L’urgence ne peut devenir la norme en France

Le projet de réforme de la Constitution française risque d’exposer de nombreuses personnes à des violations des droits humains en donnant aux services de sécurité carte blanche pour fermer des associations, mener des perquisitions sans mandat, fermer des mosquées et restreindre la liberté de mouvement, a déclaré Amnesty International.

Cette réforme, si elle est approuvée en tant que projet de l’exécutif par le Conseil des ministres lors des débats prévus mercredi 23 décembre, permettrait aux autorités de prolonger certaines mesures d’urgence pendant six mois après la fin de l’état d’urgence.

Au titre de l’état d’urgence, depuis les attentats perpétrés à Paris le 13 novembre, les autorités ont procédé à 2 700 perquisitions domiciliaires sans mandat, et assigné des centaines de personnes à résidence, restreignant leur droit de circuler librement.

« Décréter l’état d’urgence dans des situations comportant " une menace pour la vie de la nation " telles que les attentats de Paris est une chose, mais faire perdurer ces mesures pour contrer des menaces définies en termes plus vagues en est une autre, a déclaré Gauri van Gulik, directrice adjointe du programme Europe et Asie centrale d’Amnesty International.

« Le risque est bien réel que les droits de la population en général se retrouvent pris au piège dans un filet censé ne cibler que les personnes représentant une véritable menace. De nombreux citoyens sont dans le collimateur uniquement en raison de leur pratique religieuse ou de vagues soupçons. »

Aux termes de l’état d’exception décrété pour trois mois, qui prendra fin le 26 février 2016, les autorités françaises peuvent procéder à des perquisitions domiciliaires sans autorisation d’un juge, imposer des assignations à résidence, fermer des associations et restreindre d’autres droits fondamentaux, notamment le droit de se réunir pacifiquement.

Une vague de perquisitions domiciliaires

De nombreuses personnes ont raconté à Amnesty International avoir été traumatisées par les perquisitions. Elles n’ont pas eu d’explication quant aux motifs rendant la perquisition nécessaire ni quant à l’objet des recherches.

« Mon père souffrait de problèmes cardiaques, il venait de sortir de l’hôpital. Les policiers ont forcé la porte d’entrée, sans sonner, ils ont fait irruption dans l’appartement, ont commencé à crier, et ont menotté mon père et ma sœur, a raconté Nadia, dont le père âgé de 80 ans vit avec sa fille handicapée, aux chercheurs d’Amnesty International après une descente effectuée le 21 novembre.

« Mon père ne se sentait pas bien et au bout de quelques minutes, il a perdu connaissance. Ils ont dû appeler une ambulance… Il était terrifié et pleurait beaucoup lorsque nous lui rendions visite à l’hôpital les premiers jours. »

Selon les médias, les 2 700 descentes effectuées au mois de novembre n’ont donné lieu qu’à deux enquêtes préliminaires pour des infractions liées au terrorisme ; 488 investigations ont également été ouvertes, mais pour des infractions pénales non liées au terrorisme.

Ces chiffres mettent en doute le caractère nécessaire et proportionné de cette mesure visant à protéger la sécurité de la population.

Restrictions de la liberté de mouvement

Au cours de la même période, 360 personnes ont été assignées à résidence : elles sont tenues de résider dans un certain secteur et de se présenter trois fois par jour au commissariat de leur quartier. Cette mesure restreint fortement leur liberté de mouvement et a des conséquences négatives sur leur vie privée et professionnelle.

Un consultant indépendant en région parisienne a déclaré à Amnesty International qu’il était assigné à résidence depuis le 15 novembre, date à laquelle la police s’est présentée à son domicile en raison de son lien présumé avec des musulmans « radicaux » et des personnes qui s’étaient rendues en Syrie.

D’après cet homme, il connaissait vaguement une seule personne dans la longue liste de ses associés présumés que lui ont présentée les autorités. Être assigné à résidence et devoir pointer au commissariat plusieurs fois par jour a contraint ce père de trois enfants à annuler tous ses engagements professionnels. Il redoute les répercussions qu’aurait la prolongation de l’état d’urgence pour sa famille.

« J’ai vraiment peur qu’il ne soit renouvelé. Cela signifierait que les mesures prises à mon encontre se prolongeraient également, et que je ne pourrais peut-être pas travailler pendant des mois. »

Un « filet » discriminatoire

Ces mesures d’urgence, sur le long terme, risquent fort d’être utilisées contre des associations et des groupes précis, notamment contre des individus et des groupes musulmans. Au titre de l’état d’urgence, plus de 20 mosquées et plusieurs associations musulmanes ont fait l’objet de perquisitions et une dizaine de mosquées ont été fermées.

« Il me semble que si vous affichez votre religion, si vous portez une barbe, un symbole ou un vêtement religieux, ou si vous priez dans une mosquée particulière, vous pouvez être considéré comme " radical " et donc pris pour cible, a déclaré à Amnesty International Amar, dont le domicile a été perquisitionné.

« Si l’on s’efforce de ne pas trop afficher sa religion, ils pensent que l’on a quelque chose à cacher. Nous ne savons pas qui nous devons être, comment nous devons nous comporter. »

Bien que le Conseil d’État, la plus haute instance administrative du pays, ait émis des réserves à l’encontre des mesures proposées, le projet de réforme de la Constitution, s’il est adopté demain, sera alors soumis au vote du Parlement en 2016.

« Ces mesures d’urgence s’avèrent déjà disproportionnées. Les prolonger en dehors de l’état d’exception serait dangereux, a déclaré Gauri van Gulik.

« Utiliser la menace terroriste pour modifier la Constitution ouvre la brèche et risque d’ériger les mesures d’urgence en nouvelle norme. »

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