Conflit dans le Haut-Karabakh : les personnes âgées touchées de manière disproportionnée

Le conflit opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan au sujet du territoire du Haut-Karabakh s’est traduit par des décennies de souffrance pour les personnes âgées, écrit Amnesty International dans deux nouveaux rapports rendus publics mardi 17 mai.

Dans le cadre de ce conflit - qui s’est d’abord joué entre 1988 et 1994, puis a connu une reprise fin 2020 -, des personnes âgées ont été victimes d’homicides illégaux, d’actes de torture et de déplacement forcés ; ces violations marquent leurs vies depuis lors.

Un rapport, intitulé Last to Flee : Older People’s Experience of War Crimes and Displacement in the Nagorno-Karabakh Conflict, montre que les personnes âgées d’origine arménienne ont été disproportionnellement victimes de violences lors du récent conflit, notamment de crimes de guerre tels que des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements, alors qu’ils se trouvaient en détention sous la responsabilité des autorités azerbaïdjanaises.

Le second rapport, ‘Life in a Box’ : Older People’s Experiences of Displacement and Prospects for Return in Azerbaijan, décrit les souffrances d’Azerbaïdjanais·e·s âgés ayant été forcés à quitter leur domicile dans le Haut-Karabakh et dans sept autres districts voisins lors du premier conflit.

« Le conflit dans le Haut-Karabakh illustre les dangers spécifiques pesant sur les personnes âgées lors des conflits armés. Souvent les dernières à fuir, elles subissent aussi les retombées de la guerre pendant des décennies », a déclaré Laura Mills, spécialiste des personnes âgées dans l’équipe de réaction à la crise d’Amnesty International.

« En Arménie comme en Azerbaïdjan, les personnes âgées ont éprouvé des difficultés à reconstruire leur vie après avoir été déplacées - et pourtant la perte de leur indépendance et le non-respect de leur dignité sont vus comme inévitables ou sans importance.

« Les tensions restent fortes - et de nouveaux affrontements sont encore possibles -, et les autorités arméniennes et azerbaïdjanaises doivent accorder une priorité élevée à la protection des personnes âgées, et garantir que leurs droits fondamentaux, notamment les droits au logement et à la santé, soient protégés. »

Les derniers à fuir

Lorsque des combats ont éclaté dans le Haut-Karabakh en septembre 2020, les personnes âgées d’ascendance arménienne ont presque invariablement été les dernières à fuir leur domicile, et ont de ce fait été touchées par les violences de manière disproportionnée.

Dès le début du conflit, les hommes âgés de 18 à 55 ans ont, comme on pouvait s’y attendre, été mobilisés pour se battre ou soutenir l’effort de guerre comme bénévoles. Lorsque les forces azerbaïdjanaises ont avancé vers les villages et villes de la population d’origine arménienne, les seules personnes qui se trouvaient encore sur place étaient souvent des personnes âgées, en particulier des hommes.

Un grand nombre de personnes âgées ont rencontré des obstacles alors qu’elles tentaient de s’enfuir. Handicaps physiques et problèmes de santé ont rendu la fuite de certaines d’entre elles difficile. Dans d’autres cas, quelques personnes âgées souffrant de handicaps psychosociaux ou de démence ont éprouvé des difficultés à comprendre la nécessité ou l’urgence de la fuite. D’autres ont choisi de ne pas partir en raison de leur attachement fort à leur foyer, ou étaient réticentes à abandonner leurs terres ou leur bétail.

Des personnes âgées ayant fui leur domicile à ce moment-là languissent en déplacement depuis des années. Elles ont parlé du manque d’accès à des logements adéquats et de la perte de leurs moyens d’existence, qui accroissent encore davantage leur sentiment d’impuissance et d’isolement. Elles souffrent aussi en raison d’une pénurie extrême de services de santé mentale et de soutien psychosocial.

Chez les personnes d’origine arménienne, plus de la moitié des décès recensés chez les civil·e·s concernaient des personnes âgées. Un grand nombre des personnes interrogées ont dit à Amnesty International que les forces azerbaïdjanaises ont procédé à des exécutions extrajudiciaires. Elles ont décrit des cas où les victimes ont été décapitées ou tuées à bout portant, ce qui constitue des homicides intentionnels, qui sont des crimes de guerre. Certaines semblaient avoir été torturées avant leur mort, et d’autres corps avaient été mutilés post-mortem.

