« Toutes les parties au conflit à Las Anod doivent cesser de mener des attaques aveugles, s’engager à protéger la population civile et respecter les règles du droit international humanitaire. Les hôpitaux et les ambulances ne doivent jamais être pris pour cibles. Une enquête indépendante doit être menée sur toutes les violations des droits humains et du droit humanitaire afin que les responsables aient à rendre des comptes et que les victimes obtiennent réparation », a déclaré Tigere Chagutah, directeur régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe.
Des organismes humanitaires ont signalé [1] qu’entre 154 000 et 203 000 personnes avaient été déplacées dans les villes et villages voisins, et que de nombreuses autres avaient fui en Éthiopie. Ces personnes ont maintenant un besoin urgent d’aide humanitaire. Les catégories les plus touchées sont les femmes, les enfants et les personnes âgées.
« Cette crise humanitaire est aggravée par les effets de la sécheresse durable et dévastatrice qui frappe la région. Toutes les parties doivent permettre et faciliter l’accès sans entrave des organisations humanitaires aux civil·e·s qui ont besoin d’aide à Las Anod et dans les autres zones touchées », a déclaré Tigere Chagutah.
Entre le 6 février et le 6 mars 2023, Amnesty International a interrogé 37 personnes à Las Anod, parmi lesquelles des victimes, des proches de victimes, des témoins, des médecins et des travailleurs et travailleuses humanitaires. L’organisation a aussi analysé le nombre de victimes à partir des données de cinq hôpitaux et des informations parues dans les médias ou fournies par des ONG et par les autorités du Somaliland.
Des morts et des blessés parmi la population civile
Parmi les civil·e·s qui ont été tués figuraient des femmes, des enfants, des personnes âgées ayant des problèmes de santé et des membres du personnel médical. La plupart ont trouvé la mort lors d’attaques aveugles menées au moyen de roquettes, d’obus de mortier et d’autres armes explosives à large champ d’action, qui ne devraient jamais être utilisées dans des zones habitées. En milieu urbain densément peuplé, de nombreuses munitions explosives non guidées, comme les roquettes de 107 millimètres, par nature inadaptées à ce type de milieu, sont trop imprécises pour permettre une distinction entre les objectifs militaires et les civil·e·s et les biens de caractère civil. Leur utilisation dans de telles circonstances est contraire à l’interdiction par le droit international humanitaire des attaques menées sans discrimination.
Le premier jour des combats, le 6 février, une fillette de sept ans, Rayan Abdullahi Ahmed, a été tuée par une munition explosive au domicile de sa tante, dans le quartier de Samalay, dans le sud de Las Anod.
Sa mère a raconté à Amnesty International que la fillette avait été touchée à la tête par un gros éclat d’obus, qui l’avait tuée sur le coup :
« Des proches l’ont emmenée à l’hôpital général de Las Anod, mais elle était déjà morte. Ma fille a été enterrée dans une fosse commune avec plusieurs autres personnes décédées ce jour-là. »
Le même jour, une femme de 38 ans, Amina Jama Ibrahim, a été frappée par une munition explosive à l’intérieur de sa maison, dans le quartier Ex-Control, dans l’est de Las Anod. Des proches de cette femme, notamment sa belle-mère, ont expliqué à Amnesty International que son corps avait été déchiqueté par l’explosion et que ses restes avaient été enterrés à Las Anod le soir même.
Sa belle-mère a déclaré :
« Amina avait prévu de quitter Las Anod ce jour-là, mais elle a perdu la vie avant d’avoir pu le faire. Elle laisse derrière elle sept enfants, dont un garçon qui souffre de macrocéphalie et qui se trouvait avec elle au moment de l’attaque. Sa maison a été détruite et le garçon malade vit maintenant chez moi à Kalabeedh. »
Le 7 février, Mohamed Hassan Abdi, auxiliaire médical, se trouvait dans une ambulance quand le véhicule a été touché par une munition. Il a été évacué deux jours plus tard vers un hôpital de Mogadiscio, mais il est mort le 21 février.
