Communiqué de presse

Tadjikistan. Des personnes auraient été torturées en détention avant leur procès

Le 16 septembre, Ilkhom Ismanov, l’un des 53 prévenus jugés au centre de détention provisoire (SIZO) n° 2, dans la ville de Khoudjand, pour appartenance présumée au Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), a déclaré au juge que des fonctionnaires avaient fait pression sur lui pour qu’il revienne sur ses allégations de torture et d’autres mauvais traitements. Il n’avait pas osé en parler auparavant, par crainte de représailles d’organes chargés d’appliquer la loi. Les journalistes n’ont pas pu assister au procès, qui est présidé par un juge du tribunal régional de Soghd, car on leur a indiqué que celui-ci se tenait à huis clos pour éviter que des informations secrètes ne deviennent publiques.

Depuis que le procès a commencé le 11 juillet, d’autres prévenus ont également déclaré au juge avoir été soumis en détention provisoire à des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements visant à leur arracher des « aveux » et des informations mettant en cause d’autres personnes. L’un d’eux aurait affirmé avoir été violé par des agents des forces de l’ordre. Parmi les coïnculpés d’Ilkhom Ismanov, beaucoup sont accusés de l’explosion qui a eu lieu le 3 septembre 2010 dans les locaux du Service de lutte contre le crime organisé (6e division) du ministère de l’Intérieur à Khoudjand, qui a fait plusieurs morts et plus d’une vingtaine de blessés.

Aux termes du droit international relatif aux droits humains, les informations et « aveux » arrachés à des prévenus sous la torture ou la menace de torture et hors de la présence de leurs avocats ne doivent pas être utilisés comme preuves devant un tribunal, si ce n’est contre les auteurs présumés de ces agissements. Les allégations faisant état d’actes de torture, d’autres mauvais traitements et de menaces de torture doivent donner lieu à une enquête approfondie, impartiale et indépendante.


Le cas d’Ilkhom Ismanov

En novembre 2010, Ilkhom Ismanov aurait été torturé par des policiers dans les locaux de la 6e division à Khoudjand. Ses tortionnaires lui auraient notamment infligé des décharges électriques et versé de l’eau brûlante puis glacée sur le corps. Son épouse l’a vu brièvement le 6 novembre. Elle a déclaré à Amnesty International qu’elle avait observé des traces de décharges électriques et qu’il avait plusieurs coupures au cou. Avant qu’elle n’ait pu se baisser pour regarder ses jambes de plus près, des agents ont mis fin à l’entrevue et l’ont fait sortir.

L’avocate d’Ilkhom Ismanov n’a pas été en mesure de le voir avant sa comparution devant le juge chargé d’examiner sa demande de mise en liberté, le 12 novembre, soit neuf jours après son placement en détention. Le jeune homme a alors dit au juge qu’il avait été torturé et a proposé de lui montrer les traces des sévices présentes sur son corps, mais le magistrat n’a pas pris en compte ces allégations et a indiqué à l’avocate qu’elle devait en parler à l’enquêteur de la police.

À partir du 6 novembre, son épouse a déposé des plaintes auprès de multiples autorités et leur a demandé de procéder à un examen médicolégal. Son avocate a envoyé des demandes similaires à partir du 9 ou 10 novembre. Le 15 novembre, Amnesty International a publié une Action urgente sur son cas, dans laquelle l’organisation a appelé les autorités à mener sans délai une enquête approfondie et indépendante (AU 238/10, index AI : EUR 60/002/2010). Une mise à jour a été publiée le 25 novembre (index AI : EUR 60/003/2010).

L’examen médical a été effectué avec un retard considérable et l’expert médicolégal a conclu le 27 novembre qu’« aucune lésion physique n’a[vait] été relevée sur le corps de M. Ismanov ». En décembre, le parquet de la région de Soghd a indiqué par écrit à la femme et à l’avocate d’Ilkhom Ismanov qu’aucun acte de torture n’avait été commis. Il n’a toutefois pas précisé de quelle manière il était parvenu à cette conclusion. En juillet 2011, Amnesty International lui a envoyé un courrier demandant une explication. L’organisation a reçu une lettre du parquet le 12 septembre 2011, mais celle-ci ne répondait pas à cette question.

