RWANDA : Les juridictions gacaca : une justice à haut risque

Index AI : AFR 47/003/02

« Le système de justice populaire des juridictions gacaca pourrait offrir la possibilité aux survivants du génocide, aux prévenus et aux témoins de présenter leurs arguments dans le cadre d’un mécanisme judiciaire ouvert, à caractère participatif. Il pourrait permettre d’accomplir un grand pas vers la réconciliation nationale et la résolution de la crise du système carcéral rwandais », a déclaré ce jour (mercredi 19 juin 2002) Amnesty International, alors que commence à fonctionner au Rwanda ce nouveau système de justice locale traditionnelle, destiné à traiter les nombreuses affaires relatives au génocide de 1994 qui n’ont toujours pas été jugées.

« Néanmoins, le caractère extrajudiciaire du système gacaca et la préparation insuffisante de sa mise en œuvre, conjuguées à l’intolérance du gouvernement actuel à l’égard de toute forme d’opposition et à sa réticence à revoir sa propre politique – pourtant déplorable – en matière de droits humains, risquent de pervertir ce nouveau mécanisme, a ajouté l’organisation. Il est par conséquent impératif que le gouvernement rwandais ainsi que la communauté internationale prennent des mesures afin que le système gacaca soit conforme aux garanties minimales d’équité prévues par les normes internationales. »

Les juridictions ordinaires du Rwanda se sont révélées incapables de prendre en charge le nombre considérable de détenus poursuivis pour leur implication présumée dans le génocide. Les nouvelles juridictions, qui s’inspirent plus ou moins d’un mode traditionnel de règlement des conflits au niveau local, jugeront des dizaines de milliers de détenus inculpés d’infractions correspondant aux catégories 2, 3 et 4 prévues par les dispositions de la législation rwandaise relatives au génocide.

Amnesty International reconnaît l’urgente nécessité de traduire en justice les personnes accusées d’avoir participé au génocide, mais elle craint qu’en l’absence de mesures prises rapidement pour remédier aux graves carences du système gacaca, la justice, la vérité et la réconciliation promises par le gouvernement rwandais ne soient pas au rendez-vous. « Les juridictions gacaca risquent de devenir les instruments d’une justice sommaire et arbitraire, dont pâtiront les survivants du génocide tout autant que les personnes mises en cause », a ajouté l’organisation.

Les dirigeants rwandais reconnaissent sans difficulté les insuffisances du système gacaca, mais affirment qu’il n’y a pas d’autre solution. La communauté internationale des donneurs, qui finance ces juridictions, s’est largement ralliée à cette opinion.

Amnesty International est préoccupée avant tout par le caractère extrajudiciaire des juridictions gacaca. Les normes internationales d’équité sont absentes de la loi portant création de ces tribunaux. Les personnes traduites devant les juridictions gacaca sont privées de garde-fous juridiques permettant de garantir l’équité des procédures, alors même que certaines d’entre elles encourent la réclusion à perpétuité.

La plupart des personnes qui siègeront en tant que magistrats au sein des juridictions gacaca n’ont aucune qualification dans le domaine juridique ni en matière de droits humains. La formation sommaire qu’elles ont reçue est totalement inadaptée à la tâche qui les attend, étant donné la nature complexe et le contexte des crimes commis au cours du génocide.

Amnesty International se demande en outre si les informations circuleront librement au cours des audiences, si toutes les parties seront entendues impartialement et si le principe de la présomption d’innocence sera respecté. Les audiences préalables à l’ouverture de procès devant les juridictions gacaca auxquelles ont assisté des délégués d’Amnesty International en 2001 ont été marquées par des tentatives d’intimidation et des harangues de représentants de l’État à l’égard de prévenus, de témoins à décharge et de membres de la population locale.

Sur le plan des droits humains, le gouvernement rwandais s’est récemment illustré par des atteintes aux libertés d’expression et d’association, des arrestations arbitraires, des mesures de détention illégales et d’autres violations des droits fondamentaux. « Étant donné sa réticence à agir pour endiguer les violations persistantes des droits humains, et à enquêter sur les atteintes commises par le passé par ses propres agents, le gouvernement rwandais semble bien peu crédible lorsqu’il souligne la nécessité de contraindre les auteurs d’infractions à rendre des comptes, de dire la vérité et de rendre justice à propos des juridictions gacaca. »

L’application du système gacaca pose en outre d’énormes problèmes logistiques. Des dizaines de milliers de détenus devront être transférés des prisons centrales vers leur commune d’origine pour y être jugés par les juridictions gacaca. Le gouvernement rwandais n’a pas encore indiqué comment et dans quelles conditions les détenus seraient transportés, logés, nourris et traités au niveau local. L’absence de dispositions prises par le gouvernement en la matière pourrait accentuer le caractère cruel et inhumain des conditions de détention imposées à la population carcérale rwandaise.

