Yémen : Un tribunal houthi condamne à mort trois personnes probablement victimes de torture

D’après les recherches menées par Amnesty International, une femme et deux hommes ont été victimes de disparitions forcées, soumis à des mauvais traitements et jugés dans le cadre d’un procès manifestement inique, à l’issue duquel un tribunal de la capitale Sanaa contrôlée par les Houthis les a condamnés à mort pour avoir aidé un pays ennemi.

Selon l’organisation, cette affaire est le dernier exemple de l’utilisation par les Houthis du système judiciaire dans le but de marquer des points sur le plan politique, dans le contexte du conflit armé qui les oppose à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, qui soutient le gouvernement yéménite reconnu par l’ONU.

Le 30 janvier, la Cour pénale spéciale de Sanaa sous autorité des Houthis, qui traite des affaires de « terrorisme » et de « sécurité d’État », a condamné à mort Asmaa al Omeissy, Saeed al Ruwaished et Ahmed Bawazeer. Dans le cadre de cette affaire, un quatrième accusé, Matir al Omeissy, le père d’Asmaa, a été condamné à une peine de 15 ans d’emprisonnement pour le chef d’accusation d’« atteinte à la pudeur ».

« Alors que le conflit fait rage au Yémen, le procès manifestement inique d’Asmaa al Omeissy et des trois autres accusés s’inscrit dans une pratique plus générale, les Houthis se servant de la justice pour marquer des points sur le plan politique », a déclaré Rawya Rageh, conseillère principale sur les situations de crise à Amnesty International.

« Ce procès fait suite à toute une série de graves violations des droits humains et de crimes relevant du droit international, certains étant susceptibles de constituer des crimes de guerre. »

« Les accusés ont tout d’abord été victimes d’une disparition forcée, coupés du monde extérieur et transférés secrètement d’un centre de détention à l’autre. Ils ont été placés en détention provisoire dans des conditions sordides pendant des mois, se sont faits extorquer de l’argent, ont subi des humiliations constantes et des violences physiques extrêmes, et ont été privés de droits élémentaires, notamment du droit de consulter un avocat et de recevoir la visite de leurs proches. »

« Une guerre psychologique » et une « prison cachée »

Trois des accusés étaient venus en visite depuis le sud du pays lorsqu’ils ont été arrêtés à un poste de contrôle à Sanaa en octobre 2016. La situation s’est dégradée lorsque les autorités ont commencé à les interroger au sujet d’accusations selon lesquelles l’époux d’Asmaa al Omeissy serait lié à al Qaïda.

Amnesty International s’est entretenue avec deux des accusés, qui se trouvaient alors dans des zones du Yémen qui ne sont pas contrôlées par les Houthis. Ils ont déclaré avoir été soumis à la torture et à d’autres mauvais traitements dans tous les lieux où ils ont été détenus après leur arrestation, notamment au département de police judiciaire (CID). Ils n’ont pu communiquer avec personne pendant une période comprise entre deux et trois mois.

Matir al Omeissy a comparé les interrogatoires à « une guerre psychologique », dans laquelle la police « nous accusait de toutes sortes de choses, d’être un groupe terroriste et une cellule dormante dans la capitale Sanaa ».

Les trois hommes ont été enfermés dans une partie du CID appelée al Makhfi, ou « prison cachée », pendant près de huit mois. Asmaa al Omeissy y a été détenue pendant deux mois avant d’être transférée à la prison centrale.

La famille de l’un des détenus, partie à sa recherche dans plusieurs prisons, dont le CID, s’est entendue répondre qu’il ne s’y trouvait pas. Les proches d’un autre détenu, sans nouvelles de lui pendant trois mois, ont organisé une veillée en son nom, persuadés qu’il était mort.

« Dieu seul sait les tourments que nous avons endurés. »

Matir al Omeissy, 50 ans, le père d’Asmaa, détenu avec elle au CID, a raconté à Amnesty International les tortures qui leur ont été infligées : « Ils ont amené les deux autres [Saeed al Ruwaished et Ahmed Bawazeer] dans notre cellule, menottés et les yeux bandés, et les ont frappés devant nous, en nous forçant à regarder. Ils les frappaient et leur demandaient d’« avouer », même lorsqu’ils niaient avoir commis un crime. Nous [Asmaa et Matir al Omeissy] gardions le silence de peur d’être abattus. Dieu seul sait les tourments que nous avons endurés. »

Saeed al Ruwaished, 34 ans, a déclaré : « Ils ne nous laissaient pas dormir et nous frappaient sans cesse… Ils m’interrogeaient de 15 heures jusqu’à 16 ou 17 heures le lendemain. Et ce pendant plusieurs jours d’affilée. À chaque interrogatoire, j’étais torturé et frappé. Ils me demandaient : « Tu es avec la coalition arabe ? Tu recrutes des combattants pour la coalition ? Tu fais partie d’un réseau d’espionnage ? »

Saeed al Ruwaished a raconté les mauvais traitements qu’ils ont endurés avec Ahmed Bawazeer. Les poignets enchaînés, ils ont été suspendus au plafond pendant des heures d’affilée, parfois pendant toute une nuit. Ils ont été roués de coups de pied et de poing, y compris dans les parties génitales, frappés à coups de chaussures, menacés de viol et insultés. Amnesty International a pu consulter des rapports médicaux qui confirment au moins l’une des graves blessures résultant des coups infligés.

