Un éminent journaliste a décrit à Amnesty International les actes de torture que les forces gouvernementales syriennes lui ont fait subir et son maintien en détention dans des conditions déplorables avant son expulsion vers la Jordanie lundi 14 mai.
Salameh Kaileh, ressortissant jordanien d’origine palestinienne âgé de 57 ans, vit et travaille à Damas, la capitale syrienne, depuis 1981.
Le 24 avril, des membres des services de renseignement de l’armée de l’air syrienne vêtus en civil l’ont arrêté à la suite d’une descente dans son appartement de Barzah, une banlieue de Damas. Amnesty International le considérait comme un prisonnier d’opinion, détenu seulement pour avoir exercé son droit à la liberté d’expression.
« La principale raison de mon arrestation, d’après ce que j’ai compris, était une conversation que j’avais eue sur Facebook avec un ami se trouvant hors de Syrie, à propos de ma position sur la révolution et les Frères musulmans, ce genre de choses », a expliqué Salameh Kaileh à Amnesty International.
Après son arrestation, il a été incarcéré à la section du Renseignement de l’armée de l’air de Damas, où il a été insulté et roué de coups pendant des jours. Des soldats ont recouru à la méthode de torture de la falaqa contre lui, le frappant sur la plante des pieds avec une fine tige de bambou.
Un responsable non identifié s’était focalisé sur les origines du journaliste, hurlant des insultes à l’égard des Palestiniens.
Tout au long de son interrogatoire, de nombreuses questions ont été posées à Salameh Kaileh au sujet de son rôle présumé dans la parution d’une publication politique marquée à gauche – il nie toute participation, expliquant avoir lu cette publication dans le cadre de son travail de journaliste.
Le 3 mai, il a été transféré dans d’autres locaux des services de renseignement de l’armée de l’air, où des professionnels de santé ont recommandé qu’il soit envoyé dans un hôpital militaire, après avoir confirmé que son corps portait des marques de torture.
À l’hôpital, la torture a redoublé d’intensité.
Salameh Kaileh et d’autres patients étaient entassés à deux ou trois par lit, pieds et poings liés, le visage recouvert d’une couverture. Ils étaient obligés de déféquer et d’uriner dans leur lit.
« Malheureusement, ce que j’ai vécu à l’hôpital était bien pire que la prison. Ce n’était pas un hôpital, mais un abattoir », a-t-il déclaré.
« Je suis resté dans ces conditions épouvantables pendant une semaine […] Je m’abstenais de manger et de boire, afin de ne pas uriner dans le lit. J’avais besoin de médicaments pour la thyroïde, mais on ne me les a pas donnés. »
Durant son séjour à l’hôpital, Salameh Kaileh a fréquemment été roué de coups d’une grande violence alors qu’il avait les yeux bandés et était attaché à son lit.
Les médecins se joignaient aux soldats pour hurler des insultes aux patients, mais il n’a pas pu voir s’ils participaient également à ces passages à tabac.
Sa santé en détention fut source d’inquiétudes car il est censé prendre un traitement tous les jours depuis qu’il a vaincu un cancer de la gorge en 2004.
Le 10 mai, Salameh Kaileh a été conduit de l’hôpital vers des locaux des services de l’immigration. Des fonctionnaires travaillant sur place et dans plusieurs autres bureaux du ministère l’ont interrogé avant de l’expulser par avion vers Amman, la capitale de la Jordanie, lundi 14 mai.
Salameh Kaileh a déclaré vouloir retourner en Syrie, et prévoit de former un recours contre son expulsion.
À la connaissance d’Amnesty International, il n’a pris part à aucune des manifestations populaires dont la Syrie est le théâtre, et son placement en détention et les actes de torture auxquels les autorités syriennes l’ont soumis étaient uniquement en rapport avec ses écrits politiques et ses activités de journaliste.
Il avait déjà été arrêté en 1991 et condamné à neuf ans de prison à Damas pour son appartenance présumée au Parti d’action communiste.
« La terrible épreuve subie par Salameh Kaileh montre jusqu’où les autorités syriennes sont prêtes à aller dans le but d’étouffer les voix dissidentes », a déclaré Ann Harrison, directrice adjointe du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.
Son terrifiant récit confirme d’autres informations que nous avons reçues, selon lesquelles des milliers de détenus subissent torture et autres mauvais traitements en prison – où les conditions de vie sont en outre souvent très mauvaises –, avec en toile de fond la répression gouvernementale sévissant depuis plus de 15 mois.
« Ce n’est pas la première fois que nous avons vent de la participation de médecins à des violations des droits humains. Ils doivent faire leur possible pour guérir leurs patients et non pas permettre que ceux-ci soient détenus dans des conditions épouvantables et soumis à la torture dans des hôpitaux. »
Amnesty International a publié en octobre 2011 un rapport intitulé « Syrie :La santé attaquée. Le gouvernement syrien s’en prend aux blessés et au personnel soignant » , qui recensait des cas d’abus perpétrés contre des opposants supposés par des médecins, d’autres membres du personnel de santé et des représentants des forces de l’ordre dans plusieurs hôpitaux publics ou militaires.
Depuis le début, en février 2011, des manifestations de grande ampleur majoritairement pacifiques en faveur de la réforme en Syrie, la répression visant à écraser la contestation a débouché sur l’arrestation de milliers d’opposants présumés. Tout au long de cette période, un grand nombre de détenus, si ce n’est la plupart d’entre eux, ont été torturés et au moins 350 personnes sont mortes en détention.
Au cours de l’année écoulée, bien que les manifestations pacifiques aient continué, les troubles sont devenus de plus en plus violents, des groupes d’opposition armés – souvent associés de manière plus ou moins étroite à l’Armée syrienne libre – menant des attaques qui visaient le plus souvent les forces de sécurité syriennes. L’Armée syrienne libre et d’autres individus armés se seraient par ailleurs rendus coupables d’exactions, même si l’ampleur de celles-ci n’est pas comparable aux violations perpétrées par les forces gouvernementales.
Amnesty International a obtenu les noms de plus de 9 200 personnes qui seraient mortes ou auraient été tuées dans le cadre de ces troubles ou en lien avec ceux-ci depuis la mi-mars 2011. Un grand nombre de ces personnes ont été tuées lors des manifestations ou d’attaques menées par l’armée contre leur village ou leur ville, dans le cadre d’exécutions extrajudiciaires, de la politique du « tirer pour tuer » et de tirs ou pilonnages aveugles contre des zones résidentielles.
Des membres des forces de sécurité ont aussi été tués, parfois par des soldats ayant déserté et pris les armes contre le gouvernement.
Malgré la présence d’une petite mission d’observation des Nations unies chargée d’effectuer un suivi de la situation, la violence n’a pas faibli ces dernières semaines, certains affrontements continuant à être signalés entre les forces gouvernementales syriennes et les groupes armés, dont l’Armée syrienne libre.
Amnesty International a à plusieurs reprises demandé que l’examen de la situation en Syrie soit confié à la Cour pénale internationale, qu’un embargo sur les armes soit imposé au pays, et que les avoirs du président Bachar el Assad et de ses proches collaborateurs soient gelés.
L’organisation appelle par ailleurs de ses vœux une mission d’observation de l’ONU plus robuste et dotée de ressources adéquates, comprenant notamment une composante de suivi clair en ce qui concerne les droits humains.