Amnesty International réitère son soutien au travail accompli par le bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’homme en Colombie afin d’améliorer le respect des droits humains dans le pays. Son action, en particulier en matière de suivi sur le plan des droits humains, deviendra d’autant plus indispensable que des incertitudes subsistent sur les difficultés que pourrait présenter, sur le terrain de ces droits, un accord de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Afin de relever ces défis, en particulier en ce qui concerne les violations des droits fondamentaux et la lutte contre l’impunité, le rôle de suivi du Bureau devrait être renforcé.
La présente déclaration donne un aperçu des préoccupations d’Amnesty International concernant la Colombie, ainsi que de ses recommandations aux États membres et observateurs du Conseil des droits de l’homme.
Le processus de paix
Le processus de paix a tant avancé depuis le début des négociations officielles, en 2012, que la Colombie est désormais plus près que jamais de mettre fin à un conflit armé qui dure depuis 50 ans et a laissé de profondes cicatrices chez des millions de femmes, d’hommes et d’enfants. Le cessez-le-feu déclaré par les FARC en juillet et la décision du gouvernement de suspendre les bombardements aériens contre leurs positions ont, semble-t-il, atténué certains des pires effets du conflit sur les civils dans les zones rurales. L’accord sur les victimes du conflit, rendu public en décembre dernier, marque un premier pas important, quoiqu’imparfait, vers la justice.
L’implication de la communauté internationale dans le processus de paix est cruciale. Par exemple, la résolution 2261 (2016) récemment adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies, qui prévoit, consécutivement à l’accord, une mission ayant pour objectif d’assurer un suivi et de veiller au respect du cessez-le-feu et de la cessation des hostilités, peut, si elle est efficacement mise en place, renforcer les perspectives de paix.
Cependant, les séquelles laissées par des crimes de droit international et des violations des droits humains généralisés et systématiques, ainsi que l’impunité persistante dont jouissent leurs auteurs, font qu’en dépit des avancées sur le terrain de la paix, beaucoup de difficultés semble-t-il insolubles, liées aux droits humains et à la dimension humanitaire en relation avec le conflit, persistent et pourraient très probablement s’aggraver dans un environnement d’après-conflit. Pour cette raison, l’optimisme massif et tout à fait fondé qui est affiché doit être tempéré par une certaine prudence.
Si l’accord sur les victimes du conflit est une avancée considérable et un signe clair que la fin des hostilités est extrêmement proche, il contient toutefois plusieurs dispositions, ainsi qu’un certain nombre d’ambiguïtés, qui paraissent contraires au droit international et aux normes internationales sur le droit des victimes à la vérité, à la justice et à des réparations. Par exemple, les sanctions non carcérales prévues par l’accord contre les personnes qui reconnaissent une responsabilité dans des violations des droits humains et atteintes au droit international humanitaire de grande ampleur ne semblent pas être en rapport avec la gravité des crimes de droit international. En l’état, ces sanctions sont susceptibles d’être incompatibles avec l’obligation qui est faite à l’État de prévenir et punir ces crimes, et continueront donc à compromettre les efforts d’établissement des responsabilités.
Défenseurs des droits humains et populations et groupes en danger
Le conflit armé, qui se poursuit, continue à avoir un impact dévastateur sur les droits fondamentaux de nombreuses populations, en particulier en milieu rural et dans certaines zones urbaines pauvres. Les communautés indigènes, afro-colombiennes et paysannes, ainsi que les défenseurs des droits humains sont particulièrement touchés.
Toutes les parties au conflit - les forces de sécurité, les formations paramilitaires et les groupes de guérilla - se rendent coupables de crimes de droit international et de violations graves des droits humains, notamment d’homicides illégaux, de déplacements forcés, de disparitions forcées, de menaces de mort, d’actes de torture et de violences sexuelles.
Au mois de décembre 2015, l’Unité colombienne des victimes avait recensé quelque 7,8 millions de victimes dans le cadre de ce conflit. Au cours de l’année écoulée, Amnesty International a exprimé de vives préoccupations quant à la situation à laquelle sont confrontés les peuples autochtones, notamment dans le département du Cauca, et les communautés afro-colombiennes, telles que celles qui vivent à Buenaventura, dans le département du Valle del Cauca, et dans les zones environnantes.
La situation des défenseurs des droits humains s’est dégradée à de nombreux égards au cours de l’année écoulée. Selon l’organisation non gouvernementale Somos Defensores, 51 défenseurs des droits humains ont été tués entre janvier et septembre 2015, contre 45 durant la même période en 2014.
Les menaces de mort visant des défenseurs des droits humains et d’autres personnes agissant en faveur de la paix et d’autres sujets se sont également multipliées l’an dernier. Les groupes paramilitaires étaient semble-t-il responsables de la plupart de ces menaces et homicides.
Amnesty International continue par ailleurs à déplorer que le système judiciaire soit utilisé à mauvais escient afin de discréditer le travail de défenseurs des droits humains. Le dirigeant indigène Feliciano Valencia a par exemple été condamné à 18 années de réclusion en septembre 2015 pour avoir retenu captif un membre des forces de sécurité qui avait infiltré une manifestation indigène dans le département du Cauca. Feliciano Valencia, qui nie les faits qui lui étaient reprochés, est harcelé de longue date par les autorités civiles et militaires locales.
