Russie : Demande d’enquête sur les événements survenus à Krasnaïa Tourbina

Amnesty International demande au procureur général de Russie Iouri Tchaïka de mener dans les meilleurs délais une enquête impartiale et approfondie sur les événements survenus à Krasnaïa Tourbina, dans la banlieue de Grozny, la capitale de la Tchétchénie. Selon des informations parues dans la presse, les habitants de cette localité ont été la cible à la mi-août d’actes de harcèlement de la part de la police, d’arrestations illégales, voire, dans certains cas, de violences, après l’appel adressé par 162 résidents au parquet russe pour lui demander d’enquêter sur les violations des droits fondamentaux dont auraient été victimes deux jeunes du quartier, Magomed Taramov et Djamalaï Tazbiev.

Ces deux jeunes gens originaires de Krasnaïa Tourbina auraient été arrêtés en janvier 2017 et auraient été maintenus en détention jusqu’au mois de mars, sans être inculpés. Selon les déclarations qu’ils ont faites devant un tribunal, ils auraient été torturés pendant leur détention, leurs tortionnaires cherchant à leur faire « avouer » des actes relevant du terrorisme.

D’après le journal indépendant Novaïa Gazeta, des parents et des voisins de Magomed Taramov et de Djamalaï Tazbiev se sont adressés le 16 août aux services du Procureur général, pour demander l’ouverture d’une enquête sur les allégations des deux jeunes hommes. Dès le lendemain, la police tchétchène se serait rendue au domicile des auteurs de cette plainte, pour les obliger à la retirer, puis aurait mis en scène les « regrets » des habitants de Krasnaïa Tourbina. Peu après, Magomed Taramov et Djamalaï Tazbiev ont renoncé, apparemment sous la contrainte, aux services de leur avocat et ont réitéré les « aveux » qu’ils avaient faits dans un premier temps.

Amnesty International est préoccupée par les allégations faisant état d’actes de torture et d’autres mauvais traitements, de détention arbitraire et d’ingérence en matière de droit à une assistance juridique, ainsi que par les manœuvres d’intimidation contre des personnes ayant tenté d’attirer l’attention du public sur ces agissements.

Magomed Taramov et Djamalaï Tazbiev

Selon un article paru dans Novaïa Gazeta, Magomed Taramov, 19 ans, et Djamalaï Tazbiev, 20 ans, ont été arrêtés en janvier 2017. Les deux jeunes gens affirment avoir été placés en détention au commissariat de Staropromysl, à Grozny, dès le mois de janvier, ce que confirment leurs proches mais que réfutent les autorités tchétchènes.

Officiellement, Magomed Taramov et Djamalaï Tazbiev ont été arrêtés en mars, en vertu d’un mandat d’arrêt en bonne et due forme, et auraient « reconnu de leur plein gré » avoir voulu rejoindre les rangs de L’État islamique en Irak et al Sham (ISIS), ce qui constitue une infraction aux termes de la loi russe. Un certain nombre d’habitants de Krasnaïa Tourbina et des proches des deux jeunes gens ont assisté au procès de ces derniers, qui a débuté le 8 août. Les deux accusés ont affirmé lors de l’audience avoir été torturés et contraints de faire des « aveux ».

Selon leur avocat, les éléments du dossier d’accusation tendant à prouver que les deux jeunes hommes avaient l’intention de rejoindre l’ISIS étaient extrêmement minces et se résumaient à leurs propres déclarations et à celles d’autres suspects. Le 16 août, 162 proches et voisins de Magomed Taramov et de Djamalaï Tazbiev ont saisi les services du Procureur général de Russie, les priant d’ouvrir une enquête sur les allégations de ces derniers, selon lesquelles ils auraient été torturés et le dossier d’accusation forgé de toutes pièces. Ces 162 personnes ont fait preuve d’un remarquable courage dans leur démarche, en signant individuellement la requête et en indiquant leur nom et leur adresse.

