Turquie : les salariés du public victimes de la purge toujours en attente de justice 

Plus de deux ans après avoir été licenciés arbitrairement, près de 130 000 salariés turcs du secteur public sont toujours en attente de justice et dans l’incertitude quant à leur avenir, indique Amnesty International dans un rapport rendu public jeudi 25 octobre. 

Ce document, intitulé Purged beyond return ? No remedy for Turkey’s dismissed public sector workers, révèle que des médecins, des policiers, des enseignants, des universitaires et des dizaines de milliers d’autres salariés du secteur public démis de leurs fonctions après avoir été accusés de « liens avec des groupes terroristes » n’ont pas encore été réintégrés ni indemnisés, tandis que la commission créée pour réexaminer les décisions de licenciement est inadaptée aux besoins. 

«  Qualifiées de “terroristes” et privées de leur source de revenus, des dizaines de milliers de personnes dont la vie professionnelle et familiale a été détruite attendent toujours d’obtenir justice, a déclaré Andrew Gardner, directeur des recherches et de la stratégie sur la Turquie à Amnesty International. 

« Malgré la nature clairement arbitraire de ces licenciements, la commission chargée de réexaminer les décisions ne respecte pas les normes internationales et ne fait qu’entériner les décisions initiales entachées d’irrégularités. Le processus dans son ensemble est un affront honteux à la justice. » 

Pendant l’état d’urgence qui a fait suite à la tentative de coup d’État de 2016 en Turquie, près de 130 000 salariés turcs du secteur public ont été licenciés arbitrairement par décret.

Des activités anodines – et à l’époque totalement légales – ont été invoquées par la Commission pour justifier rétroactivement les licenciements et les décisions d’interdire définitivement à ces personnes de travailler dans le secteur public ou même dans leur profession. Des actions telles que le dépôt d’argent dans une certaine banque, l’appartenance à certains syndicats ou le téléchargement d’une application de smartphone particulière ont été retenues comme preuves de « liens » avec des groupes « terroristes » interdits, sans aucun autre élément mettant en évidence ces liens ni la moindre preuve d’actes répréhensibles. 

En janvier 2017, à l’issue de pressions politiques de plus en plus fortes, le gouvernement turc a créé une commission d’enquête relative à l’état d’urgence (la Commission) pour réexaminer les décisions de licenciement prises par décret. Sur environ 125 000 demandes déposées par des personnes licenciées, la Commission n’avait statué que dans 36 000 cas au 5 octobre 2018. Parmi ceux-ci, les décisions d’origine ont été annulées dans moins de 7 % (2 300) des cas.  

Le rapport d’Amnesty International, pour lequel l’organisation a étudié les procédures de la Commission et 109 de ses décisions et s’est entretenue avec 21 personnes licenciées et leurs familles, montre que la Commission ne vise pas à offrir un recours effectif. Elle est entachée par un manque d’indépendance institutionnelle, de longs délais d’attente, l’absence de garanties permettant aux personnes de réfuter réellement les allégations, et la faiblesse des éléments invoqués dans les décisions confirmant les licenciements.  

Un enseignant dont le recours contre son licenciement pour avoir déposé de l’argent chez Bank Asya, contrôlée par l’État à l’époque, a été rejeté par la Commission, a déclaré à Amnesty International : « Ils nous ont renvoyés sans raison et maintenant ils essaient de trouver des excuses pour nos licenciements. »

Parmi les décisions examinées par Amnesty International, les demandeurs ont dû attendre que la Commission statue, dans le meilleur des cas, plus de sept mois après leur licenciement, et dans le pire, 21 mois. Cependant, l’immense majorité des demandeurs attendent toujours une réponse, souvent depuis plus de deux ans.  

Les personnes qui déposent une demande auprès de la Commission se retrouvent dans une situation kafkaïenne. Au moment de leur licenciement, les salariés du secteur public ne se sont vu fournir d’autre raison pour celui-ci qu’une justification généralisée selon laquelle on avait estimé qu’ils avaient des « liens avec des organisations terroristes ».  

