Il faut que le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) prolonge l’embargo sur les armes au Soudan du Sud et renforce son application, a déclaré Amnesty International le 30 avril 2020, apportant de nouvelles preuves que plusieurs unités des forces de sécurité ne le respectent pas et recèlent des armes, alors que la situation en matière de sécurité est volatile. En mai, il est prévu que le Conseil de sécurité, où la Belgique occupe actuellement un siège, se prononce sur une résolution qui prolongerait l’embargo, celui-ci arrivant à échéance le 31.
« En tant que membre du Conseil de sécurité, la Belgique a déjà fait montre de sa volonté en ce qui concerne les enfants dans les conflits armés et le contrôle des flux d’armes, explique Philippe Hensmans, directeur de la section belge francophone d’Amnesty International. Elle doit maintenant pleinement jouer son rôle pour renouveler et renforcer l’application de cet embargo sur les armes dont le Soudan du Sud a tant besoin. »
En début d’année, l’équipe d’enquête de l’organisation était parvenue à accéder, aux quatre coins du pays, à 12 sites militaires d’entraînement et de cantonnement dirigés par des membres de forces autrefois opposées, notamment les Forces de défense populaires du Soudan du Sud (FDPSS), l’Armée populaire de libération du Soudan-Opposition (APLS-O) et l’Alliance d’opposition du Soudan du Sud (AOSS), ainsi que les « forces organisées » (police, pompiers et services de protection de la faune et de la flore).
« Des armes sont utilisées pour commettre d’effroyables violations des droits humains et des crimes de guerre depuis le début du conflit »
Amnesty International a découvert des éléments prouvant l’importation récente d’armes légères et de munitions, le recel d’armes et le détournement de véhicules blindés à des fins militaires non approuvées dans le cadre des licences de transfert d’armes. L’État et les anciennes forces de l’opposition, qui rendent compte de l’application des arrangements en matière de sécurité, trompent délibérément les observateurs soutenus par l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), d’où la nécessité de lancer de toute urgence une vérification indépendante et méticuleuse.
« L’Union africaine s’est fixé comme objectif pour 2020 de “faire taire les armes” sur le continent, ce qui, comme elle l’a précisé, implique de prendre des mesures visant à prévenir les violations des embargos de l’ONU sur les armes. La prolongation de l’embargo au Soudan du Sud est donc un volet essentiel de cette démarche. Des armes sont utilisées pour commettre d’effroyables violations des droits humains et des crimes de guerre [1] depuis le début du conflit, a déclaré Deprose Muchena, directeur du programme Afrique de l’Est et Afrique australe à Amnesty International.
« L’embargo de l’ONU sur les armes n’est pas la panacée mais il est quasiment certain que la situation serait encore pire sans cette mesure. Le cessez-le-feu continue d’être enfreint sporadiquement, la mise en œuvre d’arrangements cruciaux en matière de sécurité, de gouvernance et de redevabilité ne cesse d’être repoussée et le Soudan du Sud, inondé d’armes légères, doit aussi faire face à la crise de santé publique liée au COVID-19. Ce n’est pas le moment de laisser davantage d’armes affluer dans ce contexte volatile. »
Preuves de violations de l’embargo de l’ONU sur les armes
La plupart des centaines de fusils et d’autres armes légères que l’équipe d’enquête d’Amnesty International a observés entre les mains de soldats ont été obtenus avant l’embargo imposé par le Conseil de sécurité de l’ONU sur l’ensemble du territoire sud-soudanais depuis juillet 2018. Cependant, plusieurs gardes du corps d’importants généraux appartenant aussi bien au gouvernement qu’aux forces d’opposition, qui jouissent d’un accès privilégié aux armes nouvellement acquises, étaient équipés d’armes d’Europe de l’Est qui n’avaient jamais été recensées dans le pays (des informations plus détaillées figurent dans l’additif technique). Amnesty International pense donc que ces armes sont arrivées au Soudan du Sud en violation de l’embargo.
Par ailleurs, l’organisation s’est procuré des photographies vérifiées de munitions utilisées par le Service national de la sûreté (NSS) à Luri, une base extrêmement secrète située à proximité de Djouba, la capitale. Ces images montrent des cartouches chinoises produites en 2016, après la dernière vente reconnue par la Chine au Soudan du Sud. Par conséquent, il y a trois possibilités : ces cartouches ont été fournies en violation de l’embargo, elles ont été vendues clandestinement avant son instauration ou elles ont été acquises auprès d’un tiers ayant enfreint l’embargo ou détourné illicitement ces munitions.
Les importations d’armes légères ne sont pas les seules violations probables. Selon plusieurs sources consultées par Amnesty International, au moment où l’embargo sur les armes a été instauré, la flotte d’hélicoptères d’attaque Mi-24 du Soudan du Sud était en panne et clouée au sol. Depuis lors, l’État s’est procuré des pièces détachées pour réparer ces appareils, violant ainsi l’embargo.
Les images satellites analysées par Amnesty International montrent que certains de ces hélicoptères ont été soumis à des opérations de maintenance importantes à Luri et à l’aéroport international de Djouba en octobre 2018 et ont ensuite volé à plusieurs reprises. Deux appareils ont disparu de l’aire de stationnement de Djouba à deux reprises, le 4 et le 10 mars 2019, et un le 10 février 2020. De nombreuses raisons peuvent expliquer que ces appareils aient volé, mais il est à noter que des combats contre le Front du salut national ont eu lieu en mars 2019 à Yei, dans le sud du pays. L’utilisation de Mi-24 est particulièrement problématique dans le contexte sud-soudanais, où des hélicoptères de combat lourdement armés peuvent, sans aucune entrave, pilonner à la roquette et mitrailler des cibles terrestres et ont servi à mener des attaques qui ont tué et blessé illégalement des civils.
