Le système Schengen exclut les défenseur·es des droits humains

Le système de délivrance de visas dans l’espace Schengen européen a tout d’une course d’obstacles pour les défenseur·e·s des droits humains de différentes régions du monde, empêchant bon nombre d’entre eux de participer à des forums majeurs de prise de décision, notamment en Belgique. Ces obstacles sont contraires aux droits et aux valeurs que les États Schengen affirment défendre, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport publié le 30 octobre 2025.

Ce document, intitulé Closing the door ? How visa policies in Europe’s Schengen area fail human rights defenders, expose les nombreuses difficultés auxquelles sont confrontés les militant·e·s de 104 pays soumis à des restrictions en matière de visas, principalement en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, lorsqu’ils tentent d’obtenir des visas de court séjour pour se rendre dans l’espace Schengen afin de mener des actions de plaidoyer, de créer des réseaux ou de s’accorder un répit face aux risques encourus en raison de leur travail.

Ces défenseur·e·s des droits humains sont pour la plupart racisés, en tant que personnes noires, asiatiques et/ou musulmanes, et les répercussions négatives sur leur mobilité équivaut à une discrimination indirecte, selon l’analyse d’Amnesty International.

« Du fait des difficultés à obtenir des visas Schengen, les voix et les témoignages des défenseur·e·s des droits fondamentaux des pays du Sud sont exclus des forums où sont pourtant prises des décisions qui affectent profondément leurs vies, a déclaré Erika Guevara Rosas, directrice générale de la recherche, du plaidoyer, de la politique et des campagnes à Amnesty International.

« Les États Schengen ont le droit de décider qui entre sur leur territoire, mais les répercussions de leur système de visa sur les défenseur·e·s des droits humains de 104 pays illustrent un décalage flagrant entre ce à quoi ils se sont engagés, à travers leurs lignes directrices et autres instruments visant à protéger les défenseur·e·s, et ce qu’ils font réellement.

« Il est indispensable de garantir aux défenseur·e·s des droits humains l’accès à des visas Schengen de court séjour par le biais d’une procédure fiable, prévisible, transparente et rapide afin qu’ils puissent exercer leur droit de défendre les droits d’autrui sans discrimination. »

Les obstacles à l’obtention de visas de court séjour

Le Code des visas de l’Union européenne (UE), instrument législatif régissant les visas Schengen de court séjour, permet d’accepter au cas par cas les demandes de visa qui ne remplissent pas toutes les conditions requises. Cependant, les personnes chargées de recevoir et traiter les demandes, dont les prestataires de services externes, semblent souvent ignorer l’existence de cette souplesse, ce qui est source de nombreux blocages ; des demandes sont parfois rejetées avant même d’atteindre le stade de la prise de décision.

L’un des premiers obstacles à l’obtention d’un visa Schengen concerne le fait de savoir où déposer la demande. De nombreux États Schengen n’ont pas de représentation diplomatique ni d’accord avec chacun des pays soumis à des restrictions en matière de visas. Aussi, les défenseur·e·s des droits humains peuvent-ils être amenés à se rendre dans un autre pays pour déposer leur demande : ce déplacement peut s’avérer prohibitif en termes de coût ou présenter un risque pour leur sécurité.

Une délégation d’activistes originaires de Guinée qui devait participer à un événement organisé par une ONG internationale en août 2023 à Bruxelles, en Belgique, a été contrainte d’explorer différentes voies pour obtenir un visa. L’ambassade de Belgique la plus proche se trouvant en Côte d’Ivoire, la délégation a entrepris de déposer sa demande auprès de l’ambassade de France à Conakry, en Guinée, afin d’éviter de devoir quitter le pays. Face à l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous, les activistes ont décidé de déposer leur demande auprès de l’ambassade d’Allemagne. Ayant finalement obtenu leur visa, les membres de la délégation ont dû se rendre d’abord en Allemagne, puis en Belgique, afin de respecter les conditions dudit visa.

Autres difficultés que les défenseur·e·s doivent surmonter pour se rendre dans les pays de l’espace Schengen : le délai pour obtenir un rendez-vous et attendre une décision, ainsi que la durée de validité des visas. Dans certains cas, ils sont délivrés trop tard ou pour une période si courte qu’ils ne tiennent pas compte du temps nécessaire pour se rendre sur place et en revenir, ni d’éventuels retards de vols.

Une jeune défenseure des droits humains du Zimbabwe, invitée à un événement consacré à la jeunesse organisé par Amnesty International en Belgique, en août 2023, n’est pas parvenue à obtenir de rendez-vous à l’ambassade de Belgique, et ce, malgré les démarches entreprises environ deux mois avant la date du voyage prévue. Il est à noter que la date du premier rendez-vous disponible était postérieure à la date de l’événement. En vue de permettre à cette jeune activiste de participer à l’événement, Amnesty International a tenté d’obtenir un rendez-vous en Afrique du Sud, mais les délais d’attente se sont révélés tout aussi longs. La défenseure des droits humains n’a finalement pas pu se rendre à l’événement.

