Russie. Les irrégularités du procès jettent le doute sur l’équité de la condamnation de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev


DÉCLARATION PUBLIQUE

ÉFAI -
27 décembre 2010

Le deuxième procès de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev, qui s’était ouvert le 31 mars 2009, s’est achevé lundi 27 décembre 2010 par la condamnation de ces deux hommes pour détournement de fonds et blanchiment d’argent à l’époque où ils dirigeaient la compagnie pétrolière YUKOS, entre 1998 et 2003.

Amnesty International dénonce les nombreuses irrégularités de procédure qui ont entaché ce procès, notamment les violations répétées du principe de l’égalité des armes. Ces violations suffisent à elles seules à jeter sérieusement le doute sur l’équité de la condamnation de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev. En outre, la manière dont l’action pénale et le procès ont été menés, le calendrier des accusations, le harcèlement dont auraient été victimes les avocats et les témoins de la défense, et les conditions de détention plus sévères que nécessaire subies par les deux hommes, sont autant d’éléments qui témoignent de l’existence, depuis le départ, de motivations et d’interférences politiques qui ont entravé l’administration indépendante de la justice dans cette affaire.

Dans ce contexte, il est impossible de considérer que justice a été rendue.

Amnesty International appelle donc le tribunal de Moscou à prouver son attachement à l’état de droit et à l’intégrité et l’indépendance du système judiciaire russe en annulant en appel le verdict du lundi 27 décembre 2010.

Violations de la procédure légale et du principe de l’égalité des armes

Les multiples violations de la procédure qu’Amnesty International a pu constater lors des audiences auxquelles elle a assisté en tant qu’observateur ou qui lui ont été rapportées par d’autres observateurs indépendants et par l’équipe chargée de la défense de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev jettent le doute sur l’équité de ce deuxième procès.

L’organisation a aussi été informée que des témoins avaient été harcelés, menacés, maltraités ou soumis à des pressions dans le but de les inciter à retirer leurs témoignages à décharge ou à témoigner à charge. Le tribunal a refusé de citer à comparaître certains témoins clés proposés par la défense, a interdit aux experts cités par la défense de venir s’exprimer à la barre, n’a pas retenu à titre de preuves certains éléments à décharge figurant dans le dossier, et a refusé d’ordonner à l’accusation et à des tiers de communiquer les informations susceptibles de disculper les accusés qui étaient en leur possession.

Atteintes aux droits de la défense dès les premières étapes de l’instruction

Amnesty International déplore une série d’interventions qui ont entravé la défense des accusés dès le début de cette deuxième procédure. Par exemple, la décision du parquet de mener l’instruction sur les nouveaux chefs d’accusation dans la ville de Tchita, dans l’est de la Sibérie, a privé les deux hommes du temps et des moyens nécessaires à la préparation de leur défense à ce stade. L’instruction doit normalement être menée à l’endroit où l’infraction a été commise, à de rares exceptions près dont aucune n’était applicable dans cette affaire ; en effet, les actes reprochés aux deux hommes n’avaient pas été commis à Tchita et aucun des accusés ne se trouvait dans cette ville (jusqu’à ce qu’on les y transfère pour les besoins de l’enquête), pas plus que les autres personnes devant être interrogées dans le cadre de l’instruction.

En février 2009, les autorités ont transféré le dossier et les accusés à Moscou en prévision de l’audience préliminaire. Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev avaient alors passé environ deux ans et demi en détention provisoire à Tchita, dans des conditions beaucoup plus rudes que celles de la colonie pénitentiaire de « régime courant » dans laquelle ils avaient été condamnés à purger leur peine en 2005.

Harcèlement des avocats de la défense

En avril 2007, deux mois seulement après l’annonce des nouveaux chefs d’accusation contre Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev, le parquet a demandé au barreau de Moscou de radier Karinna Moskalenko au motif qu’elle ne défendait pas bien les intérêts de son client, Mikhaïl Khodorkovski, alors que celui-ci n’avait fait aucune réclamation en ce sens. Le barreau n’a pas accédé à cette demande.

Auparavant, en février 2007, Karinna Moskalenko et deux autres membres de l’équipe juridique en charge de la défense de Mikhaïl Khodorkovski avaient été arrêtés sans explication et fouillés à l’aéroport de Moscou alors qu’ils se rendaient à la colonie pénitentiaire de Tchita pour y rencontrer leur client. Les avocats de Mikhaïl Khodorkovski pendant et après son premier procès ont raconté avoir été à maintes reprises soumis à des fouilles illégales avant et après les entretiens avec leur client.

