Les Rohingyas au Myanmar sont pris au piège d’un système de discrimination cautionnée par l’État, institutionnalisée, qui s’apparente à l’apartheid, écrit Amnesty International le 21 novembre dans une analyse étayée sur les causes profondes de la crise qui secoue l’État d’Arakan.
Intitulé « Enfermés à ciel ouvert » (une synthèse est disponible en français). L’État d’Arakan, au Myanmar, est en situation d’apartheid, ce document replace dans son contexte la récente vague de violence au Myanmar, lorsque les forces de sécurité ont tué des Rohingyas, réduit en cendres des villages entiers et poussé plus de 600 000 personnes à s’enfuir et franchir la frontière avec le Bangladesh.
Ces deux années d’enquête révèlent que les autorités restreignent quasiment tous les aspects de la vie des Rohingyas dans l’État d’Arakan et les confinent à une vie de ghetto, où ils doivent lutter pour accéder aux soins de santé et à l’éducation, voire dans certaines régions, pour sortir de leurs villages. La situation actuelle répond à tous les critères de la définition juridique du crime d’apartheid contre l’humanité.
« Les autorités du Myanmar soumettent les hommes, les femmes et les enfants rohingyas à la ségrégation et à l’intimidation dans un système d’apartheid déshumanisant. Leurs droits sont bafoués au quotidien et la répression n’a fait que se durcir ces dernières années, a déclaré Anna Neistat, directrice des recherches à Amnesty International.
« Ce système semble conçu pour rendre la vie des Rohingyas aussi désespérée et humiliante que possible. La violente campagne de nettoyage ethnique des forces de sécurité au cours des trois derniers mois n’est que la manifestation extrême de cette politique scandaleuse.
« Ces violations des droits humains sont moins visibles que celles qui ont fait la une des journaux ces derniers mois, mais sont tout aussi terribles. Il faut s’attaquer aux causes profondes de la crise afin de briser le cycle des atteintes aux droits humains et de permettre le retour des réfugiés rohingyas, dans le respect de leurs droits et de leur dignité. »
L’État d’Arakan : une prison à ciel ouvert
Si les Rohingyas subissent une discrimination systématique et cautionnée par l’État depuis des décennies au Myanmar, les investigations d’Amnesty International révèlent que cette répression s’est nettement intensifiée depuis 2012, lorsque des violences ont éclaté entre les communautés bouddhistes et musulmanes.
Les Rohingyas qui vivent dans l’État d’Arakan sont fondamentalement isolés du monde extérieur. Leur droit de circuler librement est fortement restreint et ils sont confinés dans leurs villages et communes. Ces restrictions sont le fruit d’un réseau complexe de lois nationales, d’« ordonnances locales » et de politiques mises en œuvre par des représentants de l’État affichant ouvertement un comportement raciste.
Une règlementation en vigueur dans l’État d’Arakan précise clairement que les « étrangers » et les « personnes de race Bengali », terme péjoratif désignant les Rohingyas, ont besoin de permis spéciaux pour se rendre d’une localité à l’autre. Dans le nord de l’État d’Arakan, où vivaient la majorité des Rohingyas jusqu’à l’exode récent, un système de permis limite fortement les déplacements entre les villages. Depuis cinq ans, des couvre-feux arbitraires sont continuellement instaurés dans les zones à majorité rohingya.
Dans le centre de l’État d’Arakan, les Rohingyas sont enfermés dans leurs villages et les camps pour personnes déplacées. Dans certaines zones, ils ne sont pas autorisés à circuler sur les routes et ne peuvent emprunter que les voies navigables, uniquement pour se rendre dans d’autres villages musulmans.
Pour les Rohingyas qui parviennent à obtenir la permission de se rendre dans le nord de l’État d’Arakan, les nombreux postes de contrôle, tenus pour la plupart par la police des frontières, sont une menace constante, car ils sont régulièrement harcelés, contraints de payer des pots-de-vin, agressés physiquement ou arrêtés.
Un Rohingya a raconté avoir été témoin de ces atteintes aux droits humains, lorsque le bus à bord duquel il circulait a été arrêté par la police : « Ils étaient quatre policiers au total. Deux d’entre eux ont frappé les hommes à coups de baguette sur le dos, les épaules et les cuisses. Un autre a giflé une dame quatre ou cinq fois avec la main. […] Après, ils les ont emmenés au poste de police. »
Lorsqu’elle a mené ses recherches pour le rapport, l’équipe d’Amnesty International a vu un garde-frontière donner des coups de pied à un Rohingya à un poste de contrôle et a recensé au moins un cas d’exécution extrajudiciaire. En effet, des agents de la police des frontières ont abattu un homme de 23 ans circulant durant les heures de couvre-feu.
