À l’occasion de la Journée internationale des personnes disparues, Amnesty International appelle à une action internationale unifiée afin de soutenir les familles qui, depuis des années, sont livrées à elles-mêmes pour chercher leurs proches, en s’exposant bien souvent à de grands risques, ce qui s’ajoute au fait de devoir endurer les répercussions de la disparition.
Selon l’ONU, environ 100 000 personnes ont été détenues, enlevées ou ont disparu en Syrie depuis 2011. Au moins 90 000 d’entre elles auraient été victimes d’une détention arbitraire et d’une disparition forcée entre les mains des forces gouvernementales, d’après le Réseau syrien pour les droits humains (SNHR).
Amnesty International s’est entretenue avec 24 proches de personnes disparues, qui tous – à l’exception d’un homme – sont des femmes, réfugiées au Liban et en Turquie ou déplacées à l’intérieur de la Syrie. Tous ont relaté les profondes conséquences émotionnelles et psychologiques dues à l’incertitude durable, qui aggravent l’impact économique dévastateur.
« Les familles des personnes disparues en Syrie se retrouvent sans appui pour rechercher leurs proches, et prennent souvent de gros risques. Huit ans après le début la crise, le gouvernement syrien, les groupes armés d’opposition et les États jouissant d’une grande influence sur eux – la Russie, la Turquie et l’Iran – manquent à leur devoir envers les familles des personnes portées disparues ou victimes de disparitions forcées qui s’efforcent depuis des années de savoir si leurs proches sont morts ou encore en vie », a déclaré Lynn Maalouf, directrice des recherches pour le Moyen-Orient à Amnesty International.
Amnesty International estime que les disparitions forcées en Syrie depuis 2011 s’inscrivent dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique contre la population civile et, à cet égard, s’apparentent à des crimes contre l’humanité.
« Nous leur demandons [Russie, Turquie et Iran] d’user de leur influence en Syrie afin de permettre, au strict minimum, la création d’un Bureau central d’information chargé de rechercher les personnes disparues en Syrie, d’enquêter et de déterminer quel sort leur a été réservé et où elles se trouvent. »
Parmi les personnes victimes de disparitions forcées figurent des opposants pacifiques au gouvernement, dont des manifestants, des militants des droits humains, des journalistes, des médecins et des travailleurs humanitaires. D’autres ont été pris pour cibles parce qu’ils étaient perçus comme déloyaux à l’égard du gouvernement ou parce que certains de leurs proches étaient recherchés par les autorités. Les groupes armés d’opposition ont eux aussi enlevé des civils, dont des défenseurs des droits humains, et la plupart d’entre eux sont toujours portés disparus.
Il incombe au gouvernement syrien et aux groupes armés d’opposition de prendre toutes les mesures possibles en vue de faire la lumière sur le sort réservé aux personnes portées disparues dans le cadre du conflit armé et de fournir aux familles toutes les informations qu’ils détiennent sur le sort réservé à leurs proches et le lieu où ils se trouvent.
Des familles traumatisées
*Sawsan, réfugiée et mère de quatre enfants vivant au Liban, a déclaré que son époux originaire de Daraya, dans le gouvernorat de Rif Dimashq, a été arrêté de manière arbitraire par les forces de sécurité des services de l’immigration et du contrôle des passeports à la frontière entre la Syrie et le Liban pour des raisons inconnues. Il a « disparu » depuis juin 2014.
Ils prévoyaient de quitter la Syrie et d’entrer au Liban, après la mort de leur fille décédée d’une maladie chronique du foie. « Ma fille est morte trois mois avant que son père ne soit arrêté. Il avait le cœur brisé. Aujourd’hui, c’est nous qui avons le cœur brisé pour lui, a-t-elle déclaré à Amnesty International.
« L’ONU a suspendu l’aide qui nous était destinée il y a deux ans, juste comme ça, ils ont stoppé sans poser de questions. Ils savent que j’ai trois enfants qui ont besoin de médicaments [pour traiter la même affection qui a coûté la vie à sa fille]… Je veux retourner en Syrie, où la vie est moins chère et où je peux séjourner chez des parents, mais ils [le gouvernement syrien] m’enlèveront mes fils, même s’ils sont malades et ne peuvent pas effectuer le service militaire. Ils s’en fichent. »
*Fida, mère de trois garçons et d’une fille, originaire de la Ghouta occidentale, dans le gouvernorat de Rif Dimashq, a raconté que son fils et son époux ont été arrêtés en 2014 et sont portés disparus depuis lors, et que son second fils a disparu depuis 2018.