Amnesty International a été capable de confirmer un grand nombre de ces cas grâce aux propos de témoins et de proches, ainsi qu’en examinant et en vérifiant la validité de certificats de décès, d’examens médicolégaux officiels effectués par les autorités arméniennes, et de vidéos partagées sur les réseaux sociaux.

Slavik Galstyan, 68 ans, qui vivait avec sa famille dans le village de Mets Tagher et présentait un handicap psychosocial, n’a pas voulu quitter son domicile en octobre 2020. Son corps a été retrouvé plus de deux mois plus tard. Un certificat de décès délivré par les autorités arméniennes a conclu que sa mort a résulté de pertes sanguines traumatiques dues à des blessures par balle au torse, à l’estomac et à d’autres organes internes.

Son fils, Ashot, l’a identifié à la morgue et a dit que le corps de son père semblait avoir été mutilé. Ashot a déclaré à Amnesty International : « Il avait la tête écrasée. C’était comme si tous les os de son corps avaient été brisés. Il ressemblait à un morceau de viande. »

Sedrak Petrosyan, 90 ans, a été roué de coups, de pied notamment, alors qu’il se trouvait en captivité, et son fils de 56 ans a disparu après avoir été placé en détention par les autorités azerbaïdjanaises. Il a déclaré : « Je veux mourir. Je voulais mourir en prison mais il se trouve que j’ai survécu. »

D’autres personnes interrogées ont évoqué des passages à tabac, d’autres formes de violences physiques - et, dans un cas, un simulacre d’exécution -, ainsi que d’autres mauvais traitements. Les hommes âgés semblent avoir été pris pour cible parce que les soldats azerbaïdjanais pensaient qu’ils avaient participé à l’effort de guerre arménien durant les années 90.

« Le gouvernement azerbaïdjanais doit veiller à ce que les membres des forces armées responsables des crimes de guerre perpétrés - notamment les homicides intentionnels, la torture et autres traitements inhumains, ou les disparitions forcées - soient poursuivis dans le cadre de procès équitables », a déclaré Laura Mills.

« Si les déplacements peuvent être dévastateurs pour tout le monde, ils présentent des difficultés particulières pour les personnes âgés. Le gouvernement arménien et les autorités de facto du Haut-Karabakh doivent en faire plus pour garantir que les personnes âgées soient en mesure de reconstruire leur vie sur une base d’égalité avec les autres. Ils doivent aussi revoir leur approche humanitaire, afin de garantir que les personnes âgées reçoivent le soutien dont elles ont vraiment besoin. »

« Vivre dans une boîte »

Lors du conflit initial au sujet du Haut-Karabakh, de 1988 à 1994, plus d’un demi-million de civil·e·s azéris de la région et de sept autres districts voisins ont été déplacés de force. De nombreux civil·e·s, notamment des Azéri·e·s âgés, ont été illégalement exécutés et soumis à d’autres formes de violence. Les personnes déplacées vivent dans d’autres régions de l’Azerbaïdjan depuis lors.

Pendant des décennies, un grand nombre d’entre elles ont vécu dans des camps de tentes surpeuplés, des dortoirs et des écoles, ou des wagons de chemins de fer, des cabanes ou des immeubles abandonnés. Elles ont partagé des toilettes et des douches avec des dizaines de personnes, et ont parfois vécu sans électricité, chauffage, ni eau courante. Elles ont eu des difficultés à subvenir à leurs besoins de base, ou à s’acheter de la nourriture et des médicaments.

En 2020, l’Azerbaïdjan a repris possession d’une grande partie du territoire perdu lors du conflit initial, et la réinstallation potentielle de centaines de milliers de personnes déplacées est prévue. Ce projet risque cependant de se heurter à des obstacles considérables : les forces arméniennes ont posé des mines antipersonnel à très grande échelle, et ont aussi commis et supervisé des destructions et des confiscations massives de biens immobiliers.