Abdisalam Saed Muse [2], infirmier bénévole auprès du Croissant-Rouge somalien, a été tué par une balle perdue à l’hôpital de Gargaar le 11 février. Une personne de sa famille et trois de ses collègues ont raconté à Amnesty International qu’il avait reçu la balle en pleine poitrine et qu’il était mort sur le coup. Il a été enterré à Las Anod le jour même.
Le 21 février, une femme de 38 ans, Saynab Yusuf Dheeg, a été tuée par une munition alors qu’elle était assise avec quatre autres femmes à côté de sa maison. Selon sa tante, qui faisait partie des femmes se trouvant avec elle au moment de sa mort, la zone où elles étaient assises a été frappée par un obus de mortier, qui a tué Saynab. « Nous étions englouties dans un nuage de poussière et de fumée, nous ne nous voyions plus les unes les autres. J’ai entendu Saynab crier. Quand nous avons pu y voir plus clair, j’ai trouvé Saynab dans une mare de sang. Elle était déjà morte. » Nous avons toutes commencé à pleurer et ses proches l’ont emmenée à l’hôpital général. » Une femme qui a nettoyé le corps de Saynab et l’a préparé pour l’inhumation a indiqué qu’elle avait un grand trou sur le côté gauche de la poitrine. Saynab a été enterrée dans une fosse commune le soir même.
Cinq médecins interrogés par Amnesty International ont déclaré que la plupart des personnes qu’ils avaient soignées avaient été blessées par balle ou par des éclats d’obus. Amnesty International a également pu établir que des dizaines de blessé·e·s avaient été transférés dans les hôpitaux de Garowe et de Mogadiscio.
Des attaques terrestres menées sans discernement contre la ville de Las Anod
Selon des témoins, des centaines de bâtiments civils, dont des habitations, des mosquées, des écoles et un hôpital, ont subi des dégâts importants en raison d’attaques aveugles menées semble-t-il par les forces du Somaliland, qui essaient de prendre la ville en tirant des roquettes depuis des bases militaires situés à l’est de la ville.
Des personnes interrogées par Amnesty International ont indiqué que ces forces étaient au départ positionnées en périphérie est et ouest de la ville, tandis que les combattants armés alliés au clan Dulbahante se trouvaient principalement à l’intérieur de la ville. Or, la plupart des attaques venaient de l’est.
L’hôpital général de Las Anod a été touché à quatre reprises au moins depuis le début des combats. Selon Médecins sans frontières [3], pendant les combats du 28 février, l’établissement a subi une frappe qui a partiellement endommagé sa structure et mis à l’arrêt les activités du service pédiatrique et de la banque de sang.
Un médecin de cet hôpital a aussi déclaré à Amnesty International que l’unité de production d’oxygène de l’établissement avait été endommagée le 8 février et ne fonctionnait plus, et qu’une de ses ambulances avait subi d’important dégâts le 7 février.
Amnesty International a reçu et examiné plus d’une centaine de photos montrant des dégâts provoqués par les attaques à Las Anod, notamment sur 38 logements au moins. Un ingénieur travaillant à l’université de Las Anod a indiqué avoir recensé plus de 300 habitations ayant été endommagées pendant les attaques. Dix autres habitant·e·s de Las Anod ont déclaré que leur logement avait été abîmé par des attaques de mortier. Selon des personnes interrogées par Amnesty International, les quartiers les plus touchés ont été ceux de Sayidka, Samalay, Masalaha et Xafada Bariga. L’organisation a recueilli des informations faisant état de dégâts dans deux mosquées (Al Huda et Salahuldin) et trois écoles, dont l’établissement professionnel pour femmes de Samalay et l’école primaire Ilays.
Amnesty International a comparé et analysé des images satellitaires de la ville de Las Anod avant les attaques (le 24 décembre 2022) et après celles-ci (le 4 mars 2023). Ces images montrent clairement que plus de 30 structures ont été endommagées ; sept d’entre elles correspondent aux lieux figurant sur les photos terrestres reçues par l’organisation, notamment l’hôpital général, la mosquée Salahuldin et plusieurs habitations. Une grande partie des dégâts visibles sur les images sont concentrés le long d’une route située à l’est de la ville, ce qui vient corroborer les témoignages recueillis.
