Rapport annuel : une politique de « deux poids, deux mesures » en Amérique

Amériques, des droits humains affaiblis par une politique de « deux poids, deux mesures »

Selon le Rapport 2022/23 d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde, la pratique du « deux poids deux mesures » et les réponses insuffisantes aux atteintes aux droits humains commises aux quatre coins de la planète ont favorisé l’impunité et l’instabilité.

« La Déclaration universelle des droits de l’homme est née il y a 75 ans des cendres de la Seconde Guerre mondiale. Sa pierre angulaire est la reconnaissance universelle du fait que tout le monde a des droits et des libertés fondamentales. Les droits humains ne doivent pas se perdre dans le chaos de la dynamique mondiale du pouvoir. Ils doivent guider le monde alors qu’il évolue dans un environnement de plus en plus instable et dangereux. Nous ne devons pas attendre que le monde brûle une nouvelle fois », a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International.

Dans toute l’Amérique, des États ont manqué à leurs devoirs envers leurs populations tout au long de l’année dernière, en faisant des promesses sans lendemain, en appliquant le principe du « deux poids, deux mesures » et en ne respectant pas leurs obligations internationales en matière de droits humains. Une réalité dénoncée par Amnesty International à l’occasion de la sortie, aujourd’hui, de son Rapport annuel dans la région.

« Malgré les promesses de prospérité, de sécurité, de progrès social et de sauvegarde de l’environnement, de nombreux gouvernements américains ont tourné le dos aux femmes, aux réfugié·e·s et aux autres groupes historiquement marginalisés, tout en ne prenant pas la mesure de la crise climatique et en réprimant férocement celles et ceux qui osaient s’élever contre les injustices et les inégalités. Il est grand temps que les États assument leurs responsabilités en matière de droits fondamentaux et mettent un terme aux injustices qui ravagent la région », a déclaré Erika Guevara-Rosas, directrice d’Amnesty International pour la région Amériques.

Des dissidentes et des dissidents réprimés sans pitié

En réaction aux menaces croissantes visant le droit de manifester, Amnesty International a lancé en 2022 une campagne mondiale destinée à contrer les efforts redoublés que déploient certains États pour saper le droit fondamental à la liberté de réunion pacifique.

Sur tout le continent américain, des millions de personnes, aux côtés des organisations sociales et des militant·e·s, sont descendues dans la rue pour réclamer la concrétisation de droits économiques et sociaux fondamentaux, la fin des violences liées au genre, la remise en liberté de personnes injustement détenues et le respect de l’environnement. Dans de nombreux pays, les autorités ont réagi par des atteintes aux droits à la vie, à la liberté, à un procès équitable et à l’intégrité physique des personnes.

Les cas de recours excessif à la force et d’homicides illégaux imputables aux forces de sécurité étaient monnaie courante dans toute la région, les quartiers à faibles revenus et racisés étant particulièrement touchés. Au Brésil, 84 % des personnes tuées par la police étaient noires (c’était le cas de 23 personnes tuées dans une opération de police menée en mai à Rio de Janeiro). Aux États-Unis, plus de 75 personnes ont été arrêtées après avoir participé à des manifestations en réaction à la mort de Jayland Walker, un homme noir abattu de 46 balles par la police en juin à Akron, dans l’Ohio.

Au Venezuela, selon le Comité des parents des victimes du caracazo (COFAVIC), une organisation de défense des droits humains, les forces de sécurité auraient procédé à 488 exécutions extrajudiciaires entre janvier et septembre. La mission d’établissement des faits sur le Venezuela instaurée par l’ONU a recueilli des informations mettant en évidence une manipulation du système judiciaire en vue de soustraire à la justice les policiers et les militaires responsables de violations des droits humains. Elle a aussi identifié les chaînes de commandement reliant directement les auteurs présumés de ces actes au gouvernement de Nicolás Maduro. Le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert une enquête sur les crimes contre l’humanité qui auraient été commis au Venezuela. Il s’agissait de la première procédure de ce type visant une situation dans la région.