Recommandations
Le gouvernement rwandais et la communauté internationale disposent de marges de manœuvre pour améliorer le système gacaca, et contraindre à rendre des comptes tous les auteurs présumés d’atteintes aux droits humains commises par le passé ou actuellement dans le pays. Pour ce faire, le gouvernement rwandais doit :
– veiller à ce que les juridictions gacaca respectent les normes internationalement reconnues en matière d’équité des procès, notamment le principe de la présomption d’innocence et le droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
– faire en sorte que les personnes déférées devant les juridictions gacaca, en particulier celles qui encourent de longues peines d’emprisonnement, aient le droit d’interjeter appel devant une juridiction ordinaire ;
– veiller à ce que les prévenus soient présents lorsque les magistrats des juridictions gacaca déterminent la catégorie de leur infraction ;
– mettre en place un mécanisme indépendant et efficace de surveillance des audiences des juridictions gacaca, dont les conclusion seront rendues publiques ;
– assurer de manière satisfaisante la protection des magistrats, des prévenus et des témoins, et ouvrir une enquête dans les plus brefs délais sur toute allégation de tentative d’intimidation ;
– fournir l’assurance que les conditions de détention seront conformes aux garanties minimales prévues par les normes internationales, notamment au droit d’être traité avec humanité et de ne pas être soumis à la torture ;
– ouvrir des enquêtes sur les violations des droits humains commises par les propres forces du gouvernement depuis son arrivée au pouvoir.

Amnesty International appelle par ailleurs la communauté internationale à aider le gouvernement rwandais à mettre en place un mécanisme de surveillance des juridictions gacaca, en veillant à ce qu’il soit indépendant, efficace et transparent ; à faire en sorte que les autorités rwandaises prennent rapidement des mesures pour remédier à toute violation des normes internationales d’équité commise au cours des procédures se déroulant devant les juridictions gacaca ; et à apporter au gouvernement rwandais toute l’assistance nécessaire pour qu’il puisse s’acquitter de ses obligations en vertu des normes internationales relatives au traitement des détenus.

Complément d’information

Jusqu’à un million de Rwandais ont été tués de manière atroce par leurs concitoyens au cours du génocide de 1994 et de la période qui a suivi. Ces homicides se sont accompagnés de nombreux actes de torture, notamment de viols.

Les juridictions gacaca jugeront les individus poursuivis pour des infractions correspondant aux catégories 2, 3 et 4 prévues par les dispositions législatives relatives au génocide. La catégorie 2 comprend « les auteurs, coauteurs ou complices [présumés] d’homicides volontaires ou d’atteintes graves contre les personnes ayant entraîné la mort ». Les prévenus de catégorie 2 qui n’avouent pas les faits qui leur sont reprochés sont passibles de peines pouvant aller de vingt-cinq ans d’emprisonnement à la réclusion à perpétuité. La catégorie 3 comprend les individus présumés avoir commis « d’autres atteintes graves à la personne », tandis que la catégorie 4 est celle des individus présumés avoir « commis des infractions contre les biens ». La catégorie 1 correspond aux infractions les plus graves liées au génocide et comprend les « planificateurs, les organisateurs, les incitateurs, les superviseurs et les encadreurs [présumés] du crime de génocide ou des crimes contre l’humanité », ainsi que les individus qui se sont distingués par leur « zèle » dans les tueries. Les prévenus de la catégorie 1 continueront à être jugés par les tribunaux ordinaires.

Les difficultés auxquelles s’est trouvée confrontée la justice rwandaise après le génocide se sont avérées insurmontables. Les chambres spécialisées chargées de juger les auteurs présumés de crimes de génocide se sont prononcées sur le sort de moins de 6 p. cent des détenus soupçonnés de tels agissements. À l’heure actuelle, environ 110 000 Rwandais sont incarcérés dans les établissements pénitentiaires du pays, et la grande majorité d’entre eux attendent toujours d’être jugés. Nombre de ces personnes ont été arbitrairement arrêtées et sont détenues illégalement depuis des années, alors que les investigations menées sur les accusations portées contre elles ont été des plus limitées, sinon inexistantes. Du fait de la surpopulation et de l’insalubrité qui caractérisent le système pénitentiaire, les conditions de détention au Rwanda s’apparentent à une forme de traitement cruel, inhumain et dégradant. Des personnes meurent en détention, victimes de maladies évitables, de la malnutrition et des effets débilitants de la surpopulation carcérale.

La loi portant création des juridictions gacaca (Loi organique n° 40/2000) a été adoptée début 2001. À la fin de la même année, 260 000 adultes choisis pour leur « intégrité, honnêteté et bonne conduite » ont été sélectionnés au niveau local pour exercer les fonctions de magistrat au sein des plus de 10 000 juridictions gacaca. Ces personnes ont reçu une formation limitée début 2002.

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