Une décision capitale contre les ventes d’armes à des États voyous

Le 9 mars dernier, suite à la requête en extrême urgence introduite par la Coordination Nationale d’Action pour la Paix et la Démocratie, la Ligue des Droits Humains et Vredesactie, soutenue par Amnesty International, le Conseil d’État suspendait plusieurs licences d’exportation d’armes vers l’Arabie saoudite qu’Elio Di Rupo, le ministre-président de la Région wallonne, avait octroyées à trois entreprises (FN Herstal, Mecar et John Cockerill).

Pour mieux comprendre cette décision et les enjeux qu’elle représente, nous avons interrogé Maître Vincent Letellier, l’avocat des organisations.

Pourquoi la décision du Conseil d’Etat du 9 mars 2020 est aussi importante ?

Cette décision est importante par ce qu’elle réaffirme l’intérêt des ONG requérantes, à savoir la Ligue des droits humains (LDH), la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie (CNAPD) et Forum voor vredesactie, soutenues par Amnesty, à saisir le Conseil d’État en invoquant non seulement des irrégularité auxquelles elles ont un intérêt personnel (une atteinte à leur patrimoine, par exemple), mais également à invoquer des irrégularités qui lèsent l’intérêt collectif qu’elles poursuivent, à savoir la défense des droits humains.

Le Conseil d’État rappelle que ces ONG sont recevables à faire contrôler la légalité des motivations du ministre-président, lorsqu’il autorise l’exportation d’armes vers un État voyou. Quand on parle de motivations, il s’agit des justifications, de l’explication, qui doit se trouver dans la licence elle-même des raisons pour lesquelles le ministre-président qui prend la décision estime pouvoir autoriser l’exportation au regard des différents critères fixés par le décret wallon, qui reprend en réalité ceux qui sont fixés au niveau de l’Union européenne pour tous les États membres. Or ces critères imposent une appréciation du respect des droits humains et du droit humanitaire, notamment, par le pays destinataire.

Le Conseil d’État réaffirme que la délivrance d’une licence d’exportation d’armes sur la base d’une motivation déficiente en ce qui concerne le respect du droit humanitaire ou des droits de l’homme est de nature à léser l’intérêt collectif poursuivi par les ONG de défense des droits humains. Cette décision s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence initiée à l’occasion des recours introduit il y a dix ans contre des licences d’exportation d’armes vers la Libye. Elle démontre, une fois encore, que dans un Etat démocratique, la primauté du droit s’impose et que les multinationales et les Gouvernements ne sont pas au-dessus de la loi et qu’ils peuvent être « rappelés à l’ordre » par un juge, à l’initiative d’association de défense des droits de l’homme qui peuvent donc agir, et agir avec efficacité.

Quant à la portée de cette décision, elle fait interdiction aux bénéficiaires des licences octroyées sous la nouvelle législature de les mettre à exécution. Ces licences concernent des armes fabriquées par la FN Herstal, des munitions produites par MECAR mais également des tourelles et des canons destinés à équiper des véhicules blindés légers et leurs munitions produits par John Cockerill (anciennement CMI Defence) et destinés à être montés sur des blindés au Canada avant d’être acheminés en Arabie saoudite.

Ce ne sont pas moins de 17 licences qui sont suspendues. Celle qui autorise l’exportation de tourelles de char concerne un contrat portant sur 339 tourelles dont seules 39 auraient quitté le territoire sous couvert d’une licence qui avait fait l’objet d’un précédent recours. Sachant que la Région wallonne se classe dans le peloton de tête des pays européens qui exportent des armes vers l’Arabie saoudite, l’enjeu est loin d’être marginal.

Il est intéressant de relever que certaines de ces licences, dont celle qui concerne les tourelles, sont des licences de renouvellement, c’est-à-dire qu’elles concernent des contrats dont l’exécution s’inscrit sur plusieurs années. Nous avions déjà obtenu l’annulation des licences précédentes mais pas la suspension de l’exécution de celle qui concernait les tourelles, le Conseil d’État ayant jugé lors de ces premiers recours en 2018, qu’il n’y avait pas d’urgence à empêcher la sortie du matériel du territoire Belge parce que le Canada, où ces tourelles sont montées sur les véhicules, devait lui-même procéder à l’examen de l’admissibilité de la livraison à l’Arabie saoudite.

