S’appuyant sur des entretiens approfondis avec des Rohingyas, au Myanmar comme au Bangladesh, ainsi que sur l’analyse d’images satellite, de photos et de vidéos, le rapport indique également que des dizaines de personnes ont fait l’objet d’une arrestation arbitraire depuis le début de cette opération de sécurité brutale et d’une ampleur disproportionnée lancée par l’armée dans l’État d’Arakan il y a deux mois.
« L’armée du Myanmar prend pour cible les civils rohingyas dans le cadre d’une campagne violente systématique et sans pitié. Des hommes, des femmes, des enfants, des familles et des villages entiers ont été attaqués et brutalisés, ce qui constitue une forme de sanction collective », a déclaré Rafendi Djamin, directeur pour l’Asie du Sud-Est et le Pacifique à Amnesty International.
« Les agissements déplorables de l’armée pourraient s’inscrire dans une offensive généralisée et systématique contre une population civile, et constituer des crimes contre l’humanité. Nous craignons que les terribles récits de violations que nous avons recueillis ne soient que la partie émergée de l’iceberg.
« Si l’armée est directement responsable de ces violations, Aung San Suu Kyi n’a pas assumé la responsabilité qui lui incombe, tant sur le plan politique que moral, d’essayer d’arrêter, ou de condamner ce qui se passe actuellement dans l’État d’Arakan. »
Attaques aveugles et homicides
Les forces de sécurité du Myanmar ont lancé une opération de sécurité de grande ampleur dans le nord de l’État d’Arakan après une attaque contre des postes de la police des frontières le 9 octobre. Cette attaque a été attribuée à des extrémistes de la minorité rohingya, et fait neuf morts chez les policiers.
Les recherches effectuées par Amnesty International révèlent que la campagne menée par l’armée va bien au-delà de ce qui pourrait être considéré comme une réaction proportionnée face à une menace de sécurité. Plusieurs témoins ont expliqué que des soldats sont entrés dans leur village, ont ouvert le feu au hasard et tué des villageois - hommes, femmes et enfants confondus. Dans au moins un cas, des soldats ont traîné des personnes hors de chez elles et les ont abattues. Amnesty International n’est pas en mesure de confirmer le nombre de victimes.
Le 12 novembre, l’armée a déployé deux hélicoptères de combat au-dessus d’un groupe de villages du nord de l’État d’Arakan, après un accrochage avec des extrémistes présumés. Les hélicoptères ont ouvert le feu au hasard sur des villageois paniqués qui essayaient de fuir, en tuant un nombre indéterminé. Le lendemain, des soldats ont incendié des centaines de logements.
Un homme de 30 ans a déclaré : « Nous avons eu peur lorsque nous avons entendu le bruit de l’hélicoptère [...] Les soldats tiraient au hasard. S’ils voyaient quelqu’un, l’hélicoptère ouvrait le feu. Ils ont tiré pendant longtemps [...] Nous n’avons pas pu dormir cette nuit-là. Le lendemain matin, l’armée est venue et s’est remise à tirer. »
Viol et autres formes de violence sexuelle
Des soldats du Myanmar ont violé et agressé sexuellement des femmes et des filles durant les opérations de sécurité, en général lors de descentes lorsque les hommes du village avaient fui.
Amnesty International a recueilli les propos de plusieurs femmes rohingyas, qui nous ont dit avoir été violées par des soldats, ainsi que les récits d’autres personnes ayant été témoins de viols. Des travailleurs humanitaires au Bangladesh ont par ailleurs confirmé que plusieurs victimes de viol ayant franchi la frontière ont été soignées.
Fatimah, une femme rohingya de 32 ans ayant fui au Bangladesh, a déclaré que des soldats étaient arrivés dans son village et l’avaient traînée dans une rizière, où ils l’ont violée : « Trois soldats m’ont violée [...] Je ne me souviens pas de ce qui s’est passé ensuite parce que j’ai perdu connaissance [...] Je me suis réveillée tôt le lendemain matin. Je ne pouvais pas me lever alors j’ai traversé la rizière en rampant. »
Arrestations et mises en détention arbitraires
L’armée et la police des frontières ont arrêté des centaines d’hommes principalement rohingyas, prenant souvent pour cible des anciens, des hommes d’affaires et des responsables communautaires. Le rapport fait état d’au moins 23 cas de ce type, où des Rohingyas ont été arrachés à leur famille par des policiers, sans qu’aucune information sur le lieu où on les emmenait ni sur ce qu’on leur reprochait ne soit fournie.
Les médias publics au Myanmar ont affirmé que depuis le début de l’opération militaire, au moins six personnes sont mortes tandis qu’elles étaient incarcérées, ce qui fait craindre que la torture ne soit employée en détention.