« Un autre exemple révoltant est celui du délégué d’une section africaine d’Amnesty International, qui devait assister l’Assemblée mondiale de notre organisation à La Hulpe, en août 2023, et qui a reçu son visa moins de trois heures avant le vol prévu, alors même qu’il avait fait sa demande plus d’un mois à l’avance, indique Carine Thibaut, directrice de la section belge francophone d’Amnesty International. La mésaventure fut encore plus cruelle et absurde pour une déléguée du Pakistan qui a pour sa part reçu son refus de visa deux jours après la fin de l’Assemblée mondiale, alors même qu’elle avait déposé sa demande le 12 juin. »

Par ailleurs, on demande bien souvent aux demandeurs et demandeuses de fournir une longue liste de pièces justificatives et généralement des preuves de leurs moyens financiers – situation professionnelle, bulletins de salaire ou titres de propriété notamment. Critères difficiles à remplir pour les militant·e·s, en particulier les plus marginalisés et discriminés.

Une jeune défenseure des droits humains originaire du Pakistan censée également participer à l’Assemblée mondiale d’Amnesty International à La Hulpe, en août 2023, s’est vu refuser son visa en raison des soi-disant insuffisances de la justification et des conditions du séjour souhaité. Il lui a également été signifié qu’elle ne disposait pas des moyens suffisants pour subvenir à ses besoins pendant son voyage. Ce refus a été prononcé malgré la présentation par la défenseure des droits humains d’une lettre de soutien d’Amnesty International, d’une preuve de financement du voyage, de copies de ses fiches de salaires et de celles de ses parents, ainsi que de relevés bancaires. Cette défenseure des droits humains avait du reste déjà obtenu un visa Schengen auparavant.

« Si jamais je devais introduire une nouvelle demande de visa, je ne sais pas ce que je pourrais faire de plus pour augmenter mes chances d’obtenir un visa ou pour satisfaire à toutes ces exigences. J’ai le sentiment d’avoir fourni plus de documents que ce qui était nécessaire ; des documents du reste bien organisés, avec des étiquettes et même du surlignage pour faciliter la lecture », a fait remarquer la jeune défenseure des droits humains.

Une autre défenseure des droits humains membre de la communauté dalit au Népal a déclaré à Amnesty International : « Ils demandent des relevés bancaires à ceux qui souhaitent se rendre dans un État de l’espace Schengen. Imaginez ce que cela signifie pour des gens qui vivent dans une situation où ils ne parviennent même pas à gagner leur vie au quotidien. Ceux qui souhaitent se mobiliser au niveau international ne disposent pas forcément de ces documents, car ce sont des défenseur·e·s des droits humains et la plupart de leurs actions sont menées à titre bénévole. »

Ces obstacles entraînent une discrimination indirecte à l’égard des défenseur·e·s des droits humains, car la politique en matière de visas Schengen a un impact disproportionné sur les demandeurs et demandeuses racisés. Si les règles en matière de visas ne mentionnent pas explicitement l’appartenance raciale ou ethnique comme motif de traitement différencié et semblent donc neutres dans ce domaine, il existe toutefois une forte corrélation entre la liste des pays soumis à des restrictions en matière de visas et des populations racisées – noires, asiatiques et/ou musulmanes.

Souplesse existante et avancées

En juin 2024, la Commission européenne a publié une version révisée du manuel sur les visas de l’UE : cet ensemble de lignes directrices explique comment appliquer le Code des visas et donne des exemples pratiques en vue de simplifier les demandes des défenseur·e·s des droits humains.

Saluant cette avancée, Amnesty International invite les pays de l’espace Schengen à veiller à ce que ce manuel révisé soit largement diffusé et pleinement mis en œuvre, en s’assurant que les agents chargés de délivrer des visas dans le monde entier, y compris les prestataires de services externes, soient parfaitement formés s’agissant de faciliter les déplacements des défenseur·e·s.

En outre, Amnesty International demande aux pays de l’espace Schengen de recueillir des données ventilées sur l’origine raciale et ethnique afin de mettre un terme à la discrimination au sein du système de délivrance des visas, et d’élaborer et d’appliquer une procédure simplifiée pour les défenseur·e·s des droits humains, s’appuyant sur un traitement accéléré des demandes. Enfin, les pays Schengen devraient délivrer plus fréquemment des visas de longue durée et à entrées multiples, car ce sont des outils de protection essentiels qui garantissent la possibilité de voyager en cas de besoin, sans passer à chaque fois par le même parcours du combattant bureaucratique.

Complément d’information

L’espace Schengen englobe 29 pays, dont la plupart sont membres de l’Union européenne (UE), ainsi que des pays non membres de l’UE, tels que la Suisse et la Norvège. Tous les pays Schengen sont tenus de respecter le Code communautaire des visas pour délivrer des visas Schengen de courte durée.

Amnesty International s’est entretenue avec 42 organisations internationales, basées dans l’espace Schengen comme dans des pays soumis à des restrictions en matière de visas, qui ont facilité les déplacements de centaines de défenseur·e·s des droits humains au fil des ans. Elle a également recueilli les témoignages de 32 défenseur·e·s ayant eux-mêmes fait l’expérience des procédures de visa.

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