Intimidation des proches

Suite à la publication d’informations concernant cette pétition dans le journal Novaïa Gazeta du 17 août, la police se serait rendue au domicile de tous les signataires, procédant à de nombreuses arrestations illégales et contraignant les personnes visées à retirer leur plainte. L’avocat indépendant chargé par les familles de défendre les deux jeunes gens a déclaré à Amnesty International qu’il avait lui aussi été arrêté et que ses clients avaient dû renoncer à ses services et « reconnaître » sous la contrainte les infractions qui leur étaient reprochées.

Quelque 70 habitants de Krasnaïa Tourbina auraient été conduits de force, en autocar, devant Heda Saratova, membre du Conseil des droits humains, qui relève directement du dirigeant de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. Celle-ci a déclaré un peu plus tard à la presse qu’elle avait reçu ces personnes, en présence de policiers, et que les habitants de Krasnaïa Tourbina lui auraient alors dit avoir signé la pétition sans savoir de quoi il s’agissait. Ils auraient également signé à cette occasion une autre pétition, demandant que leurs droits soient protégés et présentant leurs excuses pour leur précédente démarche.

Il semble probable, étant donné les circonstances, que cette deuxième pétition ait été rédigée sous la contrainte. Il est courant en Tchétchénie que les personnes qui se plaignent ou qui expriment un désaccord soient forcées de présenter des excuses et de se repentir en public. Cette pratique fait désormais partie intégrante du climat d’impunité qui règne au sein de cette république.

Torture et autres mauvais traitements

Les deux jeunes gens ont affirmé devant le tribunal avoir été torturés après leur arrestation, en janvier 2017. Les actes de torture dont ils auraient fait l’objet étaient, selon eux, destinés à leur extorquer des « aveux ». Magomed Taramov a donné au tribunal des détails concernant les actes de torture dont il aurait été victime. Il affirme avoir été torturé pendant cinq ou six jours par des policiers, qui lui auraient administré des décharges électriques, l’auraient frappé avec une tige de métal, l’auraient soumis à plusieurs simulacres d’exécution et lui auraient noué un sac en plastique autour de la tête pour l’étouffer.

La torture et, plus généralement, les mauvais traitements sont prohibés par la législation russe et par le droit international. Le droit à ne pas être soumis à la torture ou à un quelconque autre mauvais traitement est un droit absolu, qui n’admet aucune dérogation, quelles que soient les circonstances.

Amnesty International prie instamment les autorités russes de mener dans les meilleurs délais une enquête impartiale et indépendante sur les allégations de torture et d’autres mauvais traitements formulées dans le cadre de cette affaire, conformément aux obligations internationales de la Russie en matière de droits humains. Si ces allégations s’avèrent fondées, les deux jeunes hommes doivent pouvoir exercer un recours effectif et bénéficier de réparations, et les responsables présumés des actes dénoncés doivent être traduits en justice.

Détention arbitraire

Selon les proches et les voisins de Magomed Taramov et de Djamalaï Tazbiev, ces deux derniers ont été arrêtés le 27 janvier 2017 par des policiers du commissariat de Staropromysl, alors qu’un mandat d’arrêt n’a été établi à leur encontre qu’au mois de mars. La base juridique de la détention des deux jeunes gens entre le 27 janvier et la date d’émission du mandat d’arrêt, en mars, reste à déterminer.

Cette détention est manifestement contraire à l’article 92 du Code de procédure pénale, qui dispose qu’un mandat d’arrêt doit être établi dans les trois heures suivant l’interpellation. L’article 301 du Code pénal russe interdit en outre toute arrestation et tout placement en détention arbitraire, tout comme la Convention européenne, à laquelle la Fédération de Russie est partie.

