TURQUIE : LA RÉINCARCÉRATION D’AVOCATS ACCRÉDITE LES ALLÉGATIONS pointANT un PROCÈS À CARACTÈRE POLITIQUE

Prenant en compte les objections du ministère public, qui n’a présenté aucun raisonnement nouveau, un tribunal d’Istanbul a ordonné le 15 septembre 2018 la réincarcération de 12 avocats qu’il venait de libérer la veille.

Ces 12 avocats font partie d’un groupe de 17 juristes emprisonnés dans l’attente des conclusions de leur procès, depuis leur placement en détention à diverses dates entre septembre et décembre 2017. Trois autres sont également poursuivis dans le cadre de la même affaire : l’un d’entre eux n’a pas été placé en détention provisoire, les deux autres font l’objet d’un mandat d’arrêt non encore exécuté. Les 20 avocats poursuivis dans cette affaire sont tous membres de l’Association des avocats progressistes et certains du Bureau du droit du peuple. Ils sont inculpés d’être membres ou leaders du groupe armé Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C).

La première audience concernant les 17 avocats en détention provisoire s’est déroulée du 10 au 14 septembre. Le 14 septembre, le dernier jour, la cour pénale spéciale n° 37 d’Istanbul a ordonné leur libération sous caution, se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en lien avec le maintien en détention provisoire prolongée, entre autres motifs.

Le procureur s’est par la suite opposé à la décision du tribunal de libérer les avocats – ce pouvoir a été conféré aux procureurs par un amendement législatif adopté en vertu d’un décret relevant de l’état d’urgence en décembre 2017.

À la suite de l’objection du procureur, la cour pénale spéciale n° 37 d’Istanbul a opéré un revirement extraordinaire. Elle a infirmé son propre jugement rendu moins de 24 heures auparavant et ordonné la réincarcération de 12 des 17 avocats libérés. Elle a rejeté l’appel du procureur pour les cinq autres.

Dans le cadre du jugement rendu en faveur de leur libération, la cour avait estimé que les conditions de libération sous caution seraient suffisantes « étant donné l’état de preuves dans le dossier de chaque accusé, la possibilité que la classification de l’infraction évolue, la prise en compte des déclarations de la défense des accusés, le fait que ce sont des avocats et que la détention est une mesure prise à titre de précaution, le temps passé en détention provisoire, et les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et de la Cour constitutionnelle concernant la détention ». Il est à noter que la deuxième décision de la cour infirmant la première n’a apporté aucune précision sur ce qui avait changé au sujet des motifs ayant amené la cour à ordonner la veille la libération des avocats. Elle n’a pas non plus cité de nouvelles informations susceptibles de justifier ce revirement, se contentant de déclarer que les conditions de libération sous caution ne suffiraient pas dans l’affaire impliquant les 12 avocats, « étant donné que des éléments attestent d’un fort soupçon de culpabilité si l’on prend en considération l’état des preuves dans le dossier, les déclarations des témoins et de témoins dont l’identité est tenue secrète en lien avec les accusés, les supports numériques […] et l’information publique. »

Parmi les 12 avocats libérés puis réincarcérés figure Selçuk Kozağaçlı, président de l’Association des avocats progressistes (ÇHD). Cette association, qui s’occupait d’affaires liées aux droits humains en Turquie depuis 1974, a été suspendue par le ministère de l’Intérieur le 11 novembre 2016 en vertu de l’article 11 de la loi sur l’état d’urgence, qui permet de suspendre des organisations pour des raisons de sécurité générale et d’ordre public. Les autorités n’ont fourni aucun motif individualisé justifiant cette suspension. L’Association des avocats progressistes a plus tard été fermée et a vu ses avoirs confisqués, en vertu du décret d’urgence n° 677 du 22 novembre 2016. L’ordre de fermeture, qui ciblait deux autres associations d’avocats, a été émis au motif que l’association entretenait « des liens avec des organisations terroristes », sans justifier de manière individualisée cette décision. Les trois associations attendent encore une réponse à leurs recours en instance devant la commission d’enquête relative à l’état d’urgence mise sur pied pour réexaminer les décisions prises en vertu de décrets d’urgence, notamment les fermetures d’organisations.

