Abandonnées et trahies. Pourquoi les personnes déplacées en Haïti se sentent négligées par l’État Par Chiara Liguori, responsable des recherches sur les Caraïbes pour Amnesty International

Que fait l’État haïtien ? C’est la question que nous entendons sans cesse depuis notre arrivée, il y a une semaine. Six mois se sont écoulés depuis le séisme, mais les personnes déplacées vivant dans des camps de fortune n’ont constaté aucune amélioration de leurs conditions de vie. Pour certaines, la situation s’est même détériorée. Elles se demandent s’il existe encore des autorités auxquelles elles peuvent s’adresser et si elles obtiendront un jour de l’aide. Elles se sentent abandonnées et trahies.

Dans la plupart des cas, la présence de l’État n’est visible qu’au travers de décisions impopulaires. Début avril, le gouvernement a annoncé la fin de la distribution de nourriture car il a estimé que cette aide créait une dépendance et bloquait l’économie nationale. Depuis lors, de plus en plus de personnes ont des difficultés à acheter la nourriture dont elles ont besoin. Le nombre de cas de malnutrition signalés va croissant et de plus en plus de filles sont contraintes à subir l’exploitation sexuelle pour se nourrir. De nombreux parents sont confrontés à un choix difficile : donner à manger à leurs enfants ou les envoyer à l’école.

La décision gouvernementale d’interrompre la distribution d’aide alimentaire a été largement relayée à la radio. Cependant, il semble que pratiquement aucune information n’ait été communiquée au sujet des plans de l’État concernant la réinstallation et le relogement de centaines de milliers de personnes déplacées. Probablement parce qu’il n’existe aucun plan de ce type. La grande majorité des personnes déplacées continuent à occuper les places publiques, les terrains de football et les cours d’école sans savoir si les autorités sont en train de préparer quelque chose à leur intention ni, le cas échéant, de quoi il s’agit.

Il leur semble évident que leur situation sera encore plus désespérée si rien n’est fait. Les dizaines de personnes vivant dans des camps de fortune installés sur des terrains privés risquent d’être expulsées de force par les propriétaires, qui veulent récupérer leur bien ou, au moins, obtenir un dédommagement quelconque pour le manque à gagner. Certaines personnes ont déjà été expulsées ou ont fui à la suite de manœuvres d’intimidation, comme l’a confirmé une femme déplacée : « L’État doit mettre au point un plan pour les personnes qui sont sur des terrains privés. Si l’État n’a pas de plan, des personnes vont se retrouver une fois de plus dans la rue. »

Les organisations de femmes travaillant auprès de victimes de violences liées au genre ont également le sentiment que les mécanismes instaurés par l’État afin de prévenir les violences à l’encontre des femmes et des filles et d’y répondre sont totalement inefficaces. C’était déjà leur avis avant le séisme. Et aujourd’hui, elles se sentent encore plus négligées vu l’urgence de la situation et le fait que davantage de femmes et de filles sont exposées à des actes de violence. La police est absente de la plupart des camps et les femmes déplacées ont rarement de quoi payer les soins médicaux dont elles ont cruellement besoin. Compte tenu de l’inefficacité de la réponse de l’État, la solidarité constitue le seul espoir. Une femme dont la fille a été violée en mai nous a dit : « Après ce qui est arrivé à ma fille, j’ai rejoint KOFAVIV (une organisation populaire de femmes qui apporte un soutien aux victimes de violences liées au genre) et maintenant, au moins, je me sens plus forte. Si l’État ne fait rien pour nous, nous n’avons d’autre choix que de nous entraider. »

Étant donné la profonde méfiance de la population à l’égard des autorités et son sentiment généralisé d’avoir été abandonnée par l’État, le rôle d’Amnesty International est ambitieux. Nous expliquons aux personnes déplacées que notre principale mission consiste à recueillir des informations sur les violations des droits humains et à faire pression sur l’État afin que les choses changent. La réaction immédiate de nombreuses personnes est un sourire désabusé. Elles ne croient plus en la capacité de l’État à engendrer des changements. Elles ont trop souffert. Néanmoins, au fur et à mesure de la conversation, il se dégage quelque chose de plus positif. Nous expliquons que faire respecter les droits humains est un combat et nous les encourageons à poursuivre cette lutte. Alors, certaines acquiescent d’un signe de tête. Et ça nous suffit pour continuer.

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