Amnesty International prie instamment les autorités russes d’enquêter sur les allégations, selon lesquelles Magomed Taramov et Djamalaï Tazbiev auraient été maintenus illégalement en détention du 27 janvier au mois de mars, et, si ces allégations s’avèrent fondées, de traduire en justice les responsables présumés, en veillant à ce que Magomed Taramov et Djamalaï Tazbiev aient droit à un recours et à des réparations à la mesure du préjudice subi.

Accès à une assistance juridique assurée par des personnes compétentes

Vladimir Routkovski, l’un des avocats chargés par les proches des deux jeunes gens d’assurer leur défense, a été conduit au commissariat de Staropromysl dans la soirée du 17 août. Selon son témoignage, recueilli par Amnesty International, il y aurait été retenu pendant trois heures, au cours desquelles ses clients lui auraient été présentés, menottés, ainsi que deux personnes qui avaient témoigné devant le tribunal. Vladimir Routkovski a déclaré que les deux témoins portaient des ecchymoses et étaient manifestement mal en point, et que le moral de ses clients était au plus bas. Ces derniers lui auraient dit, en présence de policiers et des deux témoins, qu’ils n’avaient plus besoin de ses services.

Amnesty International craint que les deux jeunes gens n’aient été contraints de renoncer aux services d’un avocat indépendant, pour s’en remettre à ceux d’un avocat commis d’office. En outre, Vladimir Routkovski aurait manifestement fait l’objet de pressions ou d’autres actes d’intimidation.

Celui-ci a déclaré à Amnesty International que sa voiture avait été suivie lorsqu’il a quitté la Tchétchénie et qu’il avait reçu de très nombreux appels sur son téléphone portable, en provenance de numéros inconnus, qui avaient fini par bloquer celui-ci. Amnesty International sait depuis longtemps qu’il existe un problème de harcèlement des avocats dans le Caucase du Nord. Elle a publié en 2013 un rapport dénonçant, détails à l’appui, les pressions dont faisaient l’objet les avocats dans la région.

Amnesty International prie instamment les autorités russes d’enquêter sur les raisons qui ont poussé Magomed Taramov et Djamalaï Tazbiev à renoncer aux services de leur avocat indépendant. S’il s’avérait qu’ils ont agi sous la contrainte, elle leur demande de faire en sorte que les responsables présumés soient traduits en justice. Les deux jeunes gens doivent pouvoir avoir accès à l’avocat de leur choix pendant toute la durée de leur procès. Vladimir Routkovski doit être protégé de tout nouvel acte de harcèlement et toute action menée contre lui doit faire l’objet d’une enquête.

Représailles contre des défenseurs des droits humains

Les proches et les habitants de Krasnaïa Tourbina qui ont signé la pétition adressée aux services du Procureur général ont agi pour défendre les droits fondamentaux de Magomed Taramov et de Djamalaï Tazbiev. Amnesty International les considère par conséquent comme des défenseurs des droits humains, qui doivent bénéficier de la protection de l’État, telle que prévue par la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’homme [ONU]. Selon la Novaïa Gazetadu 17 août, Salman Taramov, le père de Magomed Taramov, et Magomed Tazbiev, l’oncle de Djamalaï Tazbiev, auraient été convoqués au commissariat de Staropromysl, où ils auraient été roués de coups.

Les États sont tenus de protéger en dernier ressort les défenseurs des droits humains, d’empêcher qu’ils soient victimes d’atteintes à leurs droits fondamentaux et, lorsque des informations font état de telles atteintes, d’enquêter de manière approfondie et indépendante, dans les meilleurs délais, sur les faits dénoncés et, le cas échéant, d’en traduire en justice les auteurs présumés.

Amnesty International prie instamment les autorités russes d’enquêter sur les allégations, selon lesquelles Salman Taramov et Magomed Tazbiev auraient été maltraités par des policiers du commissariat de Staropromysl.

Ne pas répondre de manière adéquate aux allégations de violations des droits humains qui auraient été perpétrées à Krasnaïa Tourbina ne ferait que renforcer le climat d’impunité endémique qui règne en Tchétchénie.

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