Salvador, les autorités commettent des violations des droits humains systématiques

Salvador, les autorités commettent des violations des droits humains systématiques

Depuis l’instauration de l’état d’urgence et l’adoption d’un grand nombre de réformes supposées répondre au phénomène des gangs, en mars 2022, les autorités salvadoriennes se sont rendues coupables de violations des droits humains graves et systématiques.

La politique menée par le gouvernement s’est traduite par plus de 66 000 arrestations, en majorité arbitraires, des mauvais traitements, y compris des actes de torture, des violations flagrantes des procédures, des disparitions forcées et la mort d’au moins 132 personnes [1] qui se trouvaient aux mains de l’État et qui, au moment de leur décès, n’avaient été reconnues coupables d’aucune infraction pénale. Pour que de telles violations des droits humains soient possibles, il aura fallu la complicité des trois pouvoirs de l’État, la mise en place d’un cadre juridique contraire aux normes internationales en matière de droits humains, en particulier concernant la procédure pénale, et une absence de mesures destinées à éviter que des violations systématiques des droits fondamentaux ne soient commises pendant l’état d’urgence.

« La communauté internationale est en alerte face aux graves conséquences en matière de droits humains engendrées par l’état d’urgence décrété au Salvador.En se soumettant au pouvoir exécutif, les institutions chargées d’administrer la justice dans le pays ont permis l’instrumentalisation de la procédure pénale, sanctionnant des personnes, en majorité issues de zones historiquement marginalisées, sans la moindre preuve d’une quelconque culpabilité. », a déclaré Erika Guevara Rosas, directrice pour les Amériques à Amnesty International.

« La mort de 132 personnes qui se trouvaient aux mains de l’État, la détention arbitraire, le recours massif aux procédures pénales et l’incarcération indiscriminée de dizaines de milliers de personnes sont aux antipodes d’une stratégie efficace, juste et durable de sécurité publique. La violation systématique des droits fondamentaux et le démantèlement de l’état de droit ne constituent pas la réponse aux problèmes auxquels est confronté le pays. Ce sont bien au contraire des précédents extrêmement dangereux. »

L’état d’urgence a été décrété le 27 mars 2022, à la suite d’une flambée d’homicides ayant fait 87 victimes, survenue après la rupture d’un pacte [2] qu’aurait conclu le gouvernement de Nayib Bukele avec les organisations criminelles pour obtenir une baisse du nombre de meurtres, en échange de certains avantages accordés aux chefs desdites organisations [3].

Amnesty International considère que le caractère systématique des graves violations des droits humains commises dans le cadre de l’état d’urgence est attesté par la forme généralisée et soutenue dans le temps que prennent ces violations, par un niveau d’organisation et de planification faisant appel aux trois branches de l’état, par l’impunité et l’absence d’obligation de rendre des comptes, par l’absence de transparence et d’accès à l’information, et par la large criminalisation de la pauvreté, considérée comme un facteur de discrimination.

En raison du caractère systématique des violations des droits humains perpétrées, la responsabilité pénale personnelle des agents de l’État salvadorien pourrait être invoquée, pour non-respect des obligations desdits agents en matière de prévention et de sanction des faits incriminés.

Procédure pénale et incarcération indiscriminée

Certaines garanties de procédure, telles que la présomption d’innocence ou le droit à la défense, sont suspendues depuis un an, ce qui a permis la détention arbitraire et l’emprisonnement de plus de 66 000 personnes [4] en un temps record. Amnesty International a recueilli des informations concernant une cinquantaine de cas, dans lesquels elle a pu mettre en évidence des pratiques de détention et d’incarcération arbitraires à grande échelle.

Parmi les pratiques identifiées, signalons notamment le placement en détention sur la foi de dénonciations anonymes douteuses, de la présence de tatouages sur le corps des personnes visées ou d’antécédents judiciaires quelconques. Signalons également la tenue d’audiences express, en majorité virtuelles, au cours desquelles le ou la juge, dont l’identité n’est pas révélée, peut traiter simultanément jusqu’à 500 dossiers en l’absence quasi totale d’éléments prouvant que les personnes concernées sont bien impliquées dans une infraction. Par ailleurs, les accusé·e·s ne bénéficient pas d’une réelle défense et ont une connaissance limitée des charges qui pèsent contre eux/elles.

Actes de torture et homicides arbitraires aux mains de l’État

Fin mars 2023, 132 personnes étaient mortes alors qu’elles étaient détenues par les pouvoirs publics. Les organisations salvadoriennes de défense des droits humains estiment cependant que ce chiffre ne reflète pas toute l’ampleur du phénomène [5]. Un certain nombre de cas d’exhumations de corps retrouvés dans des fosses communes ont en effet été signalés, les familles des victimes ayant été averties par de simples citoyens du décès de leurs proches avec plusieurs mois de retard.

