Des mensonges du Sud-Soudan à la menace d’une reprise du commerce des armes
En début d’année, juste avant que ce coronavirus ne stoppe pour ainsi dire les voyages internationaux, je me suis retrouvé assis sous un mesquite pour écouter un général sud-soudanais qui débitait un discours incohérent dans une base militaire près de Djouba, la capitale du Soudan du Sud. Je me trouvais dans ce pays ravagé par la guerre pour enquêter sur des violations de l’embargo sur les armes, embargo qui pourrait être renouvelé par le Conseil de sécurité des Nations unies ce mois-ci. Cet embargo a été imposé il y a presque deux ans, et même s’il n’a pas permis de régler tous les problèmes, la violence et les atteintes aux droits humains ont considérablement décru dans le pays depuis que la principale source d’approvisionnement en armes à feu et en munitions a été coupée.
Cet embargo a été imposé il y a presque deux ans, et même s’il n’a pas permis de régler tous les problèmes, la violence et les atteintes aux droits humains ont considérablement décru dans le pays depuis que la principale source d’approvisionnement en d’armes à feu et en munitions a été coupée
Ce jour-là, j’étais venu pour écouter le commandant de ce camp poussiéreux, improvisé à Gorom, informer un groupe de diplomates et d’observateurs internationaux du cessez-le-feu de ses avancées quant à la formation de l’unité spéciale de protection des personnalités au Soudan du Sud, nouvellement créée. Mais au lieu de cela, ce général servait une litanie de plaintes : pas assez de fournitures, même pas de matériel de couchage pour dormir. Et il disait cela tout en étant assis devant un mur de cartons non ouverts, sur trois mètres de haut et 12 mètres de large, contenant tous des tapis de couchage donnés par le Japon. Cela donnait comme un air de « vous préférez croire ce que je dis ou ce que voient vos menteurs d’yeux ? » à cet exposé.
Je n’étais cependant pas là pour écouter des jérémiades au sujet de la logistique. J’étais venu pour savoir si leurs armes étaient arrivées récemment, en violation donc de l’embargo ; dans ces conditions, quand le général a dit qu’il avait quatre conteneurs de transport remplis d’armes de petit calibre pris à ses soldats dans le cadre du processus de désarmement, cela a attiré mon attention. Je m’étais déjà rendu dans 12 bases militaires et camps d’entraînement au Soudan du Sud, et c’est seulement dans celui-ci que j’ai trouvé un dépôt d’armes officiel. C’était la meilleure piste que je tenais depuis le début de mon enquête.
Mais quand l’un des subordonnés du général a ouvert les quatre conteneurs pour moi, j’ai constaté qu’ils n’étaient absolument pas remplis d’armes à feu. Ils étaient en fait bourrés jusqu’au plafond de sacs de riz et de sorgho. Ces unités ne procédaient pas au désarmement. Elles assuraient leurs arrières en cas d’un retour de la guerre.
Le général estimait qu’il n’avait rien à se reprocher : « Voilà les forces qui vont imposer la paix à Djouba, a-t-il déclaré. Ces soldats sont la clé de voute de cette paix. »
Il a dit à voix haute ce que beaucoup redoutent : alors que tant de sang a été versé dans la guerre civile au Soudan du Sud, quand bien même ils auraient la possibilité de parvenir à un accord négocié, les généraux vont malgré tout vouloir obtenir la paix par les armes.
des conflits endémiques qui deviennent une aubaine pour la propagation du virus
Le 23 mars, alors qu’une crise sanitaire majeure gagnait progressivement l’ensemble des pays, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a appelé à un cessez-le-feu dans le monde entier. Il suffira de dire qu’il n’a pas été écouté. Le Soudan du Sud n’est pas le seul pays où la pandémie va prendre de l’ampleur dans un contexte de conflit endémique. Officiellement, le Soudan du Sud ne compte que quelques dizaines de cas. Il en va de même pour des pays tels que la Syrie, mais comme nous le savons maintenant, cela dépend principalement de la réalisation de tests. Parallèlement à cela, au Yémen, le nombre de cas monte en flèche, et en Somalie, les fossoyeurs dans la capitale n’arrivent pas à faire face à l’inflation de la demande et l’on ignore combien de cas ont été recensés dans les territoires contrôlés par Al Shabab. La pandémie de COVID-19, qui s’ajoute à ces conflits interminables, ne fait qu’accroître les souffrances des populations, mais alors que le monde pourrait unir ses forces pour combattre ce coronavirus, de nombreuses guerres continuent de frapper les civils.
