« Il y a trois ans, nous avons rencontré le président Nayib Bukele et il s’était alors engagé à respecter les droits humains. Cependant, il n’a pas respecté cet engagement de façon répétée », a déclaré Erika Guevara Rosas, directrice pour les Amériques à Amnesty International.
« Sous prétexte de sanctionner les gangs, les autorités salvadoriennes commettent des violations généralisées et flagrantes des droits humains et répriment pénalement les personnes en situation de pauvreté. Au lieu d’apporter une réponse efficace à la violence dramatique causée par les gangs et aux problèmes de sécurité publique que le pays connaît de longue date, elles font sombrer la population salvadorienne dans une tragédie. Les victimes des violences perpétrées par les gangs doivent obtenir justice de façon urgente, mais cela ne pourra avoir lieu qu’avec des enquêtes dignes de ce nom, des procès équitables respectant les garanties d’une procédure régulière et la réelle condamnation des responsables. »
Ces dernières semaines, une équipe du programme de réponse aux crises d’Amnesty International a méticuleusement réuni des informations sur 28 cas de violations de droits humains qui concernent 34 personnes, menant des entretiens avec des victimes, des proches de victimes, des organisations de défense des droits humains, des journalistes, d’anciens et d’actuels membres du personnel judiciaire, et des responsables locaux. L’organisation a également sollicité des entrevues avec les autorités, y compris avec le président Nayib Bukele.
Détention arbitraire, privation illégale de liberté et garanties judiciaires
L’état d’urgence, de récentes modifications du Code pénal et du Code de procédure pénale et leur application dans ce contexte par les juridictions spécialisées et les services du ministère public, entre autres, ont restreint les droits à la défense, à la présomption d’innocence, à un recours judiciaire utile et à l’accès à un juge indépendant. Le droit international relatif aux droits humains, que les autorités salvadoriennes sont tenues de respecter, ne permet pourtant pas les restrictions à ces droits, même en situation d’état d’urgence.
Amnesty International a découvert que des milliers de personnes ont été arrêtées et sont détenues dans des conditions qui ne respectent pas les garanties juridiques – sans mandat d’arrêt administratif ou judiciaire et la personne n’a pas été arrêtée en situation de flagrant délit – uniquement parce qu’elles sont considérées par les autorités comme faisant partie des individus ciblés en tant que criminels dans les discours stigmatisants du gouvernement du président Nayib Bukele : parce qu’elles sont tatouées, parce qu’elles ont été accusées par un tiers d’avoir des liens avec un gang, parce qu’un de leurs proches appartient à un gang, parce qu’elles ont un casier judiciaire, ou tout simplement parce qu’elles vivent dans un quartier contrôlé par un gang, ces secteurs étant précisément des zones présentant un haut niveau de marginalisation et abandonnées de longue date par l’État.
À la suite de leur arrestation, ces personnes sont privées de liberté et lors de leur comparution devant un tribunal, la plupart d’entre elles sont accusées d’« association de malfaiteurs », une infraction punie d’une peine de 20 à 30 ans d’emprisonnement. Pendant sa détention, et avant d’être présentée devant une autorité judiciaire (ce qui se produit généralement au bout de 15 jours d’incarcération, du fait de la suspension, en raison du régime d’exception, du délai constitutionnel maximum de 72 heures pour la « détention administrative »), la personne détenue n’a généralement pas de contact avec son ou sa représentant·e juridique, pas même avant l’audience, ou alors pendant à peine quelques minutes. De plus, seule une minorité de personnes ont pu avoir accès à une défense privée, qui n’a pas accès au dossier et n’est pas informée des éléments retenus par le ministère public. Jusqu’à 500 accusés à la fois peuvent comparaître lors de ces audiences qui se déroulent de façon sommaire. Presque toutes les personnes accusées font l’objet de poursuites pénales, même en l’absence de preuve.
Dans presque tous les cas examinés par Amnesty International, les personnes interrogées ont déclaré qu’à certains moments elles ne savaient pas où était détenu leur proche. Dans un cas au moins, elles ne savent toujours pas où se trouve leur proche, ce qui pourrait constituer une disparition forcée. Cela a conduit plusieurs dizaines de personnes à former un recours en habeas corpus devant la Chambre constitutionnelle pour que les détenus se présentent personnellement devant la justice. Cependant, des organisations de défense des droits humains ont indiqué qu’aucune avancée n’a jusqu’à présent été enregistrée concernant ces recours.
Dans un cas, la police a arrêté une vendeuse de nourriture, parente isolée, à son domicile début avril, sans mandat d’arrêt ni mandat de perquisition, parce qu’elle était soupçonnée d’appartenir à un gang. Lors d’une audience où plus de 500 personnes ont comparu en même temps, un tribunal spécialisé a décidé de la placer en détention provisoire pour association de malfaiteurs, alors même que, selon sa famille, il n’existait aucune preuve contre elle. Il y a quelques années, la police avait arrêté cette vendeuse pour la même raison, et l’avait violemment frappée pendant sa détention. Les accusations portées contre elles n’avaient pas été prouvées et elle avait obtenu une indemnité après avoir dénoncé les abus de pouvoir des policiers. À la suite de cela, cette femme et ses enfants avaient été contraints d’aller vivre ailleurs en raison des menaces constantes de la police. Elle était revenue chez elle avec sa famille depuis quelques mois quand elle a été arrêtée en avril.
