Le projet de Constitution n’offre pas à la justice tunisienne les garanties nécessaires pour agir en toute indépendance et impartialité et supprime des mécanismes de surveillance qui permettent d’amener les autorités à rendre des comptes. Il contient des dispositions inquiétantes qui laisseraient aux autorités une marge de manœuvre pour interpréter les droits de manière restrictive au nom de l’islam. Si, sur le papier, ce projet conserve plusieurs droits essentiels, il accorde au président des pouvoirs relevant de l’état d’urgence largement incontrôlés, susceptibles d’être invoqués pour restreindre les droits fondamentaux.
« Ce projet démantèle nombre des garanties figurant dans la Constitution post-révolution tunisienne et n’apporte pas de garanties institutionnelles pour les droits humains. La suppression de ces garde-fous adresse un message très inquiétant et balaie des années d’efforts visant à renforcer la protection des droits humains en Tunisie, a déclaré Heba Morayef, directrice régionale d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
« Il est choquant que le peuple tunisien soit privé d’explications transparentes sur la manière dont le nouveau projet de Constitution de leur pays a été rédigé. Les autorités sont tenues de veiller à ce que les informations d’intérêt public soient accessibles à tous et à ce que, à l’instar de toute nouvelle législation, le projet de Constitution fasse l’objet d’un examen public et politique réel et approfondi. »
Le 19 mai, le président Kaïs Saïed a mis sur pied le Haut comité consultatif pour une nouvelle République, chargé d’élaborer une nouvelle Constitution à huis clos. La population n’a pas eu accès aux travaux du Haut comité et n’a pas bénéficié de la possibilité d’engager le dialogue dans le cadre de ce processus, puisque le décret présidentiel portant création de cet organisme a imposé le « secret des délibérations » pour ses travaux.
Plus déroutant encore, le 3 juillet, le président du Haut comité consultatif pour une nouvelle République a déclaré que le projet rendu public par le président Kaïs Saïed était complètement différent de celui que le comité avait préparé.
Le projet de Constitution publié au Journal officiel est un texte entièrement nouveau qui ne conserve qu’une partie des dispositions de la Constitution actuelle. S’il est adopté, il remplacera la Constitution de 2014, rédigée par l’Assemblée nationale constituante élue au terme d’un processus ouvert à tous et transparent qui a duré deux années, et qui contient des garanties solides en matière de droits humains.
Érosion de l’indépendance de la justice
Le projet de Constitution propose la création de trois Conseils supérieurs de la magistrature (CSM) pour superviser le système judiciaire, mais ne garantit pas leur indépendance.
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) tel qu’établi par la Constitution de 2014 est un organe de surveillance judiciaire destiné à protéger les juges de toute ingérence du gouvernement. La Constitution de 2014 favorisait l’indépendance et l’impartialité du CSM en exigeant, par exemple, qu’au moins deux tiers de ses membres soient des juges élus par leurs pairs. La nouvelle Constitution ne comporte aucune mention de la composition des institutions de surveillance judiciaire.
En outre, le projet de Constitution dispose que les juges sont nommés par ordonnance présidentielle directe sur recommandation du CSM, un recul par rapport à la Constitution de 2014 qui exigeait que le président suive un avis contraignant du CSM concernant la nomination des juges et conférait au CSM le mandat de superviser la révocation, la promotion et le transfert des juges.
Le projet de Constitution ouvre la porte à des sanctions et à la révocation des juges par l’exécutif en supprimant la mention selon laquelle de telles décisions doivent être prises conformément à « une décision motivée du CSM ».
Aux termes des normes internationales, la nomination, la promotion et la discipline des juges doivent être suffisamment indépendantes de l’exécutif, et soumises à des procédures transparentes, dans le respect du principe de séparation des pouvoirs qui garantit un équilibre effectif des pouvoirs entre les branches exécutive, législative et judiciaire du gouvernement contre les excès et les abus.
L’érosion de l’indépendance du système judiciaire en Tunisie que véhicule ce projet de Constitution fait suite à une année d’attaques successives contre la justice depuis que le président Kaïs Saïed s’est emparé du pouvoir. En février, Kaïs Saïed a remplacé le Conseil supérieur de la magistrature, indépendant, par une institution provisoire sous son influence directe. En juin, il s’est illégalement octroyé des pouvoirs supplémentaires lui permettant de limoger directement les juges et a sommairement révoqué 57 juges.
Par ailleurs, le projet supprime la disposition de la Constitution actuelle selon laquelle les tribunaux militaires ne doivent traiter que des crimes militaires, ce qui vise à protéger les civil·e·s.
Les législateurs n’ayant pas réformé les lois concernées pour se conformer à cette exigence, les civil·e·s continuent d’être jugés par des tribunaux militaires depuis 2014. Supprimer entièrement cette garantie de la Constitution ne ferait qu’exacerber la situation, surtout si l’on considère la hausse inquiétante du nombre de civil·e·s jugés par des tribunaux militaires depuis la prise de pouvoir de Kaïs Saïed.
Des pouvoirs d’exception non contrôlés
L’article 96 du projet de Constitution n’offre pas les garanties nécessaires pour protéger les droits humains dans le cadre d’un état d’urgence.
Contrairement à la Constitution de 2014, il ne prévoit pas de voies de recours pour contester les mesures exceptionnelles et n’impose pas de délai pour réexaminer la décision. Il omet également la disposition qui prévoit que « les mesures garantissent, dans les meilleurs délais, le retour au fonctionnement normal des institutions et des services de l’État ».
Selon les normes internationales, les pouvoirs d’exception et les mesures exceptionnelles ne peuvent s’appliquer que lorsqu’ils sont strictement nécessaires pour protéger la sécurité nationale d’une menace pesant sur « l’existence de la nation ». Le Comité des droits de l’homme, organe des Nations unies chargé de surveiller l’application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), a indiqué que les mesures dérogeant aux dispositions du PIDCP en vertu de l’état d’urgence doivent être exceptionnelles et temporaires. L’objectif primordial de l’État doit être le retour à une situation normale.
Article 5 : le danger que représentent les références religieuses
L’article 5 du projet de Constitution dispose que la Tunisie « fait partie de la Oumma islamique » et que l’État est tenu de « réaliser les objectifs de l’islam en préservant l’âme, l’argent, la religion et la liberté [des personnes] ».
Cette formulation pourrait permettre aux dirigeants de l’État, aux législateurs et aux tribunaux de faire référence aux « objectifs de l’islam » et de s’appuyer dessus pour saper les droits fondamentaux, notamment lors de l’examen de lois relatives à l’égalité de genre ou aux droits et libertés individuels, au motif qu’elles entreraient en contradiction avec les principes religieux. S’il est adopté, l’article 5 pourrait également servir de mandat pour établir des discriminations vis-à-vis d’autres groupes religieux.
Complément d’information
Un référendum sur le nouveau projet de Constitution est prévu le 25 juillet, soit un an après que le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement et s’est arrogé le droit exclusif de gouverner par décret et de refondre la
Constitution tunisienne.
Depuis lors, les autorités ont de plus en plus contourné les tribunaux pour imposer des interdictions arbitraires de voyager et des assignations à domicile, et ont poursuivi des dizaines de personnes ayant critiqué le président.