Impunité
La crainte que l’accord sur les victimes du conflit ne permette pas de traduire en justice les responsables présumés de violations des droits humains, conformément au droit international et aux normes internationales, est exacerbée par plusieurs textes de loi approuvés en 2015 par le Congrès colombien, en particulier la loi 1765 et l’acte législatif n° 1 portant modification de l’article 221 de la Constitution. Ces deux textes élargissent le champ d’application de la justice militaire, menaçant ainsi de compliquer encore la tâche visant à établir les responsabilités des membres des forces de sécurité impliqués dans des crimes de droit international et des violations des droits humains, comme les exécutions extrajudiciaires. Les personnes réclamant justice continuent à être victimes de menaces de mort et d’autres formes de violations des droits humains.
Restitution de terres
Le processus de restitution de terres continue à se heurter à des difficultés. Ce processus a commencé en 2012, lors de l’entrée en vigueur de la Loi sur les victimes et la restitution de terres, et des décrets associés, qui visent à rendre à leurs propriétaires légitimes une partie des millions d’hectares confisqués pendant le conflit. L’État ne garantit cependant pas la sécurité de ceux qui souhaitent retourner sur ces terres, et ne leur fournit aucun soutien social ou économique digne de ce nom. À la fin de l’année, seulement 58 500 hectares de terres réclamées par les paysans, un territoire indigène de 50 000 hectares et 71 000 hectares de territoire afro-colombien ont fait l’objet d’une décision de justice ordonnant leur restitution.
En juin 2015, le Congrès a approuvé la loi 1753, qui contient des dispositions susceptibles d’autoriser des compagnies minières nationales et internationales, et d’autres acteurs représentant des intérêts économiques, à devenir les propriétaires légaux de terres pouvant avoir été confisquées à la suite de crimes de droit international. Cela pourrait fragiliser le droit qu’ont de nombreux occupants légitimes de ces terres d’obtenir la restitution de celles-ci.
Le rôle de la communauté internationale
La communauté internationale a un rôle essentiel à jouer afin que le processus de paix garantisse la pleine réalisation des droits humains et, en particulier, du droit des victimes à la vérité, à la justice et à des réparations, notamment à des garanties de non-répétition, conformément au droit international et aux normes associées. Pour être pérenne, la paix requiert des mécanismes judiciaires afin de remédier aux failles de la justice, et des mesures exhaustives visant à prévenir de nouveaux crimes de droit international, violations des droits humains et atteintes à ces droits.
C’est pour cela que la mission politique spéciale prévue par la résolution 2261 (2016) du Conseil de sécurité est une initiative importante et positive. Toute mission de ce type doit comporter une dimension relative aux droits humains si on souhaite qu’elle soit efficace. La menace pesant sur les droits humains en Colombie ne serait pas principalement liée à de possibles violations du cessez-le-feu ou des accords de cessation des hostilités - sur lesquelles serait axée la mission proposée -, mais en relation avec la « guerre sale » menée contre les civils par toutes les parties au conflit. Les tactiques que celles-ci emploient, qui visent tout particulièrement des populations remettant en cause des intérêts économiques puissants sur leurs terres et territoires, continueront, et pourraient s’intensifier après la signature de l’accord de paix.
Amnesty International exhorte donc les États membres et observateurs du Conseil des droits de l’homme à :
- Faire état de ces préoccupations et recommandations dans le cadre des débats au sein du Conseil des droits de l’homme et des discussions bilatérales avec le gouvernement colombien.
- Insister sur le fait que les parties au conflit doivent mettre en œuvre, pleinement et sans délai, les recommandations du Haut-Commissariat et celles d’autres organes des Nations unies en matière de droits humains.
- Demander aux acteurs concernés de veiller à ce que l’accord sur les victimes du conflit garantisse le droit des victimes à la vérité, à la justice et à des réparations, et notamment à des garanties de non-répétition, conformément au droit international et aux normes internationales.
- Engager les autorités à abroger les textes de loi, tels que la loi 1765 et l’acte législatif n° 1, qui sont susceptibles de renforcer l’impunité des membres des forces de sécurité impliqués dans des violations des droits humains.
- Appeler le gouvernement à mettre en place des mesures efficaces visant à prévenir les atteintes aux droits humains, notamment en démantelant les groupes paramilitaires et en rompant leurs liens avec les acteurs étatiques.
- Souligner que les autorités colombiennes doivent adopter des mesures spécifiques afin de garantir la sécurité de groupes et de communautés exposés à des risques particuliers, comme les peuples indigènes, les populations afro-colombiennes, les petits paysans, les personnes réclamant la restitution de leurs terres, les défenseurs des droits humains, les syndicalistes et les journalistes.
- Demander aux autorités de combler les graves lacunes que présente la loi sur les victimes et la restitution de terres, ainsi que sa mise en œuvre, et d’abroger les dispositions de la loi 1753 qui pourraient fragiliser le droit à réparation de nombreuses personnes réclamant la restitution de leurs terres, en particulier les territoires de populations indigènes et afro-colombiennes.
- Préconiser l’ajout d’une composante relative aux droits humains à la mission politique spéciale créée en vertu de la résolution 2261 (2016) du Conseil de sécurité, afin de compléter l’action du bureau du Haut-commissariat aux droits de l’homme en Colombie, dont le rôle en matière de suivi et de compte-rendu doit être renforcé.