« Les civils ne devraient jamais être jugés par des tribunaux militaires. Pourtant en Tunisie, le nombre de civils traduits devant la justice militaire augmente à un rythme inquiétant : au cours des trois derniers mois seulement, ils sont plus nombreux dans ce cas qu’au cours des 10 dernières années, a déclaré Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Dans quatre affaires, des civils sont visés par une procédure judiciaire devant la justice militaire uniquement pour avoir exprimé pacifiquement des opinions critiques à l’égard du gouvernement. Alors que les Tunisien·ne·s débattent de l’avenir incertain de leur pays, il est d’autant plus crucial que les autorités protègent leur droit de le faire librement – même lorsque leurs propos sont considérés comme « insultants » – sans crainte de persécutions. »
« Dans quatre affaires, des civils sont visés par une procédure judiciaire devant la justice militaire uniquement pour avoir exprimé pacifiquement des opinions critiques à l’égard du gouvernement »
Le 22 septembre, le président Kaïs Saïed a adopté le décret présidentiel n° 117, qui suspend la Constitution tunisienne à l’exception de deux chapitres et du préambule, et lui accorde le contrôle de la majeure partie de la gouvernance, notamment le droit de légiférer par décrets et de réglementer les médias, la société civile et les tribunaux. Les autorités ont au départ imposé 11 assignations à résidence arbitraires à des députés et anciens responsables de l’État, avant de les lever par la suite dans les 11 cas.
Procès militaires de civils
Entre 2011 et 2018, les organisations de défense des droits humains ont recensé au moins six cas de civils poursuivis devant la justice militaire ; ce nombre a été dépassé au cours des trois derniers mois seulement.
Parmi les civils actuellement visés par une procédure judiciaire militaire, figurent six députés du parti Al Karama, dont Abdellatif Aloui, ainsi que l’avocat Mehdi Zagrouba. Anouar Ouled Ali, qui dirige l’équipe de défense juridique de ces hommes, a déclaré à Amnesty International qu’ils font l’objet d’enquêtes dans le cadre d’une altercation avec la police qui a eu lieu à l’aéroport international de Tunis le 15 mars 2021. Ils ont à répondre d’accusations concernant des troubles à l’ordre public et des menaces à la sûreté de l’État, et l’entrave ou l’outrage à des représentants de l’État dans l’exercice de leur travail. Certaines de ces accusations découlent d’infractions prévues par le droit international et les civils concernés devraient être jugés par un tribunal civil, et non militaire.
Le Code de justice militaire tunisien permet à la justice militaire de juger des civils dans des circonstances précises. L’article 91 prévoit des peines d’emprisonnement pour les militaires ou les civils qui se livrent à des actes publics portant atteinte au drapeau ou à l’armée, ou critiquent l’action du commandement supérieur ou des responsables de l’armée ou sapent leur dignité.
Aux termes du droit international relatif aux droits humains, les civils ne devraient jamais être traduits devant des instances militaires
Aux termes du droit tunisien, le président a le contrôle final sur la nomination des juges et des procureurs au sein de la justice militaire, en s’appuyant sur les nominations faites par les ministres de la Défense et de la Justice. Aussi les tribunaux militaires pèchent-ils par manque d’indépendance. Aux termes du droit international relatif aux droits humains, les civils ne devraient jamais être traduits devant des instances militaires, quelles que soient les accusations portées contre eux.
Les Directives [1] de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, chargée d’interpréter la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, à laquelle la Tunisie est partie, précise que « les tribunaux militaires ne peuvent, en aucune circonstance, juger des civils ».
Arrêtés après avoir émis des critiques
Le 3 octobre, des agents de la Brigade nationale de lutte contre la criminalité ont arrêté l’animateur de télévision Amer Ayad et le député Abdellatif Aloui à leurs domiciles, dans les villes de Monastir et de Tunis respectivement, deux jours après qu’ils sont apparus ensemble dans l’émission de débat animée par Amer Ayad, Hassad 24. Sur le plateau, les deux hommes avaient tenu des propos critiques à l’égard du président Kaïs Saïed et exprimé leur scepticisme quant au degré d’autorité réellement accordé à Najla Bouden, nommée par le président à la tête du nouveau gouvernement [2] de Tunisie.
Amer Ayad a également récité les vers d’un poème par le poète irakien Ahmad Matar qui imagine un dialogue satirique entre le poète et un dictateur. Quant à Abdellatif Aloui, il a déclaré que les récentes mesures décidées par Kaïs Saïed étaient « un coup d’État » et devaient être considérées et débattues comme telles.
La Tunisie est tenue de protéger la liberté d’expression en s’abstenant de sanctionner quiconque émet des critiques ou se montrerait irrespectueux à l’égard de personnalités publiques
Amnesty International a examiné un enregistrement du programme, publié en ligne par la chaîne privée Zitouna TV qui le diffuse. Elle a conclu que ni Abdellatif Aloui ni Amer Ayad n’avaient tenu des propos qui semblent constituer un langage discriminatoire ou une incitation à la violence, ou dépasser de quelque autre façon la critique politique pacifique telle que protégée par le droit international.
Selon l’avocat Malek Ben Amor, qui représente les deux hommes et était présent lors du premier interrogatoire d’Amer Ayad par la police, les questions portaient principalement sur les déclarations d’Amer Ayad lors de l’émission du 1er octobre. Il a ajouté que la police lui avait montré une ordonnance du parquet militaire demandant d’enquêter sur les deux hommes en lien avec l’émission.
Le 5 octobre, un juge d’instruction du tribunal militaire de première instance de Tunis a placé Amer Ayad en détention provisoire et libéré Abdellatif Aloui à titre provisoire dans l’attente des conclusions de l’enquête, au titre de l’article 67 du Code pénal qui prévoit une amende et une peine de prison pour outrage au président, ainsi que des articles 72 et 128 du Code pénal et de l’article 91 du Code de justice militaire.
Certaines de ces accusations découlent d’infractions prévues par le droit international et les civils concernés devraient être jugés par un tribunal civil, et non militaire
Un autre député, Yassine Ayari, doit être jugé le 22 novembre, entre autres pour atteinte à la dignité de l’armée et outrage au président. Ces accusations se fondent sur des publications sur Facebook dans lesquelles Yassine Ayari qualifiait de « coup d’État militaire planifié et coordonné par l’étranger » la décision prise par le président Kaïs Saïed le 25 juillet de suspendre le Parlement et employait des termes tels que « Pharaon » et « idiot » pour désigner le président.
Le 13 octobre, un tribunal militaire de la ville d’El Kef a condamné le militant Slim Jebali à un an de prison notamment pour outrage au président et atteinte à la dignité de l’armée. L’avocat Amor Raoueni a déclaré que sa condamnation se fondait sur des publications sur Facebook dans lesquelles Slim Jebali dénonçait la concentration des pouvoirs entre les mains du président depuis le 25 juillet.
Au titre de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), la Tunisie est tenue de protéger la liberté d’expression en s’abstenant de sanctionner quiconque émet des critiques ou se montrerait irrespectueux à l’égard de personnalités publiques, de dirigeant·e·s et d’institutions. L’Observation générale [3] du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur l’application du PIDCP précise que même les formes d’expression considérées comme « insultantes pour une personnalité publique » doivent être protégées.