Le gouvernement syrien et les forces aériennes russes ont ces derniers mois continué de bombarder des écoles et des hôpitaux dans les environs d’Idlib. Dans la Libye déchirée par la guerre civile, des puissances étrangères comme la Turquie et les Émirats arabes unis ont injecté dans le pays une telle quantité de mercenaires et de matériel que le nombre de victimes civiles, touchées par des tirs d’artillerie et des frappes aériennes, a encore augmenté depuis le début de 2020. Dans la bande sahélienne, du Mali au nord du Nigeria, au Cameroun, et dans d’autres régions encore de l’Afrique, y compris au Mozambique, des groupes armés ayant prêté allégeance au groupe qui se fait appeler État islamique incendient des villages et décapitent des civils. Et dans l’ouest du Myanmar, où les crimes contre l’humanité perpétrés par le gouvernement ont forcé plus de 700 000 Rohingyas à s’enfuir au Bangladesh, l’armée et les rebelles rakhines continuent de se battre ; en avril, un employé de l’Organisation mondiale de la santé qui transportait des échantillons de tests au coronavirus a été tué lors d’une attaque.
Les violences se poursuivent aussi au Soudan du Sud, où un groupe rebelle marginal continue de se battre contre le gouvernement et où des rivalités intercommunautaires se traduisent par des enlèvements et des affrontements armés. Pendant ce temps-là, les victimes d’atrocités perpétrées massivement pendant le conflit continuent d’être privées de justice.
Cette instabilité ainsi que l’impunité sont alimentées par les violations persistantes de l’embargo sur les armes décidé par les Nations unies. Pendant notre enquête, nous avons découvert que des munitions récentes de fabrication chinoise se trouvaient entre les mains du Service national de la sûreté, de sinistre réputation. Nous avons découvert que la flotte d’hélicoptères de combats Mi-24 lourdement armés du gouvernement, commandée avant l’embargo, était en place, remise en état, opérationnelle et prête à être utilisée pour attaquer de nouveau les civils, comme pendant la guerre civile. Nous avons découvert que des kalachnikovs récemment importées provenant d’Europe de l’Est, dont certaines avaient même été fabriquées dans l’ancienne Allemagne de l’Est, se trouvaient entre les mains des forces du gouvernement et aussi de l’opposition.
La guerre civile au Soudan du Sud était incontestablement une guerre de faible technicité, marquée par de terribles atrocités, durant laquelle des centaines de personnes ont été regroupées et abattues lors d’exécutions massives, souvent sur fond de tensions ethniques. Si l’embargo sur les armes n’est manifestement pas la panacée, depuis son adoption en juillet 2018, pas un seul massacre de civils de grande ampleur n’a été signalé, et aucun certainement d’une ampleur comparable à ceux observés dans les premiers temps du conflit. Des combats continuent d’avoir lieu et des violations des droits humains continuent d’être commises, mais cela n’a rien à voir avec ce qui s’est produit avant l’embargo en 2014, époque où plusieurs dizaines de millions de pièces de munition étaient expédiées à la fois dans ce pays.
Non, la lutte contre le Covid-19 n’est pas une guerre
La lutte contre le COVID-19 a été définie comme étant une guerre. Je ne pense pas que cela soit juste ni que cela puisse aider qui que ce soit ; il me semble que toute personne qui a l’expérience de cette violence chaotique avec des êtres humains qui s’entretuent, sera d’accord avec moi. Les guerres sont destructrices, alors que les mesures à adopter face à une pandémie nécessitent une approche diamétralement opposée : construire, créer une société résiliente où chacun prend soin de son prochain. Et nous avons un adversaire commun, inhumain et extérieur à nous-mêmes, contre lequel nous devons nous mobiliser : une espèce de boule gluante hérissée de picots.
La lutte contre le COVID-19 a été définie comme étant une guerre. Je ne pense pas que cela soit juste ni que cela puisse aider qui que ce soit
Malheureusement, aux Nations unies, les vieilles divisions menacent cette occasion de réunification. La fracture entre la Chine et les États-Unis a bloqué l’adoption d’une résolution sur un cessez-le-feu humanitaire de 90 jours qui permettrait à l’assistance médicale liée à cette pandémie d’avoir accès aux civils. Et la question des embargos sur les armes se mêle aux discussions portant sur l’abandon généralisé des sanctions. Même s’ils sont du ressort du même conseil, les embargos sur les armes ne devraient pas être considérés comme une sanction. Il ne s’agit pas d’une sanction ciblée, mais d’un instrument nécessaire pour lutter contre les violations des droits humains commises par toutes les parties, qui ne doit en aucun cas être bien à tort considéré comme entravant la capacité d’un pays à lutter contre la pandémie de COVID-19. Il va être difficile d’obtenir l’embargo sur les armes pour le Soudan du Sud, mais tout espoir n’est pas perdu. Le Conseil de sécurité des Nations unies peut, en faisant preuve de détermination et de bonne volonté, se rendre à l’évidence : les armes à feu ne vont pas vaincre cette maladie.
Au début de la pandémie de coronavirus, le Soudan du Sud était un pays où il y avait plus d’hélicoptères de combat que de respirateurs. Cela n’a aucun sens de lever un embargo sur les armes dans un pays fragile marqué par une culture d’impunité pour les crimes de guerre, et exposé à une menace imminente en matière de santé publique. Le Conseil de sécurité des Nations unies doit voter en faveur de la prolongation de l’embargo et offrir à la population du Soudan du Sud la possibilité de bâtir une paix fondée sur la justice et le respect des droits humains.