Abandonner la Cour pénale internationale : une trahison pour les victimes des crimes les plus atroces Deprose Muchena, directeur régional pour l’Afrique australe à Amnesty International

Le 21 octobre, les Sud-Africains ont appris une nouvelle consternante. Leur gouvernement a informé l’ONU de son intention de quitter la Cour pénale internationale (CPI), seule institution internationale permanente compétente pour juger les responsables des crimes les plus odieux, notamment les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides.

Cette annonce a pris de court la population sud-africaine ainsi que le reste du monde. Elle a également surpris certains hauts fonctionnaires et même le Parlement, l’institution chargée de l’élaboration des lois du pays qui avait approuvé la ratification du Statut de Rome en 1998 et son intégration dans la législation nationale en 2002.

Rares sont ceux qui avaient vu venir cette décision.

Nous savons désormais que c’est Maite Nkoana-Mashabane, la ministre des Relations internationales et de la Coopération, qui a lancé l’initiative de quitter le tribunal dans une lettre datée du 19 octobre 2016. L’idée que l’Afrique du Sud quitte la CPI, dont les statuts portent les marques des luttes historiques du pays en reconnaissant l’apartheid comme crime contre l’humanité, a provoqué une onde de choc dans le monde entier. C’est un coup porté à la lutte contre l’impunité pour les crimes de droit international en Afrique et ailleurs.

Une Cour trop proche de l’ONU et ne visant que les pays africains ?

Parmi les raisons invoquées pour son retrait de la CPI, l’Afrique du Sud mentionne plusieurs inquiétudes relatives aux liens entre le Conseil de sécurité de l’ONU et la CPI, et le « ciblage » des États africains par la Cour. Dans sa lettre, Mme Nkoana-Mashabane déclare que « le sentiment d’inégalité et d’injustice vis-à-vis des pratiques de la CPI [...] n’émane pas uniquement de la relation entre la Cour et le Conseil de sécurité, mais également de l’accent qui semble être mis par la CPI sur les États africains ».

Si certaines préoccupations de l’Afrique du Sud concernant la CPI peuvent être légitimes, notamment en ce qui a trait au pouvoir des membres permanents du Conseil de sécurité lorsqu’il s’agit de déférer une affaire devant la Cour, je pense que le pays serait plus à même de mener ces combats en restant membre de la CPI et en donnant depuis l’intérieur de l’institution l’impulsion tant attendue. Par ailleurs, l’argument selon lequel la CPI ne viserait que les « États africains », s’il est souvent mentionné (et probablement très populaire sur le continent), il est erroné. Cela n’est certainement pas un motif suffisant pour qu’un pays aussi puissant et respecté que l’Afrique du Sud, qui s’est autoproclamé défenseur de la justice et des droits humains, abandonne la CPI.

Il est important de souligner qu’un grand nombre d’affaires actuellement en instance devant la CPI ont été soumises par des pays africains considérant que cette institution est la seule à pouvoir juger les responsables de crimes de droit international, et d’obtenir justice pour les victimes de ces crimes.

Par exemple, en juillet 2012, le gouvernement malien a soumis à la CPI la situation relative aux crimes de guerre commis dans le pays depuis 2012. La Cour a commencé son enquête en janvier 2013, en se concentrant sur les crimes de guerre commis à partir de janvier 2012. Le 27 septembre, la CPI a déclaré Ahmad Al Faqi Al Mahdi, un responsable du groupe armé Ansar Eddine, coupable de crime de guerre pour des attaques délibérées contre des bâtiments religieux et des monuments historiques.

En avril 2004, le gouvernement de la République démocratique du Congo (RDC), où l’Afrique du Sud a dépensé des millions dans le but d’apporter la stabilité, a soumis la situation du pays à la CPI. La CPI a mené des enquêtes sur les crimes de droit international commis au cours du conflit armé dans la région de l’Ituri et dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu, où un très grand nombre de personnes ont été tuées et d’autres ont été violées, torturées, ou ont vu leur maison pillée et détruite.

