Tunisie. L’état d’exception ne peut être la règle

Les forces de sécurité ont arrêté et incarcéré des dizaines de personnes après l’attentat-suicide de la semaine dernière dans le centre de Tunis, signe dérangeant que les autorités régressent vers la répression et les abus, a déclaré Amnesty International.

L’organisation a parlé à des résidents ayant subi une série de raids nocturnes menés par des membres des forces de sécurité cagoulés et armés de fusils, qui ont fait irruption dans des logements du quartier de La Goulette, à Tunis, en menaçant de leurs armes les habitants, parmi lesquels des femmes, des enfants et des personnes âgées, et en appréhendant des dizaines de personnes tôt dimanche 27 novembre.

« Les autorités tunisiennes doivent protéger la population, enquêter sur les attaques contre les civils, et traduire les responsables présumés en justice. Elles ne doivent cependant pas piétiner les droits humains en soumettant des familles à des descentes brutales à leur domicile, et en procédant à des arrestations et des placements en détention arbitraires », a déclaré Said Boumedouha, directeur adjoint du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.

Considérée comme le berceau du printemps arabe, la Tunisie doit faire face à ses démons et non retomber dans la sombre période de violations des droits fondamentaux en vigueur sous Zine el-Abidine Ben Ali.

« On demande aujourd’hui aux Tunisiens de choisir entre la sécurité et les droits et libertés, mais ils veulent tout à la fois ; et il est du devoir de l’État de s’efforcer de protéger les personnes tout en faisant respecter les droits fondamentaux de tous. La longue et pénible expérience des violations commises sous le régime de l’ancien président, Zine el Abidine Ben Ali, fait planer une ombre sur les progrès effectués les cinq dernières années, et le gouvernement actuel doit veiller scrupuleusement à ce qu’il n’y ait pas de retour à la torture et à la répression au nom de la lutte contre le terrorisme. »

D’après le ministère de l’Intérieur, au moins 1 880 descentes ont eu lieu dans le pays, et au moins 155 personnes soupçonnées d’appartenir à des organisations terroristes ont été arrêtées depuis que l’état d’urgence a été décrété le 24 novembre. Au moins 138 autres personnes ont été placées en résidence surveillée.

Lors des descentes à La Goulette le 27 novembre, des dizaines d’hommes - entre 50 et 70 en tout selon les témoins - ont été appréhendés, y compris des résidents malades et âgés. Des membres d’une brigade de lutte contre le terrorisme se sont introduits dans des logements, en brisant des portes sans s’identifier ni présenter de mandats, et en pointant des armes sur les résidents. Un grand nombre des hommes arrêtés étaient encore en pyjama et en chaussons. Certains ont été frappés lors du transfert jusqu’au poste de police, où on les conduisait afin de leur faire subir un interrogatoire. Ils ont été relâchés quelques heures plus tard et ont été informés qu’ils seraient contactés pour des interrogatoires supplémentaires.

Des groupes comptant jusqu’à 10 policiers ont effectué des perquisitions. Dans certains cas, ils ont surgi dans des chambres et menacé de leurs armes des personnes à peine réveillées. Des femmes ont indiqué qu’on ne leur avait pas laissé le temps de s’habiller, bien qu’elles portent habituellement le voile, et que leurs enfants étaient terrifiés. Parmi les personnes dont le domicile a ainsi été fouillé, une femme a fait une attaque, et ne pouvait plus parler ni bouger. Elle dormait dans une pièce à l’avant de la maison lorsqu’un grand nombre de policiers masqués ont fait irruption chez elle.

Les résidents de La Goulette ayant parlé à Amnesty International étaient visiblement encore sous le choc après ces descentes qu’ils ont décrites comme terrifiantes. Certains ont dit qu’ils se croyaient attaqués par des cambrioleurs ou des criminels ; d’autres ont cru qu’il s’agissait de « terroristes ». La plupart des résidents étaient endormis lorsque c’est arrivé.
Une femme a dit qu’une unité antiterroriste a fait irruption chez elle et tenu sa famille en joue. Elle a déclaré à Amnesty International qu’à 2 heures du matin, elle a entendu une détonation similaire à celle d’une bombe, lorsqu’une dizaine d’hommes armés et cagoulés sont entrés chez elle.