Les forces de sécurité frappent souvent les Rohingyas lorsqu’elles les arrêtent. Une femme a décrit les tactiques brutales employées par les forces de sécurité lorsque ses deux fils ont été appréhendés : « Mes deux fils ont été attachés - les soldats leur ont lié les mains derrière le dos et les ont frappés sauvagement. Les soldats leur ont donné des coups de pied dans le torse. Je l’ai vu de mes propres yeux. Je pleurais très fort. »
Terre brûlée
Grâce à des entretiens avec des victimes et l’analyse d’images satellite, Amnesty International peut confirmer que l’armée a mis le feu à plus de 1 200 maisons et immeubles où vivaient des Rohingyas et a parfois brûlé des villages entiers. Plusieurs témoins ont par ailleurs indiqué que les soldats ont utilisé des armes, apparemment des lance-grenades propulsés par des roquettes, pour détruire des maisons.
L’ampleur de la destruction de villages où l’armée se serait heurtée à des activistes est particulièrement importante, et indique que les forces armées ont mené des attaques en représailles.
Ci-dessous, le village de Yae Khat Chaung Gwa Son où l’on peut voir que plus de 320 structures ont été brûlées en novembre 2016.
Une catastrophe humanitaire
Des dizaines de milliers de vies sont désormais menacées par une crise humanitaire, après que les autorités du Myanmar ont presque entièrement interdit l’acheminement de l’aide humanitaire dans le nord de l’État d’Arakan. Même avant le 9 octobre, le niveau de malnutrition était extrêmement élevé dans cette région, où 150 000 dépendaient d’une aide alimentaire pour survivre.
L’interruption des services de santé est particulièrement inquiétante pour les malades, ainsi que pour les femmes enceintes et les jeunes mères, dont beaucoup n’ont désormais aucun moyen de recevoir des soins médicaux. Au moins 30 000 personnes forcées à fuir de chez elles ces derniers mois sont essentiellement livrées à elles-mêmes, les organisations humanitaires n’ayant pas la possibilité de se rendre auprès d’elles.
Échec politique
Les autorités du Myanmar ont catégoriquement nié que les soldats avaient commis des violations des droits humains dans le cadre de cette campagne, malgré l’accumulation d’éléments prouvant le contraire.
La capacité d’Aung San Suu Kyi, conseillère de l’État et chef de facto du gouvernement civil du Myanmar, à influer sur les événements est incertaine étant donné que l’armée fonctionne indépendamment de toute supervision civile et conserve le contrôle de larges pans du gouvernement. Elle s’est cependant abstenue de s’exprimer contre ces atrocités, et semble y être réticente ou se trouver dans l’incapacité de le faire.
« Les autorités du Myanmar ont choisi de fermer les yeux sur les violations commises par l’armée dans l’État d’Arakan. Ces abus absolument indéfendables doivent cesser immédiatement, et des enquêtes indépendantes doivent avoir lieu afin que les responsables présumés soient amenés à rendre des comptes », a déclaré Rafendi Djamin.
Le désespoir au Bangladesh
Des dizaines de milliers de Rohingyas en quête de sécurité ont franchi la frontière du Bangladesh au cours des deux derniers mois. Le nombre exact de réfugiés est impossible à déterminer, mais les Nations unies estiment qu’ils sont au moins 27 000.
En réaction à cet afflux, le Bangladesh a renforcé sa politique de longue date consistant à garder sa frontière avec le Myanmar fermée, et a arrêté et renvoyé des milliers de personnes ayant essayé de fuir. Cela est pourtant illégal aux termes du droit international, car il s’agit d’une atteinte au principe de « non-refoulement », qui interdit absolument le renvoi forcé d’une personne dans un pays ou une zone où elle court un risque réel d’être victime de graves violations des droits fondamentaux.
La menace d’une arrestation et d’une expulsion a poussé les Rohingyas ayant fui à se cacher dans des camps, des villages et des forêts du sud-est du Bangladesh. Ils vivent dans des conditions misérables car le gouvernement a imposé de fortes restrictions à l’aide humanitaire, afin de lutter contre le facteur d’attraction.
« Le gouvernement bangladais doit ouvrir ses frontières aux demandeurs et demandeuses d’asile, et cesser de traiter comme des criminels les Rohingyas poussés à fuir par le désespoir. Des organisations humanitaires doivent être autorisées à se rendre auprès des dizaines de milliers de personnes ayant fui de terribles violations au Myanmar », a déclaré Champa Patel, directrice pour l’Asie du Sud à Amnesty International.