Les disparitions forcées dans lesquelles sont impliqués des agents de l’État et les disparitions auxquelles se livrent des agents non étatiques demeurent une pratique courante au Mexique. De plus, les responsables bénéficient généralement d’une impunité quasi totale dans le pays. Selon les statistiques du gouvernement fédéral, on dénombre actuellement au moins 40 000 cas de personnes disparues au Mexique, mais ces chiffres officiels ne permettent pas de distinguer les cas de disparition forcée des cas de disparitions imputables à des agents non étatiques. Conformément à ses obligations internationales [1], le Mexique a prévu dans sa législation que le crime de disparition forcée est imprescriptible [2].
La récente décision judiciaire rendue par un tribunal fédéral de la ville de Mexico dans l’affaire concernant Edmundo Reyes Amaya et Gabriel Alberto Cruz Sánchez se fonde sur la reconnaissance du fait que la disparition forcée constitue une violation grave des droits humains qui affecte une pluralité de droits de la victime et dont les effets se prolongent dans le temps [3]. Cette décision réaffirme que la disparition forcée a un caractère permanent et qu’elle se poursuit jusqu’à ce que le sort de la victime ait été établi.
Cette décision rappelle que les disparitions de personnes sont un phénomène généralisé au Mexique, qui s’est amplifié dans le contexte de la stratégie de sécurité publique militarisée et du taux élevé d’impunité dans le pays. Elle réitère les inquiétudes exprimées par la Commission interaméricaine des droits de l’homme concernant « la participation des forces armées à des tâches professionnelles qui, de par leur nature, incombent exclusivement aux forces de police » [4], inquiétudes dont Amnesty s’est fait l’écho à plusieurs reprises. De la même manière, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a établi que « le maintien de l’ordre public interne et la sécurité des citoyens doivent être réservés avant tout au corps de la police civile », et que la participation des forces armées à ces tâches doit être clairement exceptionnelle et soumise à une règlementation stricte [5].
Dans sa décision, la juge du tribunal fédéral a repoussé les arguments des diverses autorités qui objectaient que la disparition forcée d’Edmundo Reyes Amaya et de Gabriel Alberto Cruz Sánchez n’était pas prouvée, considérant que, dans ce type de cas, généralement les responsables cachent ou suppriment les preuves, et que la charge de la preuve est inversée et c’est à l’État qu’il revient de prouver qu’il n’y a pas eu de disparition forcée. De plus, cette décision, qui cite l’affaire Blake c. Guatemala [6], rappelle qu’il suffit de disposer d’indices laissant supposer la disparition d’une personne pour qu’une demande de protection qu’implique la procédure d’amparo puisse être faite, étant donné que pour ce type de violation le niveau de preuve est abaissé en faveur des victimes.
Il faut souligner que les États ont l’obligation d’enquêter avec diligence sur les faits susceptibles de constituer des crimes de droit international ou des violations des droits humains. Or, la décision indique que dans cette affaire l’enquête a été insuffisante, notamment car sa durée – plus de 11 ans – n’est pas raisonnable, il n’y a même pas eu de programme d’enquête concret, les enquêteurs n’ont pas recueilli de preuves pertinentes, et l’enquête ne s’est pas intéressée aux chefs militaires qui auraient pu avoir connaissance de ces faits ou en être responsables.
D’autre part, la juge a ordonné au procureur général de la République d’enquêter avec diligence sur la disparition d’Edmundo Reyes Amaya et de Gabriel Alberto Cruz Sánchez et, à cette fin, de produire un programme d’enquête. Elle a aussi précisé dans sa décision que cette enquête devra comprendre des entretiens avec les chefs militaires qui pourraient avoir eu connaissance de cette affaire, et que les équipes d’enquêteurs devront pouvoir avoir accès aux installations militaires qu’il sera utile d’inspecter.
Cette décision précise également que doit être créée pour cette affaire une commission spéciale de recherche, qui constituera un outil supplémentaire pour atteindre les objectifs de l’enquête. Il s’agit d’une mesure similaire à celle qui a été requise dans une autre procédure d’amparo, en juin 2018, concernant l’enquête sur la disparition forcée de 43 étudiants de l’école normale rurale Raúl Isidro Burgos « Ayotzinapa » [7].
La juge a également ordonné d’autres mesures adéquates pour l’indemnisation du préjudice subi, telles que l’inscription des personnes disparues au registre national des personnes disparues ou perdues, et l’inscription de leurs proches, reconnus comme étant des victimes indirectes dans cette affaire, au registre national des victimes.
Pour finir, la juge a estimé que la décision d’amparo ne pourra pas être considérée comme exécutée tant qu’une enquête efficace n’aura pas été menée sur les faits épuisant toutes les possibilités de retrouver la trace des victimes ou de déterminer le sort qui leur a été réservé. Cette disposition est conforme aux obligations de l’État mexicain car, comme l’a indiqué la Cour interaméricaine, la violation des droits humains qu’implique une disparition forcée « commence avec la privation de liberté subie par la ou les victime·s et se poursuit tant que l’on n’a pas retrouvé la trace de la victime ou, le cas échéant, tant que ses restes n’ont pas été identifiés de manière fiable » [8].