Le travail de la CPI sur la RDC a mené à la reconnaissance de culpabilité de deux dirigeants de groupes armés, Thomas Lubanga Dyilo et Germain Katanga, et un procès est toujours en cours contre un autre dirigeant de groupe armé, Bosco Ntaganda.

Enfin, en septembre 2016, le Gabon a demandé à la CPI d’ouvrir une enquête sur d’éventuels crimes de droit international durant les troubles qui ont suivi les élections contestées de 2016 dans le pays, au cours desquels des dizaines de personnes auraient été tuées.

Ces affaires démontrent la pertinence de la CPI et le rôle qu’elle peut jouer pour renforcer le système de justice pénale internationale afin de lutter contre l’impunité. Elles prouvent également le soutien que les gouvernements africains ont apporté à la Cour.

Où se situe le vrai problème ?

Le différend entre l’Afrique du Sud et la CPI remonte à juin 2015, lorsque le pays n’a pas arrêté le président soudanais Omar el Béchir quand celui-ci s’est rendu en Afrique du Sud pour participer à un sommet de l’Union africaine. Omar el Béchir se soustrait à la justice et fait l’objet de deux mandats d’arrêt de la CPI en lien avec son rôle présumé dans des crimes de droit international, notamment le crime de génocide, commis au Darfour, où d’innombrables personnes ont été tuées et déplacées.

Des crimes de droit international continuent d’être commis au Soudan et Amnesty International a récemment recueilli des preuves d’utilisation d’armes chimiques dans la région du Djebel Marra au Darfour, où 200 à 250 personnes auraient été tuées rien qu’en 2016.

Une procédure en cours devant la Cour constitutionnelle déterminera si l’Afrique du Sud a bafoué ses obligations en vertu du droit international ou national lorsqu’elle s’est abstenue d’arrêter le président el Béchir.

À ce stade, un rappel est nécessaire. Le Statut de Rome est l’un des deux instruments internationaux qui ont inscrit l’apartheid en tant que crime de droit international, et l’Afrique du Sud a joué un rôle majeur en soutenant la création de la CPI. En rejetant la CPI, le gouvernement sud-africain n’aide pas la cause des millions de victimes de violations des droits humains à travers le monde.

Si elle est préoccupée par les liens entre le Conseil de sécurité et la CPI ou par des procédures de la CPI, l’Afrique du Sud devrait plutôt chercher à rester au sein de la CPI et militer pour les changements qu’elle veut voir advenir. Les débats se gagnent autour de la table, pas depuis le couloir.

Alors que trois pays d’Afrique subsaharienne, le Burundi, l’Afrique du Sud et maintenant la Gambie, ont décidé de quitter la CPI ce mois-ci, il risque d’y avoir un effet domino dans la région, ce qui aurait de graves conséquences pour les victimes de violations des droits humains.

L’Afrique du Sud doit reconsidérer sa décision de quitter la CPI. D’ailleurs, ces derniers jours, plusieurs personnes et institutions ont regretté cette décision. En tant que défenseur du dialogue comme moyen de résolution des conflits, l’Afrique du Sud doit ouvrir la voie et, avec d’autres États respectueux des droits fondamentaux, elle doit commencer à jouer un rôle moteur au niveau mondial sur la question des droits humains.

En choisissant de quitter la CPI, l’Afrique du Sud tourne le dos à des millions de personnes à travers le monde dont les droits ont été bafoués en toute impunité dans des endroits comme le Darfour, la RDC, la Palestine et la Géorgie. Rester dans la CPI serait un gage de solidarité envers les victimes de violations des droits humains à travers le monde.

La CPI n’est pas parfaite, mais pour que les réformes nécessaires soient mises en place, elle a besoin du soutien et de l’engagement constructif de pays comme l’Afrique du Sud.

Cet article a été publié en anglais sur le site Mail&Guardian.

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