En décembre, les forces de sécurité péruviennes ont eu recours à des moyens excessifs et meurtriers, en ayant un comportement raciste à l’égard de membres de peuples autochtones et de petits paysans et paysannes, en réaction aux manifestations pendant la crise politique qui a suivi la destitution du président Pedro Castillo, en décembre. Les actions de répression menées par les États ont fait au moins 49 morts. Onze personnes sont décédées en raison de blocages du réseau routier. Un policier et six soldats ont été tués. Des centaines de personnes ont également été blessées depuis le début des troubles.

La détention arbitraire restait une pratique courante dans toute la région. Les personnes détenues étaient souvent torturées ou maltraitées et, dans certains cas, soumises à une disparition forcée. En mars 2022, les autorités salvadoriennes ont décrété l’état d’urgence en réponse à une forte augmentation des homicides attribués à des bandes armées. Cette mesure a donné lieu à des violations massives des droits humains, plus de 65 000 arrestations et un grand nombre de procès inéquitables.

Au Nicaragua, les autorités avaient révoqué fin décembre le statut juridique d’au moins 3 144 organisations, fermé au moins 12 universités, emprisonné des journalistes et harcelé des militant·e·s et des opposant·e·s politiques. En février 2023, elles ont contraint à l’exil plus de 222 personnes et déchu de leur nationalité plus de 300 individus, dont des défenseur·e·s des droits humains de premier plan, des écrivain·e·s et des journalistes.

La défense des droits fondamentaux reste une mission périlleuse dans toute la région. Pour ne prendre que l’exemple de la Colombie, au moins 189 personnalités de la société civile et défenseur·e·s des droits humains y ont été tués au cours de l’année. Il y a eu l’an dernier au Venezuela au moins 396 attaques contre des défenseur·e·s des droits humains (actes d’intimidation, stigmatisation, menaces, etc.) ; au Guatemala, des juges, des procureur·e·s, des défenseur·e·s des droits humains et des manifestant·e·s ont fait l’objet de poursuites pénales infondées. La liberté de la presse restait menacée, comme au Mexique, qui a connu l’année la plus meurtrière de son histoire dans ce domaine (13 personnes travaillant pour les médias tuées), ou en Colombie, en Haïti et au Venezuela, où des journalistes ont également été tués.

Deux poids, deux mesures : une attitude éhontée qui porte atteinte aux droits des réfugié·e·s

Dans le contexte des crises humanitaires et des droits humains qui touchaient le continent américain, le nombre de personnes qui quittaient leur pays en quête d’une protection s’est fortement accru. Au moins 7 170 000 personnes ont quitté le Venezuela et le nombre de personnes fuyant Cuba et Haïti a par ailleurs fortement augmenté, venant s’ajouter au flux constant d’hommes et de femmes qui fuyaient les pays d’Amérique centrale. L’UNICEF a enregistré 5 000 mineur·e·s ayant traversé le dangereux « bouchon du Darién » entre la Colombie et le Panama au premier semestre 2022, soit le double du nombre recensé pour la même période en 2021.

Pourtant, aux États-Unis, des juridictions fédérales ont confirmé l’application des Protocoles de protection des migrants et des dispositions du chapitre 42 du Code des États-Unis, causant un tort irréparable à des dizaines de milliers de demandeuses et demandeurs d’asile expulsés vers le Mexique, où ils étaient en danger. De leur côté, les autorités mexicaines ont continué de collaborer avec les pouvoirs publics américains pour empêcher d’autres personnes d’aller se réfugier aux États-Unis, plaçant en détention au moins 281 149 personnes dans les centres surpeuplés des services de l’immigration et expulsant au moins 98 299 personnes, venant principalement d’Amérique centrale, dont des milliers de mineur·e·s non accompagnés.

Les États-Unis ont critiqué haut et fort les violations commises par la Russie en Ukraine et ont accueilli des dizaines de milliers d’Ukrainiennes et Ukrainiens fuyant la guerre mais, en vertu de politiques et de pratiques ancrées dans un racisme à l’égard des personnes noires, ils ont expulsé plus de 25 000 Haïtiennes et Haïtiens entre septembre 2021 et mai 2022, et soumis nombre de ces personnes à des pratiques de détention arbitraire et à des traitements humiliants constituant de fait des actes de torture racistes.