Dans sa décision du 9 mars, le Conseil d’État adopte une nouvelle approche, en considérant cette fois que l’urgence est établie malgré le fait qu’une des licences porte sur du matériel qui doit préalablement faire l’objet d’un assemblage au Canada avant d’être expédié en Arabie saoudite : dès lors que le ministre-président connaît la destination finale des armes en question, il est tenu de vérifier que cette exportation répond aux exigences du droit wallon et européen et ce d’autant plus qu’il n’est pas établi que le Canada disposerait d’une réglementation aussi stricte que celle dont s’est dotée l’Union européenne en matière de licences d’exportation d’armes.

Le ministre-président est ainsi directement responsable même si le matériel wallon doit d’abord transiter par un autre État, et même s’il doit y être intégré à des composants d’une autre entreprise (GDLS en l’occurrence).

Le 9 septembre 2019, le ministre-président Di Rupo avait déclaré « Nous voulons que tout le monde respecte le décret [du 21 juin 2012]. » La décision du Conseil d’État signifie-t-elle que le ministre-président a lui-même violé le décret ?

Le Ministre Président a largement justifié, dans la presse, sa décision de poursuivre la délivrance des licences à destination de la Garde royale et la Garde nationale, parce qu’il n’y avait pas d’arguments suffisants pour refuser celles-ci. Selon ses déclarations, notamment dans L’Echo, relayées dans les autres médias, les armes wallonnes seraient strictement destinées à protéger les membres de la famille royale (Garde nationale) et des sites religieux emblématiques ou à protéger le pays (Garde nationale) à l’intérieur des frontières saoudiennes. Elles n’auraient donc pas pour finalité à être utilisées au Yémen.

L’arrêt du Conseil d’Etat révèle qu’en réalité, le ministre-président était parfaitement informé de l’implication de la Garde nationale au Yémen, et en tout cas de l’ordre qui lui a été donné par le Roi d’Arabie saoudite d’intervenir dans la campagne au Yémen !

Le ministre-président Di Rupo était en possession d’avis défavorables de la Commission d’avis sur le respect des critères relatifs au respect des droits humains et du droit humanitaire international, à la situation régionale et quant au respect du droit international. On se demande d’ailleurs comment il pourrait en être autrement s’agissant de l’Arabie saoudite. Si ce pays passe le test des critères du décret, on se demande lequel échouerait ! Mais il est passé outre ces avis en emballant ses décisions dans une justification médiatique qui ne correspond pas à la réalité. Je pense qu’il a non seulement commis une illégalité – qui a été sanctionnée par le Conseil d’État – mais qu’il a également commis une faute politique en travestissant la réalité dans sa communication.

Certes, les avis de la Commission ne lient pas le Ministre Président. Ce ne sont que des avis et le Ministre Président peut s’en écarter, mais à condition d’exposer les raisons qui lui permettent d’estimer ne pas devoir suivre l’avis des experts qu’il a consulté. En l’espèce, la justification liée à la non implication des acheteurs : la Garde royale et la Garde nationale dans le conflit au Yémen est manifestement contraire à l’information dont il disposait. Quant à la situation en Arabie saoudite…

Pour être concret, la motivation de l’arrêt du Conseil d’État nous révèle (le dossier est tenu secret et nous n’y avons pas eu accès) que dans ses avis, la commission a pris en compte la situation désastreuse des droits humains en Arabie saoudite et notamment les condamnations à mort qui y sont pratiquées et qui concernent des militants, des activistes féministes, etc. Elle estime aussi que l’affaire Jamal Khashoggi témoigne d’une violation des droits humains et de l’intégrité des personnes, ainsi que de la liberté de la presse par les autorités de l’Etat en Arabie saoudite. Elle considère que la guerre au Yémen est à l’origine d’une situation humanitaire très difficile causant de nombreuses victimes parmi les populations civiles. Elle relève que, selon l’ONU, la guerre au Yémen provoque actuellement la pire crise humanitaire au monde et que, selon des rapports de l’ONU et de différentes organisations non gouvernementales, l’Arabie saoudite se rend coupable de crimes de guerre, à l’instar des autre belligérants. Plusieurs rapports d’experts de l’ONU font état d’une « multitude de crimes de guerre » par toutes les parties concernées depuis le début de la guerre. Selon ces rapports, la torture, les viols, les disparitions forcées, l’utilisation de la famine ou d’enfants-soldats ou autres événements pourraient entraîner des condamnations « pour crimes de guerre » par un « tribunal indépendant et compétent ». Elle considère également que les orientations prises par les autorités saoudiennes en ce qui concerne leurs relations avec les autres pays de la région ne contribuent pas à la stabilité régionale, comme notamment avec le Qatar et le Liban. Elle souligne aussi l’augmentation de la tension avec l’Iran et les risques de conflits entre ce dernier et les pays du Golfe dont l’Arabie saoudite. Malgré la signature en novembre 2019 d’un accord entre les séparatistes du sud, soutenus par les Émirats arabes unis, et les autorités du nord du Yémen, soutenues quant à elles par l’Arabie saoudite, elle maintient que, dans les conditions actuelles, le risque que les armes soient utilisées à des fins non désirées dans le cadre de la guerre au Yémen reste important en raison de l’implication de la Garde nationale dans le conflit.