« Un seul de ces hélicoptères d’attaque coûte 36 millions de dollars des États-Unis, et les pièces détachées et l’entretien sont extrêmement onéreux, surtout lorsqu’ils impliquent d’enfreindre l’embargo de l’ONU sur les armes. Compte tenu des immenses difficultés que connaissent les systèmes de santé et de protection sociale sous-financés du Soudan du Sud, en particulier face à la pandémie de COVID-19, la priorité doit être donnée à la protection de la santé et des moyens d’existence de la population, et non à l’achat et à l’importation d’armes. Il faut que l’embargo soit maintenu et renforcé, et que des observateurs indépendants basés au Soudan du Sud soient chargés d’inspecter les envois bénéficiant d’une dérogation », a déclaré Deprose Muchena.
Des armes dissimulées aux observateurs
Dans le cadre de l’Accord revitalisé sur la résolution du conflit au Soudan du Sud (R-ARCSS) signé en septembre 2018, l’État et les forces d’opposition se sont engagés à installer leurs troupes sur des sites de cantonnement communs, à placer leurs armes dans des armureries soumises à une surveillance indépendante et à lancer un programme de formation devant aboutir à la création de forces unifiées, en vue de la constitution d’une nouvelle armée.
Cependant, l’équipe d’enquête d’Amnesty International n’a constaté aucun signe de désarmement sur l’un ou l’autre des 12 sites visités. Certains combattants n’apportaient pas leurs armes sur les sites de cantonnement car la méfiance à l’égard du processus de paix incitait les FDPSS et les forces d’opposition à les conserver. Parfois, les combattants arrivaient avec des armes mais les cachaient dans leurs baraquements au lieu de les rendre.
Le seul site doté d’une armurerie proprement dite était celui de Gorom, où l’unité spéciale de protection des personnalités est en train d’être constituée et entraînée. Lors d’une présentation devant des diplomates et des observateurs indépendants du cessez-le-feu, le général de brigade dirigeant cette formation a déclaré que quatre conteneurs étaient réservés au stockage d’armes.
Cependant, lorsque l’équipe de recherche d’Amnesty International a demandé l’ouverture de ces conteneurs, elle a découvert qu’ils étaient tous remplis à ras bord de sacs de céréales ; seule une poignée d’armes légères étaient appuyées contre la porte de l’un des conteneurs.
L’État orchestre minutieusement ce que les observateurs peuvent voir et bloque l’accès aux sites stratégiques, contrôlant ainsi en grande partie les informations transmises à l’IGAD. En décembre 2018, par exemple, lorsque trois observateurs du cessez-le-feu et leur chauffeur ont tenté d’entrer à Luri, des agents du NSS les ont arrêtés arbitrairement, leur ont bandé les yeux, les ont menottés et les ont agressés physiquement. Les observateurs ont été relâchés après que les agents du NSS leur ont dérobé leur argent et leurs objets de valeur.
Recours à des enfants soldats et autres violations
Au cours de son enquête, Amnesty International a constaté que des enfants soldats étaient présents sur au moins deux sites d’entraînement et de cantonnement, aussi bien dans les rangs des forces gouvernementales que dans ceux des forces d’opposition, y compris au sein de l’unité de protection des personnalités. Selon les estimations du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), 19 000 enfants étaient utilisés par les militaires et des groupes armés au Soudan du Sud en juillet 2019. Au 7 février 2020, seuls 53 avaient été autorisés à quitter des baraquements, des bases et des sites de cantonnement.
En février 2020, l’État a signé un plan d’action avec l’ONU en vue de faire cesser toutes les graves atteintes infligées à des enfants et de prévenir ces atrocités. L’APLS-O et l’AOSS ont approuvé ce plan, qui s’appliquera aussi aux forces d’opposition quand elles s’unifieront aux forces gouvernementales. Le 26 février, soit deux semaines après la signature du plan d’action, 15 enfants associés aux militaires et à des groupes armés ont été relâchés. Néanmoins, il est indispensable de déployer davantage d’efforts pour faire cesser les atteintes visant des enfants dans le contexte du conflit et amener les responsables présumés de ces actes à rendre des comptes.
Outre l’embargo de l’ONU sur les armes, le Soudan du Sud a également violé des accords de vente relatifs à des armes acquises légalement. En 2014, il a acheté des véhicules blindés à STREIT, un groupe canadien possédant une usine importante aux Émirats arabes unis qui approvisionne habituellement les pays africains. Au moment de la vente, l’État sud-soudanais a promis de n’utiliser ces véhicules que pour le maintien de l’ordre.
Or, des photographies obtenues par Amnesty International montrent que ces véhicules ont servi à des opérations militaires contre les forces d’opposition, en violation de l’accord de vente. De plus, lors de sa récente enquête sur le terrain, l’équipe de recherche d’Amnesty International a repéré un véhicule blindé STREIT Typhoon dans l’État d’Équatoria occidental, une zone stratégique tendue du sud-ouest du pays qui a été le théâtre de combats incessants de 2016 à 2019. Cela prouve que le gouvernement poursuit ses détournements illégaux.
« Tant que les forces en présence au Soudan du Sud ne cesseront pas de receler des armes et n’utiliseront pas celles dont elles disposent de manière responsable, l’embargo sur les armes devra être maintenu. La situation du pays en matière de sécurité est trop fragile et les normes internationales les plus élémentaires, comme l’interdiction du recrutement et de l’utilisation d’enfants soldats, continuent d’être bafouées. Il faut que le Soudan du Sud s’attaque sérieusement à ces problèmes et que le Conseil de sécurité de l’ONU prolonge l’embargo sur les armes afin de juguler le flux d’armes entrant dans le pays », a déclaré Deprose Muchena.