L’organisation a analysé plusieurs photos montrant des restes de munitions provenant de différents endroits de la ville et a confirmé la présence de morceaux de roquettes de 107 millimètres. Elle a aussi constaté que les dégâts occasionnés aux habitations étaient compatibles avec des frappes menées au moyen de roquettes de cette taille. Amnesty International n’a pas pu déterminer le pays de fabrication de ces munitions, mais a estimé qu’il s’agissait d’armes couramment utilisées au Somaliland.
Déplacements et crise humanitaire
Des organismes humanitaires se sont inquiétés des conditions déplorables dans lesquelles vivaient les populations déplacées, sans logements satisfaisants ni fournitures médicales suffisantes. Ces populations sont aussi soumises à des restrictions de déplacement pour des raisons de sécurité et sont exposées à un risque élevé d’expulsion. Selon les estimations [4], 89 % des personnes déplacées sont des femmes et des enfants.
D’après les dernières données du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC) [5], cette nouvelle vague de déplacements intervient alors qu’environ 214 000 personnes sont en situation de crise alimentaire ou d’insécurité alimentaire aiguë dans la région de Sool en raison d’une grave sécheresse, qui vient exacerber les difficultés rencontrées par les personnes déplacées par le conflit.
Les autorités du Somaliland ont affirmé leur engagement [6] à répondre aux besoins de première nécessité des habitant·e·s de Las Anod, notamment en termes de nourriture, d’eau et d’équipements médicaux, en coordination avec les organisations humanitaires locales et internationales. Cependant, trois personnes travaillant pour ces organisations ont dit à Amnesty International que l’acheminement de l’aide humanitaire à Las Anod était très difficile en raison de la violence généralisée et de restrictions imposées par les autorités.
Complément d’information sur la crise à Las Anod
Le Somaliland est un territoire situé dans le nord-ouest de la Somalie. Il a déclaré son indépendance à l’égard de ce pays en 1991. Cependant, il n’a été officiellement reconnu par aucun pays.
Las Anod se situe dans la partie sud-est du Somaliland et est la capitale de la région de Sool, que se disputent le Somaliland et le Puntland. Cette ville est majoritairement peuplée de Dulbahantes, un sous-clan du clan Daarod. Elle est sous le contrôle et l’administration du Somaliland depuis 2007. Au fil des ans, les Dulbahantes ont accumulé les griefs contre les autorités du Somaliland, les accusant notamment d’assassinats ciblés [7] et leur reprochant de les marginaliser et de soumettre leur région à ce qu’ils appellent un « embargo économique » [8].
Le 26 décembre 2022, l’assassinat d’Abdifatah Abdullahi Abdi, homme politique local du clan Dulbahante tué à Las Anod par des hommes armés non identifiés, a déclenché des manifestations de grande ampleur. En réaction, les forces de sécurité du Somaliland ont eu recours à une force excessive et meurtrière, tuant et blessant des dizaines de manifestant·e·s [9].
Face à la colère persistante et aux vastes manifestations à propos de ces homicides, les autorités du Somaliland ont retiré leurs forces de sécurité de Las Anod, ce qui a ouvert la voie à l’arrivée dans la ville de personnalités de premier plan du clan Dulbahante, dont ses chefs. Ceux-ci ont organisé une assemblée consultative du 28 janvier au 5 février 2023. Le dernier jour de cette assemblée, les délégué·e·s ont publié une déclaration [10] rejetant leur appartenance à la République autoproclamée du Somaliland.
Immédiatement après cette déclaration, le 6 février, des affrontements ont éclaté entre les forces de sécurité du Somaliland et des combattants armés alliés au clan Dulbahante, et ont dégénéré en un conflit armé. Les deux parties se sont reproché mutuellement d’avoir déclenché les hostilités.