Sa fille a dit que le lendemain, des policiers de la localité sont revenus au domicile familial et ont appuyé le canon d’une arme à feu sur sa tête, en la prévenant qu’elle serait la prochaine. En mai, la jeune fille a été arrêtée par les mêmes policiers qui avaient arrêté sa mère et qui l’avaient menacée. Amnesty International a rassemblé des informations sur deux autres cas où des personnes ont été arrêtées alors qu’au cours des années précédentes des abus de pouvoir commis par des policiers avaient été dénoncés.
« Il est inquiétant de constater que les trois branches de l’État, y compris les institutions judiciaires, fonctionnent de façon très coordonnée pour juger des milliers de personnes de façon sommaire, illégale et sans discernement. L’instrumentalisation politique des instances créées pour garantir la justice est contraire à l’état de droit et favorise la commission de graves violations des droits humains, y compris de crimes de droit international, a déclaré Erika Guevara Rosas.
« L’arrestation et les poursuites pénales ne respectant pas les garanties d’une procédure régulière dont ont fait l’objet en l’espace de moins de trois mois 35 000 personnes n’auraient pas été possibles si les instances judiciaires avaient respecté leur mandat. Au lieu de cela, elles se rendent complices d’une politique sécuritaire ordonnée au plus haut niveau de l’État, qui bafoue les droits fondamentaux inaliénables, considérant comme un mal nécessaire les poursuites pénales et l’incarcération généralisées et injustes de personnes en situation de pauvreté. »
Droit à la vie et à l’intégrité de la personne au Salvador
Amnesty International a réuni des informations sur des cas de torture et de mauvais traitements commis dans des centres de détention. Les témoignages obtenus révèlent le niveau de contrôle que les membres de gangs exercent dans les cellules et l’extrême surpopulation, qui génèrent des violations du droit à la vie et à l’intégrité de la personne, ainsi que de graves problèmes d’insalubrité et aussi de pénurie de nourriture et de biens de première nécessité pour l’hygiène, qui affectent gravement la santé des personnes détenues. Fin mai, des médias locaux ont signalé qu’en raison de la multiplication des arrestations, 1,7 % de la population du pays âgée de plus de 18 ans était incarcérée, ce qui se traduisait par une surpopulation représentant plus de 250 % de la capacité d’accueil des centres de détention.
Dans un cas, un adolescent de 16 ans arrêté le 29 avril par des agents de la police et des forces armées a été privé de liberté pendant 13 jours parce qu’il était soupçonné d’association de malfaiteurs. La première nuit, il a été enchaîné à un mur dans un centre de détention pour adultes de la police, et il dit avoir été frappé par des policiers. Il a ensuite été transféré dans un centre de détention pour mineurs, où des membres d’un gang avec qui il partageait une cellule l’ont torturé de façon continue, le frappant à coups de poing à la tête et au visage, à coups de pied à la poitrine, à l’abdomen et aux jambes, et le menaçant constamment. Il a aussi dit qu’on lui avait jeté au visage un sac rempli d’urine. Selon lui, ces actes de torture et mauvais traitements ont été commis au su des fonctionnaires du centre de détention, qui ont toléré ces agissements.
À la date du 28 mai, les informations disponibles indiquaient qu’au moins 18 personnes étaient mortes pendant leur détention par les services de l’État sous le régime de l’état d’urgence. Compte tenu de la précarité des conditions de détention, il est raisonnable de penser que le nombre de décès va probablement augmenter dans les jours à venir.
Amnesty International a réuni des informations sur le décès de William Alexander Galeas Gonzales, 36 ans, qui a été arrêté le 13 avril en même temps que sa mère et sa sœur parce qu’ils étaient soupçonnés d’être en lien avec des gangs. Le 12 mai, une entreprise de pompes funèbres a rendu visite à la famille pour l’informer de la mort de William ; la famille n’avait pas pu communiquer avec lui après son arrestation. Aucune autorité ne l’a à ce jour informée de la mort de William, ni contactée. Selon un rapport de l’Institut médicolégal, la cause préliminaire de la mort a été identifiée comme étant un œdème pulmonaire. La famille a indiqué avoir observé sur le corps du défunt de multiples contusions.
« Ces morts en détention représentent la pire expression de la politique qui a été mise en place avec la volonté supposée de combattre la violence à tout prix dans le pays. Les autorités salvadoriennes doivent enquêter sur tous les cas de morts en détention arbitraire et veiller à ce qu’aucun autre cas ne se produise », a déclaré Erika Guevara Rosas.