« Ils ne nous laissaient pas dormir et nous frappaient sans cesse… Ils m’interrogeaient de 15 heures jusqu’à 16 ou 17 heures le lendemain. Et ce pendant plusieurs jours d’affilée. À chaque interrogatoire, j’étais torturé et frappé. Ils me demandaient : « Tu es avec la coalition arabe ? Tu recrutes des combattants pour la coalition ? Tu fais partie d’un réseau d’espionnage ? »

D’après son père, Asmaa al Omeissy a également été passée à tabac, et une policière lui a notamment infligé des coups de poing et de baguette.

Lorsque les familles des accusés ont pu entrer en contact avec eux, ils leur ont demandé d’envoyer de l’argent pour couvrir les frais d’incarcération, y compris de nourriture. Cependant, des gardiens et des intermédiaires houthis ont racketté à plusieurs reprises les détenus, empochant la moitié des sommes envoyées par leurs familles. Celles-ci n’ont pas été autorisées à apporter des affaires, comme des couvertures et des vêtements. L’un des accusés a porté les mêmes sous-vêtements pendant huit mois.

Ahmed Bawazeer est aujourd’hui atteint d’une grave maladie hépatique, alors qu’il était en bonne santé et en forme avant d’être arrêté. Au bout de huit mois, sa famille a enfin trouvé le courage pour faire le voyage depuis le sud et lui rendre visite, et a déboursé une petite fortune en soins et en médicaments. Elle a même dû payer pour la voiture qui l’a conduit à l’hôpital, où il a reçu des soins, escorté par six gardiens.

Ahmed Bawazeer et Matir al Omeissy, tombés malades en détention, ont finalement été libérés sous caution en juin 2017 pour raisons médicales. Saeed al Ruwaished a pu être libéré le même mois en versant une forte caution. Les trois hommes se sont ensuite rendus dans des régions du Yémen qui ne sont pas contrôlées par les Houthis.

Le 30 janvier, le verdict a été prononcé contre les trois accusés par contumace. Asmaa al Omeissy, toujours en détention, était la seule présente au tribunal. Âgée de 22 ans, mère de deux enfants, elle a été condamnée dans une autre affaire à recevoir 100 coups de fouet pour « atteinte à la pudeur », parce qu’elle circulait à bord d’une voiture avec les autres accusés, des hommes. Son père a été condamné à 15 ans de prison pour avoir semble-t-il favorisé cette situation. Un avocat a interjeté appel au nom d’Asmaa al Omeissy.

« Ce n’est pas la première fois que la Cour pénale spéciale du Yémen, qui ne respecte pas les garanties nécessaires d’indépendance et de procédure régulière, prononce des condamnations à mort à l’issue de procès iniques. Nous nous opposons à la peine de mort en toutes circonstances, car c’est un châtiment cruel par nature, a déclaré Rawya Rageh.

« Condamner quelqu’un à mort à l’issue d’une procédure manifestement entachée d’irrégularités bafoue clairement le droit international. Ces sentences doivent être annulées sans délai. »

Des militants et des proches d’Asmaa al Omeissy s’inquiètent de ses conditions de détention. Selon SAM Organization for Rights and Liberties, organisation de défense des droits humains basée à Genève, des centaines de femmes détenues dans les prisons houthies sont soumises à la torture et à l’humiliation, y compris au travail forcé.

Complément d’information

D’après des militants et des avocats yéménites, il s’agit de la première condamnation à mort prononcée contre une femme dans une affaire liée à la « sécurité d’État ». Elle est notamment accusée d’avoir « aidé un pays étranger en guerre avec le Yémen », ce qui fait référence aux Émirats arabes unis, qui font partie de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite active dans le conflit.

Amnesty International s’est entretenue avec deux des accusés, ainsi qu’avec des avocats et des défenseurs des droits humains qui suivent l’affaire. Elle a également examiné les documents judiciaires et les dossiers médicaux.

En janvier, Hamid Haydara, membre de la minorité baha’ie au Yémen, a été condamné à mort par la Cour pénale spéciale de Sanaa à l’issue d’un procès inique. Cet homme est un prisonnier d’opinion, qui a été jugé en raison de ses convictions et des activités pacifiques qu’il mène en tant que membre de la communauté baha’ie.

Le groupe armé houthi contrôle de vastes zones du Yémen depuis fin 2014. En partenariat avec les forces fidèles à l’ancien président déchu Ali Abdullah Saleh et des agences de renseignement et de sûreté de l’Etat, le groupe soumet ses opposants à des arrestations et détentions arbitraires, et inflige aux détenus des disparitions forcées, des actes de torture et d’autres mauvais traitements. La répression houthie s’est intensifiée lorsque la coalition dirigée par l’Arabie saoudite a débuté sa campagne de frappes aériennes en mars 2015.

En tant que gouvernement de facto qui contrôle la capitale et d’autres régions du pays, ainsi que ses institutions, les Houthis sont tenus de respecter les droits fondamentaux des personnes placées sous leur autorité. Toutes les parties au conflit, y compris les groupes armés indépendants de l’État, ont l’obligation de respecter les règles du droit international humanitaire.

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