Durant les violences en 2012, des dizaines de milliers de Rohingyas ont été chassés des zones urbaines de l’État d’Arakan, en particulier de la capitale de l’État, Sittwe. Aujourd’hui, quelque 4 000 Rohingyas vivent encore dans la ville, dans un quartier-ghetto, encerclé de barricades de barbelés et de postes de contrôle de la police. S’ils tentent de partir, ils risquent d’être arrêtés ou de subir les violences des communautés qui les entourent.
Une vie proche de la survie
Les restrictions de la liberté de mouvement ont un impact dévastateur sur la vie quotidienne de centaines de milliers de Rohingyas, condamnés à la survie.
Si la qualité des hôpitaux et des dispensaires dans l’État d’Arakan est médiocre pour l’ensemble des communautés, les Rohingyas se heurtent souvent à des obstacles mettant leur vie en danger pour accéder aux soins de santé.
Ils ne peuvent pas être soignés à l’hôpital de Sittwe, le meilleur centre médical de l’État d’Arakan, sauf en cas d’extrême urgence. Même alors, ils ont besoin de l’autorisation des autorités de l’État d’Arakan et circulent sous escorte policière. Dans le nord de l’État, beaucoup n’ont d’autre choix que de se rendre au Bangladesh pour bénéficier des soins médicaux dont ils ont besoin, ce qui s’avère souvent trop onéreux, sauf pour les familles les plus aisées.
Un homme âgé d’une cinquantaine d’années a déclaré : « Je voulais me rendre à l’hôpital de Sittwe pour y être soigné, mais c’est interdit, les employés de l’hôpital m’ont dit que je ne pouvais pas y aller pour ma propre sécurité et que je devais aller me faire soigner au Bangladesh. Cela représente beaucoup d’argent. Mon frère a plusieurs rizières et des bœufs et il a dû en vendre un certain nombre pour payer le voyage. J’ai eu de la chance… La plupart des gens ne peuvent pas se le payer, alors ils sont condamnés à mourir. »
En dehors du nord de l’État d’Arakan, seuls quelques centres médicaux accueillent les Rohingyas. Ils sont installés dans des salles réservées aux musulmans, qui sont gardées par la police. Un travailleur humanitaire a comparé ces services à un « hôpital-prison ».
Plusieurs Rohingyas ont raconté qu’ils avaient dû verser des pots-de-vin à des employés de l’hôpital et à des policiers pour pouvoir appeler leurs proches ou acheter de la nourriture à l’extérieur. D’autres préfèrent éviter totalement les hôpitaux – craignant des violations de la part des médecins et infirmiers, ou persuadés qu’ils ne seront pas du tout soignés.
« Priver les Rohingyas d’accès aux soins médicaux est abject. Des femmes nous ont confié qu’elles préféraient accoucher chez elles dans des conditions peu hygiéniques, plutôt que de risquer de subir des violations et de se faire extorquer de l’argent à l’hôpital », a déclaré Anna Neistat.
Depuis 2012, les autorités du Myanmar ont durci les restrictions à l’accès à l’éducation des Rohingyas. Dans de vastes zones de l’État d’Arakan, les enfants rohingyas n’ont plus le droit d’être scolarisés dans les écoles gouvernementales auparavant mixtes et les enseignants du gouvernement refusent souvent de se rendre dans les zones musulmanes.
Les Rohingyas n’ont globalement pas accès à l’enseignement supérieur et beaucoup ont exprimé un sentiment d’immense désespoir quant à leur avenir.
En outre, le durcissement des restrictions quant aux déplacements affecte la capacité des Rohingyas à gagner leur vie ou apporter assez de nourriture sur la table. Ceux qui vendent des produits sont tenus à l’écart des routes de commerce et des marchés, tandis qu’on empêche souvent les paysans de travailler dans leurs champs.
La malnutrition et la pauvreté deviennent la norme parmi les Rohingyas dans les zones touchées, une situation qu’aggrave le quasi-blocage de l’aide humanitaire.
« C’est très difficile en ce moment, parce que nous n’avons pas assez à manger. Nous serions mieux en cellule ou en prison, parce qu’au moins nous aurions régulièrement de quoi manger. De toute façon, c’est comme si nous vivions en prison », a déclaré un Rohingya âgé de 25 ans.