« Effrayés, nous avons pensé qu’il pouvait s’agir de terroristes [...] Ils ont menacé mon mari d’une arme, et puis ils ont commencé à fouiller la maison. Ils ont également pointé une arme sur moi et sur mon fils, et lui ont fait mettre les mains en l’air et s’agenouiller  », a-t-elle expliqué.
Un de ses fils a été arrêté sur place mais a plus tard été remis en liberté. Elle a ajouté que la police antiterroriste a également appréhendé dans une maison voisine un homme ayant récemment eu une attaque.

« Nous sommes contre le terrorisme et nous soutenons la lutte contre le terrorisme, mais pas lorsqu’elle est menée de cette manière. La police nous a terrorisés », a déclaré une autre femme dont la maison a été perquisitionnée lors de l’opération.

D’autres ont dit à Amnesty International qu’ils craignaient que les libertés acquises après le soulèvement en Tunisie ne soient menacées.

L'état d'urgence a été décrété le 24 novembre, pour 30 jours, après l'attentat-suicide ayant tué 12 gardes présidentiels et blessé 20 autres personnes.

« Les seuls gains obtenus durant la révolution sont nos libertés individuelles et collectives. Ces libertés sont désormais détruites au nom du terrorisme [...] La Constitution a été mise de côté dans la lutte contre celui-ci. Ils ont ramené la crainte dans le coeur des Tunisiens », a déclaré une personne.

Les descentes ont eu un impact particulièrement négatif sur des personnes âgées souffrant de maladies chroniques telles que le diabète et l’hypertension, qui disent rester choquées. Un des raids a également fait ressurgir le bégaiement d’un jeune homme de 20 ans ayant fait des séances d’orthophonie enfant, ce qui illustre bien le traumatisme subi. Il se trouvait également non loin du site de l’explosion du 24 novembre, et était déjà en état de choc.

Des témoins ont déclaré que les forces de sécurité n’ont donné aucune raison pour les arrestations effectuées, même si certains ont entendu qu’ils cherchaient des armes ou des terroristes suspectés.

En vertu de la nouvelle loi contre le terrorisme adoptée en juillet de cette année, il est possible de maintenir des suspects en détention provisoire au secret pendant 15 jours sans les autoriser à avoir de contacts avec un avocat ni avec le monde extérieur, ce qui augmente les risques de torture et d’autres formes de mauvais traitements.

« Recourir à des tactiques brutales, emmener des dizaines de personnes et leur interdire de parler à un avocat sont des agissements contraires aux obligations de la Tunisie en matière de droits humains. C’est un retour en arrière sur le terrain des droits humains acquis depuis la chute du président Ben Ali », a déclaré Said Boumedouha.

« Les autorités tunisiennes doivent inculper ou libérer sans attendre les personnes arrêtées, et veiller à ce que les personnes en détention soient traitées avec dignité et protégées contre la torture, et puissent contacter un avocat et leurs proches dans les meilleurs délais. »

Depuis l’attentat du Bardo, qui a coûté la vie à plus de 20 personnes en mars de cette année à Tunis, Amnesty International a reçu des informations selon lesquelles des suspects arrêtés en relation avec des infractions à caractère terroriste ont été torturées et autrement maltraitées par les forces de sécurité.

Complément d’information

L’état d’urgence, qui a été décrété le 24 novembre pour 30 jours après l’attentat-suicide ayant tué 12 gardes présidentiels et blessé 20 autres personnes, est régi par un décret présidentiel pris en 1978.

Ce décret accorde au ministère de l’Intérieur ou aux autorités locales le droit de suspendre grèves et manifestations, d’interdire les rassemblements considérés comme une menace à l’ordre public et de placer en résidence surveillée toute personne dont l’État estime que les activités compromettent la sécurité et l’ordre public. Il autorise par ailleurs les perquisitions de nuit comme de jour, et prévoit des mesures visant à contrôler et censurer les médias. L’état d’urgence peut être reconduit.

Si la Constitution tunisienne permet au président de prendre des mesures exceptionnelles dans le cas d’un danger imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays, celles-ci ne doivent être appliquées que pour la durée la plus courte possible, afin de garantir le fonctionnement régulier de l’autorité publique, et ne doivent pas elles-mêmes enfreindre des droits fondamentaux qui ne sauraient être restreints sous aucune circonstance, ni limiter de manière arbitraire des droits susceptibles de l’être dans le cadre de véritables urgences.

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