Les femmes et les personnes LGBTQI+ au premier rang des victimes de la démission des États en matière de respect des droits fondamentaux

Les droits des femmes ont fait l’objet d’attaques incessantes dans plusieurs pays de la région, où les autorités ont pris des mesures portant gravement atteinte aux droits sexuels et reproductifs. La Cour suprême des États-Unis a invalidé la garantie constitutionnelle qui protégeait depuis des années le droit à l’avortement, remettant ainsi en cause d’autres droits humains, tels que les droits à la vie, à la santé, au respect de la vie privé, à la sécurité et à la non-discrimination de millions de femmes, de filles et d’autres personnes pouvant être enceintes. Fin 2022, plusieurs États des États-Unis avaient adopté des lois interdisant ou restreignant l’accès à l’avortement.

Au Salvador, où l’avortement restait totalement interdit, deux femmes au moins étaient toujours incarcérées pour des faits liés à des urgences obstétriques, dont l’une purgeait une peine de 50 ans d’emprisonnement, la sanction maximale prévue en pareilles circonstances. En République dominicaine, le Congrès n’avait toujours pas remis à l’ordre du jour une réforme du Code pénal prévoyant la dépénalisation de l’avortement.

Dans un certain nombre de pays, les autorités ont failli à leur obligation de protection des femmes et des filles contre les violences liées au genre et n’ont pas pris de mesures pour remédier à l’impunité des responsables de ces crimes. Aux États-Unis, les femmes autochtones continuaient d’être touchées de manière disproportionnée par les viols et les autres formes de violences sexuelles. Des centaines de féminicides ont été enregistrés dans des pays comme l’Argentine, le Mexique ou le Venezuela. Au Mexique, le gouvernement a continué de stigmatiser les féministes qui dénonçaient son inaction face aux violences fondées sur le genre. Dans certains États du pays, les forces de sécurité n’ont pas hésité à frapper brutalement des manifestant·e·s et à procéder à des arrestations arbitraires.

« La volonté des États de contrôler le corps, la sexualité et la vie des femmes et des filles est source de terribles violences, d’oppression et de pertes de potentiel », a déclaré Agnès Callamard.

Des progrès ont cependant été enregistrés dans le domaine des droits sexuels et reproductifs, ainsi que dans celui des droits des personnes LGBTI. En Colombie, la mobilisation déterminée des militant·e·s et une action judiciaire complexe et persistante en faveur des droits des femmes a joué un rôle dans la décision de la Cour constitutionnelle de dépénaliser l’avortement au cours des 24 premières semaines de la grossesse. Dans un arrêt qui fera jurisprudence dans les affaires liées à la diversité de genre, cette même Cour constitutionnelle a également reconnu la légitimité d’un marqueur de genre non binaire sur les papiers d’identité colombiens. Dans le même temps, à Cuba, un nouveau Code de la famille ouvrant aux couples de même sexe la possibilité de se marier et d’adopter des enfants a été approuvé par référendum.

Toutefois, les personnes LGBTI risquaient toujours d’être victimes d’un homicide ou d’une agression, de faire l’objet de discriminations ou d’être visées par des menaces. Dans plusieurs pays, elles se heurtaient en outre à des obstacles pour être reconnues juridiquement. Le risque de se faire tuer était particulièrement élevé pour les personnes transgenres au Brésil, en Colombie, au Guatemala, au Honduras et au Mexique. Le Brésil restait d’ailleurs le pays le plus dangereux au monde pour les personnes transgenres, même si, pour la première fois de son histoire, deux femmes transgenres ont été élues au Congrès fédéral.