De nombreuses personnes âgées ont fait part de leurs inquiétudes à l’idée de retourner de manière permanente dans leur région d’origine. Mehriban M*, 72 ans, a déclaré à Amnesty International : « Vivre près d’Arménien·ne·s m’inspire de grandes craintes en matière de sécurité. Il y a beaucoup de traumatismes entre nos deux nations. Je connais beaucoup de gens qui ont été tués. »

Malgré des avancées de taille ces dernières années, il est estimé que quelque 100 000 personnes déplacées continuent à vivre dans des conditions difficiles dans des logements informels en Azerbaïdjan. Ces résidences sont surpeuplées et souvent physiquement difficiles d’accès, ce qui signifie que les personnes âgées sont obligées de dépendre de l’assistance de parents ou d’autres personnes même si elles souhaitent simplement quitter leur domicile.

Manzar A*, une femme déplacée de 81 ans, qui vit dans un dortoir, a déclaré à Amnesty International : « C’est comme une prison ici, il n’y a pas d’air [...] Je ne peux pas descendre pour acheter à manger. Je ne peux pas sortir. S’il le faut vraiment, je dois demander à des gens de m’aider. »

Amnesty International a également parlé à des personnes âgées qui ont déclaré qu’elles n’avaient quasiment pas d’opportunités professionnelles, ou se sentaient exclues des conversations sur les réinstallations.

Famil M*, 71 ans, a déclaré : « Actuellement, je ne fais rien d’autre qu’attendre [...] Soixante-dix ans ce n’est rien, je ne me sens pas vieux et je suis en pleine forme. Mais toutes les entreprises me disent que je suis trop âgé. »

Malik C*, 67 ans, a déclaré : « J’ai l’impression que mon opinion n’est pas entendue parce que je ne participe plus à rien maintenant. En tant que retraité, je passe la plupart de mes journées dans le jardin. Personne ne connaît [mon village] mieux que moi, mais la stratégie est élaborée par des gens de Bakou. »

Amnesty International demande au gouvernement azerbaïdjanais de veiller à ce que tout processus de retour respecte pleinement les droits et besoins de personnes âgées très diverses, parmi lesquelles des femmes ainsi que des personnes handicapées, et à ce que toutes les personnes âgées soient véritablement associées aux décisions liées aux retours et reçoivent des informations qui soient transparentes et accessibles, afin qu’elles puissent prendre des décisions éclairées et volontaires.

« Toutes les personnes déplacées ont le droit de retourner chez elles dans la dignité et en toute sécurité, et les risques concernant spécifiquement les personnes âgées doivent être pris en considération. Les autorités azerbaïdjanaises doivent garantir qu’elles aient accès à des logements adaptés et puissent gagner leur vie sur la base d’une égalité avec les autres », a déclaré Laura Mills.

« La destruction de biens de caractère civil et la saisie de biens immobiliers civils par les forces arméniennes, ainsi que leur large utilisation de mines terrestres, violent le droit international humanitaire. Non seulement ces violations continuent à compromettre le droit au retour des personnes déplacées, mais elles représentent aussi un obstacle sérieux aux efforts de l’Azerbaïdjan visant à réinstaller les populations déplacées dans les régions touchées par le conflit. »

Méthodologie et informations complémentaires

Pour ce rapport, intitulé Last to Flee : Older People’s Experience of War Crimes and Displacement in the Nagorno-Karabakh Conflict, Amnesty International a recueilli les propos de 69 personnes, et notamment de 42 personnes âgées (22 femmes et 20 hommes, âgés de 60 à 90 ans). L’organisation a choisi un groupe représentatif de la diversité de cette population, en termes d’âge, de genre et de handicaps.

Pour le rapport intitulé « Life in a Box » : Older People’s Experiences of Displacement and Prospects for Return in Azerbaijan, Amnesty International s’est entretenue avec 40 personnes âgées déplacées - 23 hommes et 17 femmes - qui avaient de 58 à 88 ans.

Le droit international ne donne aucune définition spécifique de ce qu’est une personne âgée. Si l’âge chronologique est souvent utilisé comme référence, cela ne pas toujours de savoir si une personne est exposée à des risques généralement associés au grand âge. Face à cette question, Amnesty International privilégie une démarche adaptée au contexte, comme le préconise le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies.

Amnesty International ne se prononce pas sur le conflit relatif au territoire du Haut-Karabakh, mais souligne que toutes les personnes déplacées ont le droit de retourner chez elles dans la dignité et en toute sécurité.

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