Début janvier 2014, le gouvernement syrien a annoncé sa réconciliation avec les groupes armés de la Ghouta occidentale, jusqu’alors assiégée, et a affirmé que les civils seraient autorisés à quitter la zone. Pourtant, lorsqu’ils ont tenté de partir, l’époux et le fils de Fida ont été arrêtés par les forces de sécurité syriennes à un poste de contrôle à Sayyeda Zaynab, à l’est de Damas. Ils ne furent pas les seuls. Alors que les familles évacuaient la zone, les forces gouvernementales ont arrêté tous les hommes et contraint les femmes et les enfants à retourner dans la zone assiégée.
Le deuxième fils de Fida est resté dans la zone que le gouvernement syrien a assiégé jusqu’à ce qu’il en reprenne le contrôle en mai 2018 à la suite d’un accord de « réconciliation » avec les groupes armés d’opposition. Le jeune homme a obtenu une habilitation de sécurité, ce qui ne l’a pas empêché d’être arrêté et de « disparaître ».
Fida et sa famille ont cherché leurs proches auprès de plusieurs branches des services de sécurité, mais tous ont nié les détenir. Elle n’a pas vu ses deux fils et son époux depuis leur disparition, et n’a eu aucune nouvelle d’eux. Elle a confié avoir peur, si elle rentre depuis le Liban où elle s’est réfugiée en 2014, que les autorités syriennes ne lui prennent aussi son [troisième] fils.
*Fatma, une réfugiée syrienne qui vit en Turquie, a déclaré que son époux, dentiste à Alep, a été arrêté le 1er décembre 2012 à un poste de contrôle dirigé par la section de la Sécurité militaire, d’après des témoins qui se trouvaient avec lui dans un taxi. Elle est allée le chercher à la section de la Sécurité militaire de la ville d’Alep, mais ils ont nié qu’il s’y trouvait. Sa famille a payé une forte somme d’argent à plusieurs intermédiaires, qui se sont avérés être des escrocs.
« Ma plus grande souffrance, c’est de ne rien savoir au sujet de mon mari. Si je savais qu’il est mort, ce serait préférable au tourment engendré par l’ignorance. Mes quatre enfants souffrent également. Ils ne cessent de me demander si leur père reviendra un jour et je ne sais quoi leur répondre. Je porte le fardeau de la guerre, le fardeau de la disparition de mon époux et le fardeau de mes enfants, toute seule. »
Tout comme Fida, *Laila, réfugiée syrienne originaire de Damas qui vit aujourd’hui au Liban, a raconté que son époux a disparu à un poste de contrôle en 2014, alors qu’il tentait de quitter la zone assiégée en Ghouta occidentale.
Avant de s’enfuir au Liban, Laila a désespérément tenté de retrouver son époux. Puis elle a renoncé, par peur des représailles des services de sécurité.
« Ma famille n’a pas d’argent pour me venir en aide. Je dépends de la carte du HCR pour une aide humanitaire. Ma maison à Boueida [dans le gouvernorat de Rif Dimashq] a été détruite, donc je n’ai nulle part où rentrer. Je suis forte, mais chaque jour est une lutte pour survivre. J’entends les gens parler et dire des choses comme : " Elle est seule, elle n’a pas son mari avec elle ", a raconté Laila à Amnesty International.
Elle a aussi décrit les effets négatifs pour ses enfants : « Les enfants ont besoin de soins et d’argent. C’est difficile pour moi d’être leur mère et leur père. C’est impossible d’être les deux à la fois, car je ne peux pas combler tous les manques. J’ai beaucoup sacrifié. »
Une manière peu digne de révéler le sort des disparus
Jusqu’à présent, le gouvernement syrien n’a pas révélé les noms des personnes arrêtées de manière arbitraire et victimes de disparition aux mains des forces de sécurité syriennes, pas plus que le sort qui leur a été réservé ni le lieu où elles se trouvent. Certaines familles ont été informées de la mort de leurs proches en détention ou ont fini par découvrir qu’ils étaient morts en détention. Celles qui reçoivent un certificat de décès – unique élément de « preuve » fourni – sont légalement tenues de faire enregistrer le décès à l’état civil, afin d’obtenir un certificat officiel.