Une action régionale cruellement insuffisante face aux menaces pesant sur l’humanité
Le continent américain a continué de souffrir des conséquences de la pandémie de COVID-19, tandis que le changement climatique et l’instabilité économique venaient encore accroître les risques pour les droits humains. Un peu partout dans la région, faute d’action efficace des autorités, des millions de personnes étaient privées d’accès aux droits fondamentaux à l’alimentation, à l’eau et à la santé. Les systèmes de santé restaient par ailleurs gravement sous-financés. L’inflation est venue aggraver les difficultés économiques, tandis que le nombre de personnes vivant dans la pauvreté est resté supérieur aux niveaux d’avant la pandémie.

Au Venezuela, la plupart des habitant·e·s se trouvaient en situation d’insécurité alimentaire. En août 2022, ce pays était au troisième rang des États affichant les taux d’inflation les plus élevés au monde pour les prix des denrées alimentaires. À Cuba, les pénuries alimentaires ont contraint les habitant·e·s à faire la queue pendant des heures pour obtenir des produits de première nécessité, tandis qu’en Haïti, plus de 40 % de la population était en situation de crise ou d’urgence alimentaire, dans un contexte de réapparition du choléra. Plus de la moitié de la population brésilienne n’avait pas accès de manière sûre et adéquate à l’alimentation.

Bien que la pandémie ait montré la nécessité de réformer en profondeur les systèmes de santé, la plupart des États n’ont pas renforcé la protection du droit à la santé. Au Chili, la population a rejeté à une large majorité une proposition de nouvelle constitution qui aurait renforcé la protection des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux.

Dans ce contexte, les États n’ont pas agi dans l’intérêt supérieur de l’humanité et n’ont pas su réduire leur dépendance aux énergies fossiles, principal facteur de la crise climatique menaçant la vie telle que nous la connaissons. De nombreux États ne mettaient pas leurs actes en accord avec leurs discours en faveur de la réduction des émissions au niveau mondial.

Le Congrès des États-Unis a adopté le premier ensemble de mesures législatives en matière de changement climatique de l’histoire du pays. Il a, en revanche, rétabli les ventes de concessions de pétrole et de gaz sur des terres fédérales et dans le golfe du Mexique que le gouvernement de Joe Biden avait tenté d’annuler, obligeant l’administration à organiser de nouvelles ventes aux enchères de concessions. Pendant ce temps, au Canada, l’organisme Exportation et développement a injecté au premier semestre 2,5 milliards de dollars des États-Unis dans le secteur pétrolier et gazier, alors même que le pays lançait parallèlement un plan visant à mettre progressivement fin au financement public de nouveaux projets liés aux énergies fossiles.

Le Brésil a pour sa part soumis un programme national d’atténuation climatique insuffisant au regard de la responsabilité qui est la sienne dans le changement climatique. Toutefois, au lendemain de sa victoire aux élections présidentielles, Luiz Inácio Lula da Silva a annoncé son intention de protéger les biomes du pays, en particulier l’Amazonie, une région que les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ont déclarée très vulnérable à la sécheresse et aux températures élevées.

Au Guatemala, le militant écologiste autochtone maya Bernardo Caal Xola bénéficié d’une libération conditionnelle après avoir passé quatre ans en détention sur la base d’accusations forgées de toutes pièces. Les militant·e·s écologistes et les populations autochtones qui cherchent à faire face à la crise climatique continuent cependant d’être la cible d’agressions. Certain·e·s ont payé de leur vie leur engagement, au Brésil, en Colombie, en Équateur et au Mexique.

« Malgré les graves problèmes auxquels nous sommes confrontés, les habitant·e·s du continent américain montrent chaque jour qu’ils et elles ont le pouvoir de peser sur le changement dans la région », a déclaré Erika Guevara-Rosas. « Qu’il s’agisse des militant·e·s autochtones qui mènent la lutte pour la défense de la planète ou de celles et ceux qui ont le courage de s’opposer à des injustices fondamentalement racistes, en passant par les femmes et les filles qui revendiquent la maîtrise de leur corps, de nouvelles générations de défenseur·e·s des droits humains continuent d’apparaître pour exiger des gouvernements qu’ils rendent des comptes. »

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