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Surveillance de masse. Il faut prendre en considération les voix qui prêchent dans le désert

Il est temps de « mettre un terme » aux débats suscités par les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance de masse intrusive exercée par certains gouvernements, et de « tourner la page ». Voilà ce que Philip Hammond, ministre britannique des Affaires étrangères, a déclaré lors d’une réunion de professionnels de la sécurité nationale et du renseignement le mois dernier.
Il a tort. En réalité, le débat ne fait que commencer.

À peine deux jours après le discours de Philip Hammond, la commission parlementaire britannique sur le renseignement et la sécurité a publié un rapport qui concluait que les lois britanniques règlementant le fonctionnement des services de renseignement et la surveillance de masse devaient faire l’objet d’une refonte totale, de sorte à rendre ces activités plus transparentes et compréhensibles. Amnesty International a qualifié la régulation de la surveillance gouvernementale au Royaume-Uni de « désordonnée et insuffisante ».

Ce ne sont pas que des mots. L’organisation est actuellement engagée dans deux actions en justice contre les gouvernements du Royaume-Uni et des États-Unis, dans le but de contester leur recours à des programmes de surveillance de masse non ciblée visant à aspirer nos communications - courriels, appels, recherches sur Internet, listes de contacts, localisation du téléphone, images saisies par les webcams et plus encore - comme jamais auparavant.

Ces deux actions en justice procèdent de la conviction que l’utilisation de programmes de ce type constituent une atteinte fondamentale aux droits à la vie privée et à la liberté d’expression. En ce qui concerne les organisations de défense des droits humains, la surveillance de leurs communications confidentielles avec leurs correspondants a également de graves conséquences sur leur capacité à mener à bien leur action au quotidien.

Sujet de conversation

Les spécialistes des droits numériques affirment que les discussions portant sur ces questions - non pas seulement avec les gouvernements, mais avec les géants des hautes technologies - joueront un rôle crucial afin de garantir qu’Internet reste un espace où les droits sont protégés.

Une des voix qui se font de plus en plus entendre est celle d’Andrew Puddephatt, de Global Partners Digital. Spécialiste des politiques et pratiques en rapport avec la liberté d’expression depuis des décennies, il a beaucoup travaillé sur les droits numériques. Des gouvernements ainsi que des organisations intergouvernementales telles que le Conseil de l’Europe, le Commonwealth, le PNUD et l’UNESCO, ont fait appel à lui.

D’après Andrew Puddephatt, ceux qui se battent pour garantir que le droit à la vie privée soit respecté en ligne sont coincés entre la peste et le choléra - des gouvernements voulant mener une politique restrictive d’un côté et des entreprises motivées par le profit de l’autre. Mais il est pour lui indispensable que le dialogue se poursuive - non seulement avec les gouvernements nationaux mais aussi avec le secteur privé.

« Je pense qu’il faut que nous parlions aux entreprises qui sont à la pointe de l’innovation, non pas de manière hostile, mais seulement pour leur dire qu’il est utile pour nous de comprendre vers quoi tend leur technologie. Pour avoir [...] une conversation, à propos des répercussions sur les droits humains que nous pourrions observer », a déclaré Andrew Puddephatt.

Une transformation gigantesque

À sa création, Internet était perçu comme un espace où la liberté d’expression et le débat ouvert pouvaient prospérer. Aujourd’hui, cette conception est mise à mal. Les implications pour le mouvement de défense des droits humains sont très nombreuses.

« Une transformation gigantesque s’opère tout autour de nous, mais nous sommes comme des lapins pris dans les phares d’une voiture », a regretté Andrew Puddephatt.

Internet et les nouvelles applications toujours plus nombreuses qu’il propose - réseaux de médias sociaux, plateformes de partage de vidéos et ainsi de suite - ont révolutionné la manière dont les gens communiquent. À mesure que les dispositifs portables remplacent les ordinateurs, l’impact de ces changements se fera encore plus sentir.

Cette nouvelle donne a fait tomber les hiérarchies et structures de pouvoir traditionnelles, a déclaré Andrew Puddephatt. Elle a, selon lui, « démocratisé » la liberté d’expression - en menant à une série de bouleversements aussi importants que ceux inspirés par l’invention de la presse d’imprimerie par Gutenberg au 15e siècle.

Les droits numériques attaqués

Par le passé, les gouvernements cherchaient à contrôler le contenu des communications elles-mêmes. Ils pouvaient censurer des textes ou publications individuels, ou mettre un terme aux activités de leurs auteurs, en les plaçant en détention, en les soumettant à une disparition forcée ou en les supprimant. La surveillance prenait la forme de fouilles physiques ou d’écoutes sur les réseaux téléphoniques et les lignes individuelles.

Mais la manière dont Internet est construit - une série de protocoles interconnectés - permet désormais aux gouvernements de s’immiscer dans les systèmes grâce auxquels des populations entières publient et partagent des informations. Cela se produit déjà - par exemple quand la Chine bloque l’accès aux sites Internet de certains organes de presse ou organisations de défense des droits humains.

La popularité de réseaux sociaux tels que Twitter et de plateformes vidéo comme YouTube signifie aussi que les gouvernement peuvent fortement restreindre les espaces de partage et de publication d’idées en prenant pour cible certains sites spécifiques sur Internet - comme la Turquie l’a fait par le passé.

À un niveau beaucoup plus interne, cependant, des gouvernements ont développé des outils leur permettant de s’introduire dans l’infrastructure physique d’Internet et de récolter sans discrimination d’énormes quantités de données privées sur les communications des internautes et sur le lieu où ils se trouvent.

Ce type de programme de surveillance de masse - utilisé par les États-Unis et le Royaume-Uni, entre autres - a été au cœur des révélations choquantes d’Edward Snowden en juin 2013.

Ampleur et rythme des changements

Mais cela ne représente que la partie émergée de l’iceberg, a prévenu Andrew Puddephatt. Il a affirmé que la surveillance exercée par le secteur privé est « 10 fois » plus étendue que celle imputée aux gouvernements. Pour les entreprises, recueillir et conserver d’énormes quantités d’informations personnelles ne se fait pas en secret, cela relève en fait de leur modèle économique.

Une des principales difficultés auxquelles sont confrontées les organisations de défense des droits humains est d’arriver à suivre le rythme frénétique de l’innovation technologique et de faire face à son fort impact sur le droit à la vie privée et d’autres droits humains.
Selon Andrew Puddephatt, c’est seulement maintenant que même les groupes de plaidoyer les plus en pointe en faveur des droits numériques rattrapent leur retard et s’expriment sur les transformations ayant eu lieu.

Il a ajouté que rares sont les organisations qui ont ne serait-ce qu’envisagé les énormes répercussions qu’auront sur les droits humains les technologies de demain qui en sont déjà au stade recherche et développement. Les innovations déjà mises en œuvre ou se profilant à l’horizon incluent l’impression 3D, les technologies vestimentaires, l’intelligence artificielle et l’« Internet des objets » - un réseau numérique par lequel les objets et équipements que nous utilisons au quotidien sont connectés et communiquent les uns avec les autres.

Appel à l’action

Dans le cadre de la réaction à ces préoccupations grandissantes, Amnesty International élargit son action sur les technologies et les droits humains. L’organisation vient de lancer #UnfollowMe, une campagne mondiale contre la surveillance de masse sans discrimination, afin de remettre en cause les agissements des gouvernements qui veulent s’immiscer dans notre vie privée et restreindre les libertés à très grande échelle.

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