Amnesty International a examiné des copies de deux certificats de décès, qui comportent le nom du défunt, des informations relatives à deux témoins confirmant le décès et la cause de la mort, généralement une « crise cardiaque » ou un « accident vasculaire cérébral ». Les certificats portent le tampon de l’hôpital et la signature d’au moins un représentant de l’État.
En mai 2018, le gouvernement syrien a délivré des avis de décès officiels concernant des centaines de personnes qui avaient été victimes de disparitions forcées, sans informer leur famille ni fournir de certificat de décès délivré par un hôpital ou un médecin légiste. Amnesty International a examiné les copies de deux de ces avis délivrés par l’état civil à Damas, qui comportent le nom et le numéro national du défunt, le nom du père et de la mère et leurs numéros nationaux respectifs, la date de naissance, le lieu et la date du décès.
Elle a interrogé quatre familles qui ont reçu une confirmation écrite de la mort de leurs proches disparus. *Samar a déclaré que son neveu, qui travaillait dans une institution gouvernementale à Damas, a été arrêté de manière arbitraire lors d’un raid effectué par les forces de sécurité du renseignement militaire mi-2015 et a par la suite disparu. « Il a deux filles. Ma sœur et son épouse l’ont cherché partout, mais tous ont nié le détenir. Elle s’est rendue à plusieurs reprises au tribunal militaire et dans les locaux de la police militaire, mais son nom ne figurait pas dans le registre [des personnes décédées]. »
« L’an dernier, elle [sa mère] s’est rendue à l’état civil pour obtenir un livret de famille afin d’inscrire ses enfants à l’école. C’est comme ça qu’elle a vu que son statut avait été changé en " décédé ". Le certificat indiquait qu’il était mort en juin 2016 [la date exacte n’était pas mentionnée pour des raisons de sécurité]. »
« Le gouvernement syrien continue de manquer à ses obligations s’agissant de garantir le droit des familles de connaître la vérité, même lorsque les familles ont fini par apprendre la mort de leurs proches. Il ne révèle jamais les circonstances du décès de manière crédible – lorsqu’il le fait. Il ne restitue jamais les dépouilles des défunts pour qu’ils soient inhumés dignement et ne révèle pas le lieu où ils sont enterrés. Il fait barrage activement et sciemment au droit des familles de connaître le sort réservé à leurs proches, prolongeant ainsi la douleur liée à l’incertitude qui taraude ceux qui restent, le plus souvent des femmes et des enfants », a déclaré Lynn Maalouf.
Des familles plongées dans l’incertitude
Du fait de l’absence d’informations crédibles, même les familles qui ont obtenu un certificat de décès émanant d’un hôpital ou des registres de l’état civil ont bien du mal à croire à la mort de leur proche et à l’accepter, sans aucune autre preuve, notamment sans voir le corps. L’obligation de faire enregistrer le décès de leur proche, sans cette certitude ni cette preuve, ajoute à la cruauté à l’égard des familles et ne fait qu’appuyer l’idée que la divulgation d’informations doit absolument se faire de manière crédible et digne.
*Wafa, une réfugiée syrienne qui vit au Liban, a déclaré que son époux et son fils avaient disparu en mai et juillet 2012 respectivement. Lorsqu’elle a cherché des réponses, la police militaire lui a dit qu’ils avaient été tués, sans qu’elle n’obtienne aucune autre information – aussi Wafa garde-t-elle l’espoir qu’ils sont encore en vie.
*Sana, une réfugiée syrienne qui vit en Turquie, a déclaré que son époux a disparu en octobre 2012 après s’être rendu au poste de police à Damas pour signaler le vol de son portefeuille. « Ma belle-mère est morte l’an dernier. Durant tout ce temps, elle n’a jamais renoncé à le chercher. Elle a déposé une requête pour disparition à plusieurs reprises, même après avoir reçu un certificat de décès de l’hôpital Tishreen confirmant son décès en date du 13 octobre 2013, a-t-elle déclaré à Amnesty International.
« Nous n’arrivions pas à croire qu’il avait été tué. Nombre de nos amis et de nos parents ont reçu un certificat de décès et ont appris par la suite que leur proche détenu était en vie. Je veux le corps. C’est la seule façon pour moi de croire à sa mort. »
* Les noms ont été modifiés pour protéger l’anonymat de ces femmes.