Amnesty International a recueilli des informations sur au moins 10 cas de décès de personnes aux mains de l’État. Selon ses investigations, ces décès étaient principalement dus à des actes de torture et à d’autres traitements cruels et dégradants perpétrés par des membres de la police ou du personnel carcéral, ainsi qu’à un accès insuffisant à des services de santé. Plusieurs personnes remises en liberté conditionnelle ont raconté avoir été témoins de passages à tabac mortels perpétrés par des surveillants et des policiers, qui cherchaient à faire « avouer » à leurs victimes qu’elles appartenaient à un gang ou entendaient ainsi les punir.

Amnesty International a pu constater que, dans certains cas, l’Institut de médecine légal et les hôpitaux où avaient été conduites les victimes avant de mourir avaient établi des certificats citant pour cause principale du décès des facteurs tels que l’« asphyxie mécanique », des « traumatismes multiples non identifiés » et des « coups ». À la date de publication du présent communiqué, aucun proche de ces victimes n’avait été informé de l’ouverture d’une quelconque enquête destinée à faire la lumière sur les circonstances de leur mort.

Amnesty International a recueilli des informations concernant la disparition forcée et le meurtre d’un homme porteur d’un handicap mental âgé de 45 ans, arrêté à son domicile à la mi-avril 2022. La famille de cet homme a affirmé avoir déposé au centre de détention, entre avril et juin de la même année, la trousse de toilette et de repas exigée pour tout détenu par les autorités pénitentiaires. Les représentants de ce centre de détention l’ont informée en juillet que leur proche ne se trouvait pas dans les locaux dudit centre, sans toutefois donner de précisions sur son sort.

Au cours des deux mois et demi qui ont suivi, les membres de la famille du disparu se sont rendus dans plusieurs prisons et hôpitaux pour tenter de le retrouver. Ils ont demandé l’aide du Bureau du procureur chargé de la défense des droits humains et du Parquet général, qui leur ont refusé toute assistance.

Ils ont reçu à la mi-décembre un appel téléphonique d’un individu qui leur a affirmé avoir partagé la cellule de leur proche disparu. Celui-ci leur a conseillé de contacter l’Institut de médecine légale. Il pensait que leur proche était mort des suites des coups qu’il avait reçus des surveillants à son arrivée au centre de détention.

« Ils nous ont dit qu’il vomissait du sang par la bouche et par le nez. Je pense qu’il est mort, car ils l’ont emmené à l’hôpital et ils ne l’ont jamais ramené », a expliqué la famille.

Cette dernière a finalement obtenu la confirmation, via l’Institut de médecine légale, du décès du disparu, 36 jours après son arrestation. Elle a également appris qu’il avait été enterré dans une fosse commune au début du mois de juillet. La dépouille du défunt a été exhumée à la mi-octobre. À la date de publication du présent communiqué, aucun fonctionnaire représentant l’État n’avait contacté la famille pour l’informer d’une quelconque enquête concernant les circonstances de la mort de cet homme.

« Nous constatons avec inquiétude que des innocents continuent de mourir des conséquences de la surpopulation et de la torture, avec la complicité de toutes les institutions chargées de veiller au respect des droits des personnes. La déshumanisation dont font l’objet des milliers de personnes injustement incarcérées est intolérable et appelle une réaction urgente des mécanismes internationaux de protection des droits fondamentaux », a déclaré Erika Guevara Rosas.

Traitements cruels et inhumains : la surpopulation carcérale

Parmi les réformes juridiques adoptées au moment de l’instauration de l’état d’urgence, celles qui modifient le Code pénal et le Code de procédure pénale pour permettre le recours indiscriminé par l’appareil judiciaire à la détention provisoire revêtent une importance particulière. Elles se traduisent non seulement par une violation du droit à la liberté (le recours à ce type de détention devant se faire uniquement dans certaines circonstances très limitées) et du droit à être jugé dans un délai raisonnable ou, à défaut, d’être libéré, mais également par un grave problème de surpopulation carcérale. Plus de 100 000 personnes sont actuellement emprisonnées au Salvador, ce qui fait de lui le pays au monde dont la population carcérale est proportionnellement la plus élevée [6] (plus de 1,5 % de la population).

Amnesty International a pu recueillir le témoignage de personnes arrêtées arbitrairement, puis remises en liberté après avoir passé plusieurs mois en détention provisoire. Toutes ont décrit la véritable crise humanitaire dans laquelle vivait la population carcérale. Les détenu·e·s étaient notamment entassés dans des cellules de plus de 100 personnes, dans des conditions insalubres et sans accès suffisant à des services aussi élémentaires que l’eau, une alimentation correcte, des médicaments et un suivi médical. Toujours selon ces témoignages, ces conditions de vie étaient propices à la diffusion des maladies, allant jusqu’à entraîner la mort faute de soins médicaux en temps voulu.