L’Association des avocats progressistes a plus tard été fermée et a vu ses avoirs confisqués, en vertu du décret d’urgence n° 677 du 22 novembre 2016. L’ordre de fermeture, qui ciblait deux autres associations d’avocats, a été émis au motif que l’association entretenait « des liens avec des organisations terroristes », sans justifier de manière individualisée cette décision.

La décision par la même cour de réincarcérer les avocats sans nouvel élément de preuve le lendemain de leur libération ajoute foi aux allégations selon lesquelles ce procès est motivé par des considérations politiques et la détention des avocats a pour but de les sanctionner en raison de leurs activités militantes. En outre, cette décision risque de saper encore la confiance de la population dans le système judiciaire du pays.

La modification législative autorisant les procureurs à s’opposer aux ordonnances de remise en liberté a été apportée à l’article 93 du Décret exécutif n° 696, émis le 24 décembre 2017. Elle a modifié le paragraphe 2 de l’article 104 du Code de procédure pénale de Turquie (loi n° 5271). Amnesty International a à maintes reprises fait part de ses préoccupations quant aux pouvoirs accordés à l’exécutif par les décrets promulgués durant les deux années d’état d’urgence en Turquie, qui ont servi à exercer une répression contre des personnes considérées comme dissidentes. 

Le président honoraire d’Amnesty International Turquie, Taner Kılıç, a lui aussi été réincarcéré le 1er février 2018 par un tribunal qui avait ordonné sa libération la veille. La mesure avait déjà été utilisée avant ces modifications législatives, notamment dans le cas de 21 journalistes, dont Atilla Taş, jugés pour des accusations liées à leur appartenance à l’« organisation terroriste fethullahiste » (FETÖ). Libérés le 31 mars 2017, huit d’entre eux avaient été remis en détention en raison de l’objection du ministère public et 12 pour de nouveaux chefs d’inculpation. Lors de la deuxième audience le 2 mai 2017, la 14e chambre de la cour pénale spéciale d’Ankara avait ordonné la libération d’Ayşenur Parıldak, reporter au journal Zaman. Le ministère public ayant fait appel de cette décision, Ayşenur Parıldak avait été renvoyée en prison avant même d’en être sortie par le même tribunal, environ huit heures après le jugement initial ordonnant sa libération. En novembre 2017, Ayşenur Parıldak a été déclarée coupable d’« appartenance à une organisation terroriste » et condamnée à sept ans et demi de prison ; elle est toujours détenue dans l’attente de l’issue de son appel.

Le président honoraire d’Amnesty International Turquie, Taner Kılıç, a lui aussi été réincarcéré le 1er février 2018 par un tribunal qui avait ordonné sa libération la veille.

Les avocats dont la réincarcération a été ordonnée sont Ahmet Mandacı, Aycan Çiçek, Aytaç Ünsal, Barkın Timtik, Behiç Aşçı, Ebru Timtik, Egin Gökoğlu, Naciye Demir, Özgür Yılmaz, Selçuk Kozağaçlı, Süleyman Gökten et Şükriye Erden. Le tribunal a rejeté l’objection du procureur concernant la décision de libérer sous caution les avocats Ayşegül Çağatay, Didem Ünsal Baydar, Yaprak Türkmen, Yağmur Ereren Evin et Zehra Özdemir, que la cour pénale spéciale n° 1 d’Istanbul a par la suite confirmée le 17 septembre. Au 24 septembre, six des 12 avocats, dont le président de l’Association des avocats progressistes Selçuk Kozağaçlı, ont été transférés en prison.
 
La prochaine audience est prévue pour les 19 et 20 février 2019.

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