L’arrêt du Conseil d’État nous informe également de ce que les avis de la Commission indiquent encore que la Garde nationale est une unité militaire qui ne fait pas partie de l’armée saoudienne et qui est destinée à la protection des frontières, des sites et des infrastructures stratégiques. Cette unité a été mise sous la direction du prince héritier Mohammed ben Salmane en novembre 2017 et elle n’est, en principe, pas destinée à des opérations militaires en dehors du pays. La Commission relève qu’elle est toutefois intervenue au Bahreïn, à la demande des autorités de ce pays, et en accord avec le Conseil de Coopération du Golfe, dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre et elle a été vue au Yémen, en 2018, conformément à l’ordre qui lui a été donné par le roi d’Arabie saoudite Salmane, en avril 2015, de prendre part à la campagne menée par l’Arabie saoudite au Yémen, en appui à la force aérienne et aux forces terrestres.

Ces avis ajoutent que si la Garde royale est une unité spéciale destinée à la protection de la maison royale, composée de bataillons basés à Riyad qui dépendent directement du roi d’Arabie saoudite, des véhicules canadiens de la firme GDLS, en principe destinés à cette unité, ont été aperçus au Yémen dans la province de Hajjah et le matériel fourni par CMI Defence monté sur des véhicules 8x8 (LAV) de GDLS, pourraient dès lors être utilisés au Yémen.

Les justifications données par le ministre-président ne correspondent donc pas à ce qu’il sait de la situation.

Le Conseil d’État sanctionne l’appréciation (qui n’a pas été) faite du risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires dont l’exportation est autorisée servent à commettre des violations graves du droit humanitaire international au Yémen.

Avec cet arrêt du 9 mars, le ministre-président a-t-il encore la possibilité d’autoriser des exportations d’armes vers l’Arabie saoudite ?

Il pourrait le faire. Mais à condition de pouvoir opposer des arguments sérieux et crédibles en réponse aux avis de la Commission et donc, tout d’abord, en apportant un contredit à l’affirmation figurant dans les avis de la Commission selon laquelle le roi d’Arabie saoudite aurait donné l’ordre à la Garde nationale d’intervenir au Yémen. Il devra également expliquer pourquoi il considère qu’il n’y a pas de risque que des armes destinées à la Garde nationale tombent entre les mains de rebelles houtistes lors d’attaques contre des avant-postes, comme cela est déjà arrivé par le passé. Il devrait enfin expliquer pourquoi il considère que les éléments apportés par la Commission d’avis au sujet de l’utilisation au Yémen de matériel similaire à celui destiné à la Garde royale ne sont pas probants.

Je ne vois pas vraiment comment il pourrait, objectivement et sur base d’éléments admissibles, répondre aux faits portés à sa connaissance par la Commission d’avis.

Ceci dit, on peut aussi imaginer qu’il passe outre ces exigences, délivre de nouvelles licences et s’abstienne à l’avenir de communiquer pour éviter de nouveaux recours. Le contrôle parlementaire et la pression des ONG, soutenues par leurs membres et leurs soutient sera ici déterminant.

Quelle pourrait être l’impact de la décision du Conseil d’État sur le plan européen ?

La situation est fort différente dans les différents États européens. S’ils sont tous soumis à la même règlementation en matière d’exportation d’armes et donc aux mêmes critères, l’accès au tribunaux pour les faire respecter n’est pas le même.