Les personnes interrogées ont également dénoncé les mauvais traitements, verbaux et physiques, de la part de la police et du personnel des centres de détention, l’absence de communication avec les familles, l’usage de gaz poivre dans les cellules, le rationnement de la nourriture et de l’eau, l’accès limité aux toilettes et à la douche, ainsi que l’impossibilité de sortir à l’air libre.

Organisation et planification au niveau de l’État

Cette politique d’emprisonnement massif est le fruit d’une planification réalisée au niveau de l’État, à laquelle participent les trois branches de celui-ci, chacune exerçant une fonction essentielle dans un engrenage permettant de violer systématiquement et de manière généralisée et soutenue les droits fondamentaux des Salvadoriens et des Salvadoriennes.

L’exécutif, d’une part, par le biais de la police, des forces armées et du ministère de la Sécurité, a établi et mis en œuvre une stratégie de sécurité fondée sur le recours excessif à la force, la détention arbitraire indiscriminée et la pratique de la torture et d’autres traitements cruels, inhumains et dégradants.

Le législatif, d’autre part, maintient en vigueur et renouvelle depuis un an un état d’urgence censé être une mesure provisoire et exceptionnelle, adoptant par ailleurs une série de réformes contraires aux normes internationales relatives aux droits humains, pourtant ratifiées par le Salvador.

Le pouvoir judiciaire, enfin, ne fonctionne pas de manière indépendante, viole le droit à bénéficier d’une procédure en bonne et due forme et ne fait rien pour mettre un terme à l’impunité des auteurs de violations des droits fondamentaux. Les tribunaux, comme les services auxiliaires et les instances dépendant du ministère public, se dérobent de façon flagrante à leurs devoirs en matière de procédure pénale.

Une impunité généralisée

La négligence et le mépris délibéré des règles qui caractérisent l’action des institutions chargées de veiller au respect et à la garantie des droits humains et de sanctionner les infractions commises par les fonctionnaires ont engendré une très forte impunité, dont bénéficient les agents des services de sécurité et de justice responsables, directement ou par omission, de violations de ces droits dans le cadre de l’état d’urgence.

La rétention d’informations et les difficultés d’accès à celles-ci, ainsi que l’absence de mesures destinées à éclaircir les circonstances dans lesquelles des atteintes aux droits humains sont commises et à établir les responsabilités individuelles, favorisent l’impunité et permettent que les abus perdurent et s’aggravent.

« Dans aucun des 50 cas que nous avons pu examiner en détails il n’a été possible d’établir l’existence d’une procédure d’enquête sur le comportement de fonctionnaires des services publics.Le fait que les violations des droits humains soient généralisées et que pratiquement aucune procédure pénale n’ait été ouverte montre bien qu’il existe une volonté au plus haut niveau de faire appliquer par toutes les branches du pouvoir de l’État cette politique d’incarcération indiscriminée », a déclaré Erika Guevara Rosas.

Criminalisation des personnes qui vivent dans la pauvreté et effets collatéraux

L’état d’urgence comporte des mesures de sécurité qui ont un impact disproportionné sur les personnes vivant dans la pauvreté. Ces mesures ont pour effet de criminaliser les individus qui vivent dans les zones les plus misérables et qui sont historiquement exposées au problème des gangs.

Des milliers de foyers sont gravement touchés sur le plan économique, parce que la personne qui pourvoyait aux besoins de la famille a été arrêtée, sans parler des frais supplémentaires qu’ils doivent engager pour tenter de prouver l’innocence de leurs proches, exercer le droit à la défense tout au long de la procédure pénale et s’efforcer d’assurer le bien-être et la santé des personnes emprisonnées.

Les organisations de la société civile notent [7] une recrudescence du travail des enfants et de l’absentéisme scolaire parmi les familles concernées. Elles dénoncent également l’augmentation des déplacements forcés, une multiplication des cas de désintégration des familles et un alourdissement de la charge de travail des femmes dans le domaine de la prise en charge des proches.

Amnesty International réitère ses appels au gouvernement du Président Nayib Bukele et, plus généralement, aux autorités de l’État salvadorien, afin que soient adoptées les mesures nécessaires pour mettre un terme à l’état d’urgence, rétablir les droits qui ont été suspendus, enquêter de manière efficace, autonome et indépendante sur les conséquences dramatiques de la politique suivie, et veiller à ce que les victimes bénéficient de réparations.

« Face au caractère systématique des graves violations des droits humains commises au Salvador, nous lançons un appel aux mécanismes internationaux de protection de ces droits, pour qu’ils interviennent de toute urgence afin d’éviter une crise majeure. L’état salvadorien doit avoir la certitude que la communauté internationale ne tolérera pas ce genre de politiques », a déclaré Erika Guevara Rosas.

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