Droits bafoués des enfants et des adolescent·e·s
Selon les statistiques de l’Institut salvadorien de protection de l’enfance et de l’adolescence, entre le 27 mars et le 17 mai, au moins 1 190 personnes âgées de moins de 18 ans étaient incarcérées dans des centres de détention pour mineurs. La plupart d’entre elles étaient accusées d’infractions en lien avec l’association de malfaiteurs et les organisations terroristes.
Amnesty International a réuni des informations sur le cas de deux cousins âgés de 14 et 15 ans qui ont tous deux été arrêtés le 26 avril alors qu’ils jouaient devant chez eux, à Ilopango. Leurs familles ont expliqué que les policiers les ont accusés d’avoir une « tête de malfaiteurs » (« cara de malandros »), sans justifier d’aucune autre façon leur arrestation, et ils ont dit aux mères que leurs fils allaient passer 30 ans en prison. Depuis, les deux mères n’ont pas pu communiquer avec les garçons et elles n’ont reçu que très peu d’informations sur la procédure pénale engagée contre eux. Elles ont dit que l’avocate qui leur a été commise d’office leur a donné peu d’informations et qu’elle est à peine intervenue en faveur de leurs fils pendant l’audience.
La situation dramatique des journalistes, défenseur·e·s des droits humains et personnel judiciaire
Amnesty International s’est entretenue avec cinq journalistes salvadoriens, et trois d’entre eux ont dû
déménager ou quitter leur pays à cause du harcèlement exercé contre eux par l’État ou par des tiers. Deux de ces journalistes ont dit détenir des informations dignes de foi concernant de possibles enquêtes pénales ouvertes contre eux à titre de représailles. Dans le contexte de l’état d’urgence, des modifications de la législation ont été adoptées qui exposent à un risque de sanctions pénales les personnes qui publient des informations sur le phénomène des gangs, avec des peines allant jusque 15 ans d’emprisonnement, et de plus, des fonctionnaires et des médias officiels ont publiquement accusé, sans preuves, des journalistes et des chercheurs d’être en lien avec des gangs, tentant ainsi de les stigmatiser et de les empêcher de faire leur travail.
Le 11 avril, sur son compte Twitter, le président Bukele a qualifié d’« ordure » Juan Martínez, chercheur et anthropologue spécialiste des questions concernant la violence et les gangs, en raison d’un entretien dans lequel il s’était exprimé au sujet du phénomène des gangs dans le pays. Juan Martínez a expliqué à Amnesty International que les autorités cherchent à bâillonner les journalistes et à les pousser à l’exil, et aussi à discréditer les récentes enquêtes journalistiques qui font état de négociations secrètes entre le gouvernement et les gangs. Quelques heures après le message du président Bukele dénigrant publiquement Juan Martínez, le directeur des services pénitentiaires a accusé des journalistes du journal El Faro d’être des terroristes, les porte-parole des gangs et des mercenaires.
De la même manière, de hauts représentants de l’État ont accusé publiquement des organisations de défense des droits humains de soutenir la délinquance générée par les gangs. De plus, le Réseau salvadorien de défenseures des droits humains a enregistré l’arrestation de six dirigeantes communautaires de la municipalité de Jiquilisco dans le département d’Usulután, dans le contexte de l’état d’urgence. Les autorités les ont privées de liberté en les assignant à domicile sans motiver cette décision, et elles les ont par la suite accusées d’être en lien avec des gangs.
Dans une autre affaire, Amnesty International a réuni des informations sur l’arrestation de quatre syndicalistes, dont Dolores Almendares, employée à la mairie de Cuscatancingo et secrétaire générale du syndicat SETRAMUC, qui a été arrêtée le 6 mai alors qu’elle était en congé maladie chez elle pour une blessure au bras. Elle a été inculpée et placée en détention provisoire pour association de malfaiteurs, mais sa famille et ses collègues du syndicat pensent que son arrestation pourrait être liée à son activité de défense des droits des travailleurs et travailleuses.
En outre, Amnesty International s’est entretenue avec deux anciens fonctionnaires des services judiciaires et avec un juge en poste qui ont donné des précisions sur les atteintes à l’indépendance de la justice dont pâtit le personnel judiciaire, notamment avec des réprimandes et des instructions venant de leur hiérarchie les engageant à ne pas acquitter les accusés dans le contexte de l’état d’urgence et à imposer la détention provisoire de manière générale.
« L’ampleur des violations des droits humains perpétrées dans le pays nécessite de la part de la communauté internationale une réaction ferme et immédiate. La Commission interaméricaine des droits de l’homme et les mécanismes de protection de l’ONU doivent de toute urgence être autorisés à se rendre dans le pays, en particulier dans les centres de détention et dans les salles d’audience des tribunaux, afin qu’ils puissent surveiller la situation générale en ce qui concerne le respect des droits humains, a déclaré Erika Guevara Rosas.
« Nous demandons au gouvernement du président Nayib Bukele de revenir immédiatement sur les récentes mesures qui portent atteinte aux droits humains, et d’établir un dialogue avec les organisations de la société civile nationales et internationales et avec les mécanismes internationaux de protection des droits humains, afin de mettre en place une politique de sécurité publique efficace et respectueuse des droits fondamentaux. »