Par ailleurs, en raison de l’interdiction des rassemblements de plus de quatre personnes, qui s’applique surtout aux régions à majorité musulmane, les Rohingyas – pour l’immense majorité des musulmans – n’ont pas le droit de pratiquer leur culte ensemble. Les autorités ont aussi fermé des mosquées, laissant les lieux de culte musulmans se dégrader.
Privés de citoyenneté
L’absence de droits juridiques pour les Rohingyas au Myanmar vient étayer la discrimination dont ils sont victimes. Au cœur de ce système, les lois et pratiques discriminatoires, en particulier la Loi sur la citoyenneté de 1982, qui privent effectivement les Rohingyas de citoyenneté sur la base de leur origine ethnique.
Les recherches d’Amnesty International révèlent aussi que les autorités mènent une campagne délibérée visant à retirer aux Rohingyas les formes même limitées d’identification en leur possession. Depuis 2016, il est très fastidieux pour les Rohingyas de faire enregistrer les nouveaux-nés sur les « listes de famille » - bien souvent le seul justificatif de domicile au Myanmar pour les familles rohingyas. Dans le nord de l’État d’Arakan, ceux qui ne se trouvent pas chez eux lors du « recensement annuel » risquent tout simplement d’être supprimés des registres.
Conséquence de cette campagne, il est devenu quasi impossible pour les Rohingyas ayant fui le pays de rentrer chez eux – une situation très inquiétante, puisque les opérations militaires menées en 2016 et 2017 ont amené près de 700 000 Rohingyas à fuir au Bangladesh, où ils vivent dans des camps de réfugiés, dans des conditions désespérées.
« Il faut de toute urgence rétablir les droits et le statut juridique des Rohingyas et modifier les lois discriminatoires relatives à la citoyenneté, à la fois pour ceux qui sont encore dans le pays et pour ceux qui souhaitent y revenir. On ne peut pas demander aux Rohingyas qui ont fui les persécutions au Myanmar de revenir dans un système d’apartheid », a déclaré Anna Neistat.
Démanteler le système d’apartheid
En menant une analyse juridique en profondeur de ce grand nombre d’éléments de preuve, Amnesty International a conclu que le traitement infligé aux Rohingyas par les autorités du Myanmar s’apparente à un apartheid, défini comme un crime contre l’humanité au titre de la Convention contre l’apartheid et du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.
Le Myanmar est légalement tenu de démanteler le système d’apartheid dans l’État d’Arakan et doit veiller à amener les responsables d’actes qui constituent des crimes contre l’humanité à rendre des comptes.
« L’État d’Arakan est une scène de crime. C’était le cas bien avant la violente campagne menée par l’armée ces trois derniers mois. Ce système de discrimination et de ségrégation imprègne tous les aspects de la vie des Rohingyas et, si des mesures ne sont pas prises pour le démanteler, il perdurera bien après la fin de la campagne militaire, a déclaré Anna Neistat.
« Les autorités ne peuvent pas s’appuyer sur des arguments creux quant au besoin de " sécurité " ou la lutte contre le " terrorisme " pour imposer de nouvelles restrictions aux Rohingyas. La répression est illégale et totalement disproportionnée. Les crimes contre l’humanité ne sauraient être justifiés en invoquant des " mesures de sécurité " ni tout autre motif.
« La communauté internationale doit ouvrir les yeux sur ce cauchemar quotidien et faire face à la réalité qui perdure dans l’État d’Arakan depuis des années. Si le développement est un volet important de la solution, il ne doit pas être accompli d’une manière qui renforce encore la discrimination. La communauté internationale, et en particulier les donateurs, doivent veiller à ce que leur engagement ne les rende pas complices de ces violations. »
Complément d’information : « Qu’est-ce que l’apartheid ? »
Au titre de la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid et du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, l’apartheid est défini comme un crime contre l’humanité couvrant un éventail d’actes, commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime.
Les actes spécifiques commis dans ce contexte et cités au rang des crimes d’apartheid vont d’actes ouvertement violents comme le meurtre, le viol et la torture, à des mesures législatives, administratives et autres calculées pour empêcher un groupe racial ou des groupes raciaux de participer à la vie politique, sociale, économique et culturelle du pays et les priver de droits et de libertés fondamentales. Les restrictions extrêmes imposées au droit de circuler librement des Rohingyas illustrent le fait que les représentants de l’État d’Arakan ont combiné des actes réglementaires et violents. Il s’agit du crime de « privation grave de liberté physique » tel que défini dans le Statut de Rome.