Les discussions de paix font leur retour en Afghanistan, la perspective de pourparlers entre le gouvernement américain et les talibans étant ravivée. Se profilent vaguement les grandes lignes d’un possible accord : un calendrier défini pour le retrait, une possible réduction de la violence et un éventuel accord de partage du pouvoir – dont les détails seront débattus avec acharnement dans les salles de conférence des hôtels. Ce qui manque, une nouvelle fois ? Le sort des Afghans eux-mêmes. Un tel accord permettra-t-il de garantir le respect de leurs droits, notamment à la liberté d’expression, à l’égalité, à la non-discrimination et à la justice ?
Malgré toutes ces discussions sur la paix, le conflit armé en Afghanistan ne faiblit pas. Il s’étend et le nombre de victimes civiles demeure élevé. L’année dernière fut l’une des plus meurtrières jamais enregistrées en Afghanistan. Au cours des neuf premiers mois seulement, au moins 2 563 civils ont été tués et 5 676 blessés. L’Afghanistan demeure le conflit le plus meurtrier au monde pour les enfants. Les talibans ont délibérément et sans discrimination pris les civils pour cibles, dans le cadre de crimes de guerre qui n’ont épargné ni les écoles ni les mosquées. En outre, le groupe armé se désignant sous le nom d’État islamique (EI) au Khorassan a affiché son sectarisme violent lors de l’attentat contre un mariage chiite hazara, qui a coûté la vie à près de 100 personnes, dont de nombreux enfants, et en a blessé presque deux fois plus.
Toutefois, la plupart des homicides recensés de janvier à septembre 2019 n’ont pas été commis par des groupes armés. Ils étaient le fait des forces armées afghanes, qui incluent des groupes armés clandestins, et des forces internationales qui les soutiennent. Comme le notait un rapport de l’ONU l’an dernier, les attaques contre de prétendus laboratoires de méthamphétamine ont coûté la vie à plus de 60 civils. En décembre, une frappe de drone menée par les États-Unis a tué cinq personnes se déplaçant en voiture, dont une femme qui venait d’accoucher. Sur le terrain, les « opérations de ratissage » nocturnes ont fait d’autres victimes. En septembre dernier, dans la province du Nangarhar, la Direction nationale de la sécurité a mené une opération au cours de laquelle quatre frères ont été tués, suscitant un tollé qui a conduit à la démission du chef des services de renseignement afghans.
Le conflit en Afghanistan est souvent décrit comme la plus longue guerre des États-Unis – il a débuté il y a 19 ans. Pourtant, on oublie bien souvent que l’Afghanistan est le théâtre de conflits depuis 40 ans, quasiment en continu. Durant cette période, un Afghan sur trois a été déplacé de force et des millions se sont réfugiés dans les pays voisins. Les familles qui pleurent leurs victimes aujourd’hui ont déjà enterré des êtres chers morts prématurément – sous le régime des talibans, durant le conflit armé interne des années 1990 et durant l’occupation soviétique.
Nous ne connaissons pas le bilan de ces précédents conflits. Des milliers de familles ne savent toujours pas ce qu’il est advenu de leurs proches, partis un jour de chez eux pour ne jamais revenir. En revanche, nous disposons des archives des Nations unies sur les 10 dernières années. Elles racontent l’histoire de près de 100 000 civils afghans tués ou blessés depuis 2009. Près de 34 000 d’entre eux ont été tués. Plus de 22 000 étaient des mineurs et près de 9 000 des femmes. Ils étaient issus de toutes les catégories de population du pays – de tous les groupes d’âge, de toutes origines ethniques, de tous les groupes religieux, de chaque province. S’il y a bien une chose que tous les Afghans ont en commun, c’est le souvenir d’une perte tragique.
Pour les victimes en Afghanistan, il n’existe pas de justice. Le gouvernement afghan, les États-Unis et les autres partenaires internationaux ont maintes fois manqué à leur devoir de protéger les civils, mais aussi d’engager de véritables investigations et des poursuites pour les crimes relevant du droit international. De ce fait, il revenait à la Cour pénale internationale (CPI) de mener sa propre enquête sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par toutes les parties au conflit depuis 2003, lorsque l’Afghanistan a ratifié le Statut de Rome. Au lieu de coopérer, le gouvernement de Donald Trump a préféré prendre des mesures visant à contraindre la Cour à se soumettre en la menaçant de représailles. Ironie du sort, en insistant sur leur droit à l’impunité, les États-Unis soustraient également les talibans et d’autres groupes armés à l’obligation de rendre des comptes.
Hélas, la CPI a refusé d’ouvrir une enquête, citant entre autres motifs la probabilité que les États-Unis et l’Afghanistan ne coopèrent pas. La décision de la Cour est actuellement en appel. Si elle ne revient pas sur cette décision, elle manquera, à l’instar de la communauté internationale, à ses obligations envers les victimes du conflit en Afghanistan. Sur 699 demandes soumises par les victimes à la Chambre préliminaire de la CPI, 680 accueillent favorablement la perspective d’une enquête visant à traduire les responsables en justice, à prévenir la commission de crimes et à établir la vérité.
Tout accord de paix doit aussi adhérer à ces conditions. Nul ne désire plus la paix que le peuple afghan, qui a tant souffert, depuis si longtemps. Or, la paix ne saurait se limiter à la cessation des hostilités armées. Pour qu’un processus de paix soit digne de ce nom, il doit prendre en compte les voix des Afghans – et particulièrement celles des femmes – et leurs appels en faveur de la justice et de l’obligation de rendre des comptes. Enfin, il doit garantir les droits humains pour lesquels ils travaillent si dur depuis plus de 20 ans.