sont les marches des fiertés et les rassemblements à la mémoire des victimes de disparitions forcées qui ont été interdites. D’autres mesures répressives ont été mises en œuvre par les autorités de différents pays : détention préventive en Suède, recours excessif à la force en Serbie, lourdes amendes en Slovénie, arrestations arbitraires en Grèce ou licenciements injustes de personnes ayant participé à des manifestations en Hongrie. De nombreux gouvernements ont cherché à sanctionner les actes de désobéissance civile, en particulier de la part de manifestant·e·s écologistes.
La Turquie et la France ont limité la liberté d’association, en cherchant à pénaliser ou à dissoudre certaines associations – une plateforme de défense des droits des femmes, un groupe de citoyen·ne·s et l’un des principaux partis politiques d’opposition en Turquie ; une organisation antifasciste, des groupes pro-palestiniens et un collectif écologiste en France. La Turquie a engagé des poursuites sans le moindre fondement contre un certain nombre de défenseur·e·s des droits humains. La Turquie, la Grèce et l’Italie s’en sont prises aux défenseur·e·s des droits humains militant pour les droits des migrant·e·s et des réfugié·e·s. En Pologne et en Andorre, ce sont des défenseur·e·s des droits des femmes de renom, militant en faveur de la santé et des droits en matière de sexualité et de procréation, qui ont été pris pour cibles.
La technologie a été utilisée comme une arme pour faire taire et espionner les personnes critiques à l’égard des autorités. En Espagne, en Pologne et en Grèce, des journalistes et des opposant·e·s politiques ont été la cible de logiciels espions. En Serbie, le gouvernement a cherché à faire adopter une loi facilitant la surveillance biométrique et le traitement des données. Ailleurs, des ONG se sont inquiétées de projets de loi qui étendraient les pouvoirs des services du renseignement (Suisse) ou introduiraient la technologie de la reconnaissance faciale dans les activités de maintien de l’ordre (Irlande). Le Parlement turc a adopté une nouvelle loi sur la désinformation qui renforçait les pouvoirs de contrôle du gouvernement sur les réseaux sociaux.
Dans l’ouest des Balkans, les autorités ont fait pression sur des journalistes, en particulier lorsqu’ils ou elles travaillaient sur la criminalité organisée, la corruption ou les crimes de guerre, n’hésitant pas à les harceler et à les menacer. Les poursuites judiciaires stratégiques contre la mobilisation du public, qui sont des procès abusifs intentés à des journalistes et à des militant·e·s écologistes, étaient de plus en plus fréquentes. Le recours à ces procédures-bâillons constituait une pratique inquiétante en Autriche, en Bosnie-Herzégovine, en Bulgarie et en Grèce, voire d’une banalité effrayante en Croatie, en Serbie et en Slovénie.
Les femmes au premier rang des victimes, en l’absence de protection de leurs droits au sein du foyer
Les droits des femmes ont enregistré certains progrès mais également des régressions. En Pologne, une décision de justice de 2020 limitait toujours très fortement l’accès à l’avortement et une militante a été poursuivie en 2022 pour avoir aidé une femme à se procurer des pilules abortives.
En revanche, les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Espagne ont décidé de lever certaines restrictions concernant l’avortement. Malte a pour sa part commencé à envisager la possibilité d’une interruption de grossesse lorsque la vie ou la santé de la personne enceinte était en danger.
Alors que le niveau de violence à l’égard des femmes restait élevé dans toute la région, la Belgique, la Finlande et l’Espagne ont entrepris de modifier leur législation sur le viol, en y faisant figurer le principe du consentement. L’Ukraine et le Royaume-Uni ont ratifié la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). Un projet de directive sur ce sujet était en discussion au sein de la Commission européenne.
Montée du racisme et des discriminations
Un nombre record d’actes antisémites ont été signalés dans plusieurs pays, comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Ailleurs, comme en Andorre ou en France, les autorités ont adopté de nouvelles mesures (ou en ont renforcé d’anciennes) visant les femmes musulmanes. En Belgique, en Suisse, au Royaume-Uni et en Allemagne, des observateurs·rices ont relevé des éléments indiquant qu’il existait dans ces pays un racisme structurel à l’égard des personnes noires ou d’origine africaine. Les Roms faisaient l’objet dans de nombreux pays de discours méprisants et étaient victimes d’une discrimination qui se traduisait notamment par une ségrégation dans l’éducation en Albanie, en Croatie, au Kosovo, en Macédoine du Nord et en Slovaquie.
Les discriminations et les violences à l’égard des personnes LGBTI dans certains pays contrastaient avec les avancées judiciaires et juridiques accomplies dans d’autres. En Slovaquie, un homme qui a tué deux personnes LGBTI avant de se donner la mort avait, avant de passer à l’acte, publié sur Twitter un manifeste anti-LGBTI et antisémite. Des figures de proue LGBTI ont été agressées ou menacées au Monténégro, en Macédoine du Nord et en Pologne. En Croatie, en Slovénie et en Lettonie, des tribunaux ont confirmé le principe d’égalité de droits des personnes LGBTI (respectivement en matière d’adoption, en autorisant le mariage gay ou en reconnaissant les couples de personnes du même sexe). L’Espagne a adopté une loi sur la reconnaissance des personnes transgenres qui fera date. En Hongrie, en revanche, le gouvernement a organisé un référendum s’inspirant d’une loi anti-LGBTI adoptée en 2021. Et en Pologne, les militant·e·s étaient la cible de procès-bâillons et de mesures de détention arbitraire.
Une action mondiale cruellement insuffisante face aux menaces pesant sur l’humanité
Nombreux sont ceux et celles qui ont vraiment pris conscience de la crise climatique lors des vagues de chaleur sans précédent qui ont frappé la région en été, le thermomètre dépassant par endroits pour la première fois les 40°C.
L’urgence de l’action climatique s’est heurtée aux effets de la guerre menée par la Russie en Ukraine. La nécessité de réduire la dépendance à l’égard du pétrole et du gaz russes a entraîné une ruée vers d’autres sources de carburants fossiles, l’extension de la durée de vie des centrales nucléaires et à charbon, et une baisse provisoire des taxes sur les combustibles.
« Le changement climatique constitue l’une des plus graves menaces pour le respect des droits fondamentaux », a souligné Nils Muižnieks. « La guerre en Ukraine et les effets sur l’approvisionnement et les prix de l’énergie devraient inciter les responsables politiques à accélérer une transition juste, plutôt que de se tourner vers davantage de carburants fossiles, qui menacent toujours plus notre santé et notre droit à la vie. »