Harcèlement des témoins

Vassili Alexanian, ancien vice-président de YUKOS et directeur de son service juridique, aurait été maintenu en détention provisoire dans des conditions insalubres et privé de soins médicaux essentiels entre avril 2006 et février 2008, malgré les injonctions répétées de la Cour européenne des droits de l’homme ordonnant à la Russie de le transférer dans un centre médical spécialisé où il pourrait être soigné pour son cancer du système lymphatique. Cet homme a affirmé devant la Cour suprême russe que, pendant sa détention provisoire, des magistrats du parquet lui avaient proposé d’accélérer son accès aux soins médicaux nécessaires s’il acceptait de témoigner contre Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev dans l’affaire en cours.

Stephen Wilson, responsable de la fiscalité internationale de YUKOS entre mai 2002 et septembre 2006, s’est vu remettre une convocation aux fins d’interrogatoire en lien avec une affaire connexe alors qu’il quittait la salle d’audience après avoir témoigné en faveur des accusés.

Un autre ancien responsable de YUKOS, Vladimir Pereverzine, a raconté avoir subi des pressions et s’être vu proposer de l’argent pour témoigner contre Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev entre leur première condamnation en mai 2005 et leur deuxième inculpation en février 2007. Cet homme, qui purge depuis mars 2007 une peine de 11 ans de prison pour ses activités au sein de YUKOS, a déclaré lors du deuxième procès que le parquet lui avait proposé une libération avec mise à l’épreuve s’il acceptait de témoigner à charge contre Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev.

Refus d’entendre des témoins de la défense et de retenir à titre de preuves des éléments susceptibles de disculper les accusés

L’article 6(3)(d) de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que « tout accusé a droit notamment à […] interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ».

Or, pendant le procès, en violation du principe de l’égalité des armes, la défense s’est vu refuser à plusieurs reprises le droit d’interroger des témoins à décharge ou de procéder au contre-interrogatoire des témoins à charge, ainsi que de présenter des éléments de preuve ou des témoignages d’experts qu’elle jugeait utiles pour défendre les accusés.

Dès le départ, la défense a été désavantagée par le fait que la liste des témoins à décharge n’a pas été jointe à l’acte d’accusation, contrairement à ce qu’exige le droit russe. Cette omission, qui a obligé la défense à présenter une requête au tribunal pour chacun des témoins qu’elle souhaitait faire citer à la barre, a été aggravée par le fait que le tribunal a souvent refusé de convoquer les témoins proposés par la défense.

Par ailleurs, alors que l’accusation a été autorisée à plusieurs reprises à présenter des éléments de preuve recueillis lors d’interrogatoires réalisés à l’étranger, les déclarations sous serment de témoins vivant à l’étranger proposées par la défense ont souvent été refusées et les demandes d’utilisation de la vidéoconférence pour permettre au tribunal d’entendre ces témoins ont été rejetées. Dans les audiences auxquelles Amnesty International a assisté, la raison donnée par le président du tribunal pour justifier un tel refus était simplement qu’il n’en voyait pas la nécessité.

Autre violation du principe de l’égalité des armes, la défense n’a pas eu le droit de présenter des déclarations de témoins accusés ou soupçonnés dans d’autres affaires judiciaires, tandis que l’accusation a pu présenter des rapports d’interrogatoires et des témoins à charge se trouvant dans une telle situation.

Enfin, le tribunal a refusé régulièrement de retenir à titre de preuves des documents pertinents possédés par la défense, tels que des documents officiels de YUKOS et de ses filiales, ainsi que les rapports de l’administrateur judiciaire nommé par l’État.

Refus du tribunal d’ordonner la divulgation de certaines informations

À plusieurs reprises, le tribunal a rejeté les requêtes de la défense lui demandant d’ordonner la divulgation d’informations pertinentes se trouvant en la possession de l’accusation ou de tiers.

Par exemple, il a refusé d’ordonner la communication des enregistrements dont la transcription avait été présentée à l’audience par l’accusation, ainsi que la communication de l’intégralité des documents issus d’enquêtes parallèles, dont des extraits ont été largement utilisés, de façon sélective, par l’accusation.