Le 16 septembre 2011, l’avocate d’Ilkhom Ismanov a remis au juge une lettre de son client indiquant qu’il avait été brièvement conduit auprès du Comité d’État de la Sécurité nationale à Khoudjand en décembre 2010 avant d’être ramené au SIZO n° 2. Dans les locaux de cet organe, un homme qui s’est présenté comme un procureur l’aurait menacé en présence de l’enquêteur et peut-être d’autres personnes en lui affirmant que, s’il ne signait pas un document attestant qu’il n’avait subi aucun acte de torture à la 6e division, il serait de nouveau soumis à un traitement similaire. « J’ai signé car je craignais pour ma vie », a-t-il écrit. Il a ajouté que, le 26 janvier 2011, quand il avait été emmené dans la ville d’Isfara pour des activités d’investigation, des agents des forces de l’ordre l’avaient frappé au poste de police local.

Ilkhom Ismanov est poursuivi pour « organisation d’un groupe criminel » (article 187 du Code pénal). Selon l’acte d’accusation, il a rejoint le MIO lorsqu’il était à Moscou en 2010. Quand il a voulu rentrer au Tadjikistan en septembre, Ismon Azimov, un autre homme accusé d’être membre du MIO par les autorités tadjikes, lui aurait demandé de faire passer deux téléphones portables et un disque vidéo à d’autres membres du MIO au Tadjikistan afin d’améliorer la communication au sein de cette organisation. Toujours selon l’acte d’accusation, Ismon Azimov aurait également chargé Ilkhom Ismanov d’obtenir des renseignements au sujet d’un agent de la 6e division à Isfara. Le 18 octobre, Ilkhom Ismanov aurait remis les téléphones et le disque à un homme que les autorités considèrent comme un autre membre du MIO.

D’après certaines sources, Ilkhom Ismanov a signé de faux « aveux » hors de la présence de son avocate après avoir subi des actes de torture à la 6e division en novembre et des menaces de torture au Comité d’État de la Sécurité nationale en décembre. Cependant, il a affirmé à son avocate qu’il n’était pas membre du MIO et qu’il n’avait fait passer les objets qu’Ismon Azimov lui avait donnés que pour lui rendre service, sans aucune intention criminelle.

L’avocate d’Ismon Azimov en Russie, qui défend son client pour qu’il ne soit pas extradé vers le Tadjikistan en raison de son rôle présumé dans les activités du MIO, a déclaré à Amnesty International : « Ismon Azimov confirme avoir demandé à Ilkhom Ismanov d’emporter des téléphones et des cartes SIM, mais pas de disque, au Tadjikistan. Il l’a fait uniquement pour que ses proches puissent l’appeler gratuitement, étant donné qu’il rechargerait le crédit de communication depuis la Russie. Ismon Azimov n’a rien donné à Ilkhom Ismanov qui contenait des informations illégales et ne lui a pas non plus donné d’instructions illégales. » Son avocate et l’Institut pour les droits humains, une ONG moscovite qui l’avait invitée à représenter Ismon Azimov et a suivi le cas de près, soutiennent que cet homme n’est aucunement associé au MIO.

Le cas de Zafar Karimov

Zafar Karimov, l’un des coïnculpés d’Ilkhom Ismanov, a également indiqué au juge qu’il avait été torturé en détention avant le procès, dans le centre de détention provisoire du Comité d’État de la Sécurité nationale à Khoudjand. Il est détenu depuis le 11 septembre 2010, soupçonné d’appartenance au MIO et de participation à l’explosion survenue le même mois dans les locaux de la 6e division pour la région de Soghd.

Le 23 septembre, peu après avoir été nommé pour assurer sa défense, Bahtier Nasroulloïev a pris contact avec le responsable de l’enquête en vue de rencontrer Zafar Karimov. Cependant, il n’a pu le voir que le 28 octobre, lors d’une audience au tribunal municipal de Khoudjand à l’issue de laquelle le juge a prolongé sa détention provisoire. « Nous nous sommes rencontrés dans la salle d’audience en présence d’agents du Comité d’État de la Sécurité nationale, de gardiens et du procureur, qui nous ont empêchés de parler ensemble. J’ai prié le juge, en vain, de ne pas prolonger sa détention provisoire étant donné que je n’avais été convié à aucun interrogatoire ni activité d’investigation et que je n’avais pas été autorisé à m’entretenir avec mon client », a-t-il déclaré à Amnesty International. Après la comparution devant le juge chargé d’examiner sa demande de mise en liberté, l’avocat n’a toujours pas pu lui rendre visite, malgré de multiples tentatives. Selon lui, il a soudainement été autorisé sans limite à entrer en contact avec lui en décembre 2010, après que le chef du service d’enquêtes du Comité d’État de la Sécurité nationale pour la région de Soghd a été remplacé.