Nous avons, avec le Royaume Uni, le système le plus protecteur, puisque les ONG peuvent faire contrôler la légalité des licences d’exportation d’armes par un tribunal. En Belgique, c’est le Conseil d’État qui est compétent. Des associations britanniques également soutenues par Amnesty ont obtenu, en juin 2019, une décision tout à fait comparable à celle que vient de rendre le Conseil d’Etat concernant l’appréciation du risque que nos armes soient utilisées au Yémen.

Par contre, en France, les licences sont considérées comme des « actes de gouvernement » pour lesquels les enjeux politiques et géostratégiques sont tels que les tribunaux ne peuvent pas en contrôler la légalité. Ce sont des « affaires d’État » dont le juge ne peut pas connaître le contenu. L’on sait évidemment que si le juge était compétent, il devrait faire le même constat que son homologue britannique ou belge et constater que les décisions françaises violent évidemment elles aussi le droit européen qui est le même pour tous.

Lors de votre plaidoirie, vous avez fait référence à Hannah Arendt. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La référence à la pensée d’Arendt s’inscrit en réponse à l’argument de la Région wallonne selon lequel il nous faut bien être pragmatiques et faire la balance entre la défense des droits de l’homme et les intérêts économiques, voire même avec la situation des familles qui perdraient leur emploi en Belgique si nous arrêtions d’exporter des armes.

Bien sûr cet argument est fallacieux, parce qu’au-delà des mots et de l’angoisse qu’ils peuvent générer dans un contexte économique difficile, il n’a jamais été démontré que la viabilité des entreprises exportatrices d’armes serait en jeu si elles devaient renoncer à exporter vers un des pires États au monde en termes de respect des droits humains.

Surtout, l’argument, s’il mobilise l’opinion publique, est irrecevable en droit parce que le législateur européen a décidé, dans la grille des critères qui s’imposent dans l’Union européenne, de faire primer le respect des droits de humains sur nos intérêts économiques, et c’est heureux. Le respect des droits humains n’a pas de prix.

Un dernier argument à contrer est celui du « si ce n’est pas nous, les autres États moins regardant le feront quand même, alors… » . Autrement dit, pourquoi nous imposer le respect de contraintes que les autres ne respectent pas ou ne s’imposent même pas dans leurs législations nationales ? Ou, dans ce contexte, laissez-nous – nous ministre-présidents wallons successifs – faire ce qui est bon pour l’emploi et laissons ceux d’un autre niveau, l’ONU, l’Union européenne, l’Etat fédéral, prendre les mesures qui s’imposent à l’égard de l’Arabie saoudite.

Cela renvoie à l’analyse d’Hannah Arendt concernant la banalisation du mal. Pour Hannah Arendt, la pensée humaine est un rempart contre le totalitarisme, et la comparution devant un tribunal permet de mettre un terme à l’absence de pensée, à la banalité du mal, car l’accusé n’y apparait plus comme un rouage de l’État tout puissant, mais comme un individu pensant qui doit répondre de ses propres actes. Il peut y avoir une responsabilité collective, mais la culpabilité s’examine à l’échelle de chaque individu.

Les actions juridiques menées par les ONG sont des procès qui ne sont pas faits à des personnes, mais aux décisions qu’elles prennent. Le procès n’est pas celui du ministre-président, qu’il s’appelle Willy Borsus ou Elio Di Rupo, mais le procès des décisions qu’ils ont prises. Et la motivation de leurs actes, de leurs décisions, doit établir, en ce qui concerne le commerce des armes vers un État voyou, vers un des pires États au monde, que la pensée a bien été mobilisée contre le totalitarisme.

Au travers des arguments juridiques sur lesquels se fondent nos recours, c’est la culpabilité de l’État – de la Région – qui doit être interrogée, à l’échelle de chaque décision de livrer, des mitrailleuses, des missiles, des canons, des tourelles de char, des munitions, au prince Mohamed Ben Salmane et à la Garde royale qui – selon le ministre-président Di Rupo – ne fait rien d’autre que de protéger ce prince, et sa royale famille. Ou à la Garde royale, qui ne ferait que le protéger ce prince, sur ordre de qui Jamal Khashoggi a été assassiné. Pour faire un exemple. Torturé, dépecé vif, démembré, dissous.

Le procès fait aux décisions de continuer à fournir des armes à ce régime est donc celui de la responsabilité d’un organe de l’État, certes dans un contexte de responsabilité collective puisque d’autres États fournissent l’Arabie saoudite, mais chacun y a sa part de responsabilité et doit en rendre compte.

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