De même, il est particulièrement révélateur que le tribunal n’ait pas accepté d’ordonner la production des registres de l’entreprise publique Transneft, qui a le monopole des transferts pétroliers via le réseau russe d’oléoducs ; ces documents auraient en effet, selon la défense, apporté des preuves cruciales concernant le transfert et la vente du pétrole soi-disant volé.

Conditions de détention et irrégularités relatives à l’incarcération de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev

Outre les irrégularités qui compromettent l’équité de la procédure pénale en elle-même, Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev ont été détenus dans des conditions et des circonstances contraires au droit russe et aux normes internationales auxquelles la Russie a souscrit.

Sur les sept dernières années, les deux hommes ont passé cinq ans et demi dans des établissements de détention provisoire, la plupart du temps à l’isolement, avec très peu de possibilités de visites et d’exercice. Le 7 avril 2010 est entrée en vigueur une nouvelle loi qui limite la détention provisoire pour les personnes soupçonnées de crimes économiques. En violation flagrante de cette loi, le tribunal de Khamovnitcheski a accédé à la requête du parquet demandant la prolongation de la détention provisoire de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev pour trois mois le 14 mai 2010, puis de nouveau le 16 août, sans avancer aucune justification pour cette décision.

Les deux hommes sont incarcérés dans des établissements de détention provisoire pour les charges qui pèsent contre eux depuis décembre 2006. Après leur condamnation en mai 2005, ils ont été transférés dans des colonies pénitentiaires lointaines, en Sibérie, en violation du droit russe de l’époque et des Règles pénitentiaires européennes de 2006, qui disposent que « les détenus doivent être répartis autant que possible dans des prisons situées près de leur foyer ou de leur centre de réinsertion sociale ».

Pendant sa détention, Mikhaïl Khodorkovski a été puni à huit reprises pour des violations présumées du règlement intérieur et condamné six fois à l’isolement. Il a formé des recours contre ces condamnations et a obtenu gain de cause cinq fois sur les six.

Le 22 août 2008, le tribunal de l’arrondissement d’Ingodinski, à Tchita, a rejeté la demande de libération conditionnelle de Mikhaïl Khodorkovski (Platon Lebedev n’a pas déposé de demande de ce type). Aux termes du droit russe, Mikhaïl Khodorkovski avait droit à la libération conditionnelle car il avait purgé la moitié de sa peine. Sa demande a été rejetée pour les motifs suivants :

  il n’avait pas exprimé la volonté de suivre une formation professionnelle pendant sa détention à la colonie pénitentiaire de Tchita (argument probablement lié à son refus d’apprendre à coudre à la machine) ;

  il n’avait reçu aucune félicitation de la part du personnel pénitentiaire ;

  il n’avait pas purgé sa peine pour une violation du règlement de la prison datant du 15 octobre 2007 (il avait semble-t-il, ce jour-là, refusé d’obéir à l’ordre de garder ses mains dans le dos au retour de la promenade).

Un possible procès politique

Le premier procès de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev avait déjà été entaché de nombreuses irrégularités et largement dénoncé comme un procès politique. Le 21 mai 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé recevable une plainte affirmant, entre autres, que ce premier procès était motivé par des considérations politiques. La Cour n’a pas encore rendu son arrêt définitif dans cette affaire. Par ailleurs, dans un arrêt en date du 25 octobre 2007, la Cour a conclu que plusieurs des droits de Platon Lebedev aux termes de la Convention européenne des droits de l’homme avaient été violés par des irrégularités à répétition pendant sa détention provisoire avant son premier procès.

Amnesty International n’est pas en mesure de se prononcer sur les faits présentés par l’accusation et par la défense pendant le deuxième procès. Elle constate cependant, sur la base de ses propres observations des audiences et des rapports d’autres observateurs indépendants, que l’accusation a eu beaucoup de mal à présenter une argumentation claire et cohérente, reliant des faits établis aux éléments d’accusation qui pesaient sur les accusés, et qui leur ont valu une condamnation.

Le mépris persistant des autorités pour la procédure légale et leurs tentatives permanentes d’entraver la préparation de la défense n’ont fait que renforcer le sentiment que la condamnation de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev était voulue, et a été obtenue, pour des raisons politiques, au mépris des règles les plus élémentaires de la justice.

Ces allégations, qui font planer un doute important sur l’indépendance du système judiciaire russe et la réalité de la séparation des pouvoirs dans le pays, ne peuvent être ignorées dans le bilan du deuxième procès de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev. Les autorités et l’appareil judiciaire russes doivent s’attaquer à ce problème.

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