D’après les informations recueillies par Amnesty International, Zafar Karimov a été maintenu dans le centre de détention provisoire du Comité d’État de la Sécurité nationale pour la région de Soghd pendant deux mois environ, puis transféré au SIZO n° 2 à Khoudjand. La pratique consistant à maintenir des détenus pendant de longues périodes dans des lieux placés sous l’autorité des personnes qui les interrogent et enquêtent sur eux est contraire au droit international et aux normes internationales. Le rapporteur spécial sur la torture a par exemple souligné : « Les prévenus ne devraient être placés dans des centres de détention relevant de la responsabilité des fonctionnaires chargés de les interroger ou d’enquêter à leur sujet que dans l’attente de l’établissement d’un mandat de détention provisoire dont la durée a été fixée par la loi à 48 heures maximum. »

L’article 15 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, texte auquel le Tadjikistan est partie, prévoit que « [t]out État partie veille à ce que toute déclaration dont il est établi qu’elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n’est contre la personne accusée de torture pour établir qu’une déclaration a été faite ».

L’article 88 alinéa 3 du Code de procédure pénale du Tadjikistan dispose également que « les éléments obtenus au cours de l’enquête et des recherches préliminaires en faisant usage de la force, de pressions, en causant des souffrances, en ayant recours à des traitements inhumains ou au moyen d’autres méthodes illégales sont invalides et ne peuvent pas constituer le fondement de l’accusation ».

La recommandation (e) des recommandations générales du rapporteur spécial des Nations unies sur la torture est la suivante : « Les aveux obtenus d’une personne privée de liberté, s’ils n’ont pas été faits en présence d’un juge ou d’un avocat, ne devraient avoir force probante devant la cour qu’en tant qu’élément de preuve à l’encontre des personnes accusées de les avoir obtenus par des moyens illégaux. »


Complément d’information

Au Tadjikistan, les forces de l’ordre ont été accusées à maintes reprises d’avoir torturé ou maltraité des détenus dans le but de leur extorquer de l’argent, des « aveux » ou d’autres informations mettant en cause la victime ou des tiers. Dans la plupart des cas, ces sévices sont commis au début de la détention. Les victimes sont très souvent empêchées de communiquer avec le monde extérieur dans les premiers temps de leur privation de liberté.

En 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé dans quatre affaires concernant des ressortissants tadjiks que ceux-ci ne devaient pas ou n’auraient pas dû être extradés vers le Tadjikistan du fait de l’usage répandu de la torture dans ce pays. En 2011, elle a prononcé des mesures d’urgence pour empêcher l’extradition d’au moins un autre homme vers le Tadjikistan.

Parmi les méthodes de torture signalées au Tadjikistan figurent notamment les décharges électriques, les bouteilles en plastique remplies d’eau ou de sable attachées aux parties génitales du détenu, les viols et les brûlures de cigarette. Il serait également courant que les détenus soient frappés avec des bâtons, des matraques et des baguettes et roués de coups de pied et de coups de poing.

Amnesty International déplore que les garanties contre la torture inscrites dans la législation nationale ne soient pas toujours respectées. Par exemple, le nouveau Code de procédure pénale qui est entré en vigueur en avril 2010 dispose que les détenus ont droit à un avocat dès le moment de leur arrestation, mais dans la pratique les avocats sont à la merci d’enquêteurs qui peuvent les empêcher d’entrer en contact avec leur client pendant de nombreux jours. Durant cette période de détention au secret, le risque de faire l’objet de torture ou d’autres mauvais traitements est particulièrement élevé. Le nouveau Code de procédure pénale a également mis en place l’obligation de comparution devant un juge chargé de statuer sur une éventuelle remise en liberté dans les 72 heures suivant l’arrestation d’un suspect. Bien souvent, toutefois, ce délai n’est pas respecté, et dans de nombreux cas, les juges ne prennent pas en compte les allégations de torture et les éléments attestant de blessures qui sont portés à leur connaissance dans la salle d’audience.

Lorsqu’une personne est amenée au poste de police ou dans un centre de détention provisoire, elle n’est pas systématiquement examinée par un médecin.

Craignant des conséquences négatives, les personnes qui ont subi des violences de la part de responsables de l’application des lois ne déposent que rarement plainte ; ceux-ci jouissent donc le plus souvent de l’impunité. Dans bien des cas, les proches et les avocats des détenus hésitent à porter plainte, par peur d’aggraver la situation de ces derniers.

C’est aux services des procureurs qu’il appartient d’enquêter sur les allégations de torture. L’impartialité des procureurs est parfois mise à mal par les liens étroits existant aux niveaux structurel et personnel entre eux et la police.

De plus, les juges rendent régulièrement des décisions fondées sur des éléments de preuve obtenus, semble-t-il, sous la torture ou au moyen d’autres mauvais traitements.

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