Sans savoir les accusations précises dont elles font l’objet ni les éléments retenus contre elles, les personnes déposant un recours doivent faire des suppositions quant aux motifs de rupture de leur contrat, si bien qu’il leur est difficile de réfuter ces allégations et de contester efficacement les décisions. 

L’épouse d’un fonctionnaire licencié a déclaré à Amnesty International : «  Les motifs du licenciement n’ont pas été communiqués et nous n’avons pas eu la moindre chance de le contester efficacement. Nous avons formé un recours sans savoir exactement ce que nous contestions.  »  

En outre, certaines décisions de la Commission ne contenaient pas assez d’informations sur les éléments l’ayant conduite à conclure que le demandeur avait des liens avec des groupes interdits, si bien qu’il était aussi extrêmement difficile pour les salariés du secteur public dont le recours avait été rejeté de contester ensuite la décision devant les juridictions administratives. 

Ceux qui ont la chance d’être rétablis dans leurs fonctions se retrouvent souvent dans une situation matérielle moins bonne qu’avant leur licenciement injustifié.   

Un fonctionnaire réintégré a déclaré à Amnesty International : «  Nous avons été privés de notre droit de demander une indemnisation devant les tribunaux. Nous avons traversé de nombreuses difficultés quand je n’avais plus de travail. Ma femme est toujours en thérapie à cause du traumatisme psychologique qu’elle a subi.  » 

Malgré les violations évidentes du droit international, le gouvernement persiste dans sa stratégie hautement préjudiciable. L’état d’urgence a pris fin en Turquie, mais une nouvelle loi a été adoptée en juillet 2018 pour autoriser pendant trois ans supplémentaires les licenciements sans préavis de salariés du secteur public soupçonnés d’avoir des liens avec des organisations « terroristes » ou d’autres groupes constituant une menace pour la sécurité nationale. 

Un universitaire licencié après avoir signé une pétition a déclaré à Amnesty International : « En Turquie, l’appareil judiciaire est sous la coupe des responsables politiques. Il évolue en fonction du climat politique. »

« Plus de deux ans après les premiers licenciements, des dizaines de milliers de salariés du secteur public vivent dans l’incertitude en l’absence d’un recours effectif. Au lieu de leur fournir un mécanisme pour obtenir justice, la Commission n’a fait que remuer le couteau dans leurs plaies, a déclaré Andrew Gardner. 

« S’il existe des soupçons raisonnables d’acte répréhensible, de faute professionnelle ou d’infraction pénale, les personnes concernées doivent être démises de leurs fonctions par le biais d’une procédure disciplinaire régulière. En revanche, les autorités doivent réintégrer tous les salariés du secteur public licenciés sans préavis par décret et les indemniser pour les préjudices subis, notamment la perte de revenus et l’impact psychologique dévastateur que ces licenciements ont eu sur leur vie. » 

Complément d’information

La Turquie est partie à la Convention 158 de l’Organisation internationale du travail, qui protège des licenciements arbitraires sans procédure régulière. Entre autres protections, ce texte interdit de licencier des salariés sans qu’il existe un motif valable lié à leur aptitude ou leur conduite dans leur travail, ni « avant qu’on ne [leur] ait offert la possibilité de se défendre contre les allégations formulées ».  

Les procédures concernant ces licenciements, surtout en l’absence de possibilité de recours équitable et efficace, menacent le droit à un procès équitable dans le cadre d’une procédure de droit commun, garanti par l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et les articles 14 et 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). 

En n’offrant pas de moyen efficace aux personnes dont les droits sont bafoués d’obtenir réparation pour ces violations, la Turquie manque également à son obligation de veiller au respect du droit à un recours utile, prévu par l’article 2-3 du PIDCP et l’article 13 de la CEDH.  

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