Dans les jours qui viennent, la Commission européenne semble sur le point de donner le feu vert à l’acquisition de Fitbit par Google. Cet accord est une menace majeure pour les droits humains et doit être stoppé net jusqu’à ce qu’une investigation approfondie et adéquate soit menée sur l’impact de la fusion sur les droits humains. Se contenter de moins reviendrait à faire clairement savoir à la Silicon Valley – et à des milliards d’internautes – qu’en dépit de ses propos musclés [1], l’Union européenne choisit de faire comme si de rien n’était, quel qu’en soit le prix pour les droits des personnes. L’auditeur de l’UE lui-même a récemment critiqué la Commission pour sa lenteur quant à la marche à suivre pour freiner les géants de la technologie (Big Tech). Avec la décision imminente sur le rachat de Fitbit, elle a l’occasion de montrer que cette fois-ci, elle est prête à agir avant qu’il ne soit trop tard.
En rachetant Fitbit, Google aurait accès à un vaste ensemble de nouvelles informations contenant des données biométriques et personnelles sur près de 30 millions de personnes. Comment ne pas redouter que ces informations soient croisées avec les quantités gargantuesques de données dont Google dispose déjà sur ses utilisateurs grâce à sa domination de tout un éventail de services (Search, Ads, Android, Gmail, YouTube, Pay et Maps pour n’en citer que quelques-uns).
Du fait de l’étendue des données que détient Google, nul besoin d’être utilisateur de Fitbit pour s’inquiéter des répercussions de cet accord. Il suffit que Google obtienne les données biométriques d’une personne similaire à vous d’un point de vue statistique pour qu’elle puisse en déduire des informations sur votre santé et votre mode de vie que vous ne l’auriez jamais autorisé à connaître.
Google établit déjà des « superprofils » très personnalisés afin de prévoir les comportements et de cibler les publicités pour les utilisateurs. Ajouter des données biométriques à cette combinaison lui permettrait d’établir des prévisions encore plus intrusives – en se fondant sur des connaissances relatives aux caractéristiques physiques. Ce type de données est une mine d’or pour une entreprise qui a des vues sur le domaine de la santé. Le secteur des technologies de santé (Health Tech) représente déjà un marché de 100 milliards de dollars, voué à se développer fortement ces prochaines années. Les géants pharmaceutiques, les entreprises d’assurance-vie et toute une série de start-ups proposant des soins de santé personnalisés [2] rivalisent pour obtenir les connaissances induites par les données sanitaires, dans le but de faire des prévisions et de prévoir les risques. Le PDG de Fitbit avait tout à fait conscience que c’est ce qui fait la valeur de son entreprise lorsqu’il a déclaré : « Au final, Fitbit ce sera surtout des données [3] ». Ce sont les mécanismes du capitalisme de surveillance [4] à l’œuvre : le fait que le modèle économique de Google a été conçu dès le départ pour extraire des informations, établir des profils et influencer les personnes à grande échelle en capturant leurs données, et leur attention, et en les revendant à d’autres. En 2019, Amnesty International a averti que « ce modèle économique basé sur la surveillance » représente un danger sans précédent pour les droits humains, car il oblige à conclure un pacte avec le diable : il vous faut renoncer à vos données personnelles – et à vos droits – pour faire partie du monde numérique d’aujourd’hui. Ce choix est tout simplement illégitime et invalide le soi-disant « consentement » sur lequel Google s’appuie pour justifier ses pratiques intrusives concernant nos données.
La fusion Google-Fitbit ne fera qu’aggraver ce problème. Nous avons déjà constaté que les connaissances induites par l’intelligence artificielle peuvent servir à cibler des personnes sur la base de données personnelles sensibles, notamment des déductions concernant leur état de santé [5]. Ces données sont aussi utilisées pour étayer des décisions sensibles, par exemple pour déterminer qui a accès à l’assurance santé [6] ou à des services financiers [7], et à quel tarif.
En acquérant Fitbit, Google accèderait à des informations précises sur des millions de personnes, quant à leurs habitudes de sommeil, leur rythme cardiaque, leur condition physique et leurs activités physiques, et pourrait ainsi faire des déductions encore plus intrusives sur leur santé.
S’il s’agit à n’en pas douter d’une question de protection des données, elle se double très clairement d’un problème de concurrence. Lorsqu’une seule entreprise fournit à deux milliards de personnes des services numériques couvrant tous les domaines ou presque, le choix véritable échappe au consommateur. Vu la taille et le pouvoir immenses de Google, celui-ci n’a plus le contrôle sur la manière dont sont utilisées ses données ou dont il est ciblé par la machine publicitaire de Google (qu’il fasse appel ou non aux services de l’entreprise). Parallèlement, en ayant le monopole sur une telle quantité de données, Google occupe une position privilégiée pour tirer parti des connaissances qu’elle peut glaner dans les diverses branches existantes de son activité économique en vue de développer son ancrage et sa domination dans d’autres domaines, comme les technologies de la santé.
Google a assuré à la Commission qu’elle pouvait s’engager à ne pas utiliser les données de Fitbit à des fins publicitaires pendant une période de cinq ans, ce que la Commission envisage [8] comme une solution possible. Pourtant, autoriser la fusion sur cette base, malgré le risque que Google combine ces données par la suite, serait irresponsable et naïf. Google a fait la même promesse lors du rachat de DoubleClick en 2008, mais est revenue sur cet engagement [9] depuis. Facebook avait donné des garanties publiques similaires lors de l’acquisition de WhatsApp en 2014, mais a modifié sa politique de confidentialité deux ans plus tard afin de permettre le partage de données entre les services, notamment à des fins de ciblage publicitaire. Si les entreprises n’hésitent pas à prendre de tels engagement au départ, elles tablent sur le fait qu’il n’y’ a guère de recours possible lorsqu’elles changent de cap par la suite.
Ces dernières années, des gens dans le monde entier ont ouvert les yeux sur les périls que représentent les géants du numérique et les ravages causés par le modèle économique basé sur la surveillance, pour les droits individuels comme pour la société dans son ensemble. Un sondage réalisé par Amnesty International auprès d’habitants de neuf pays a révélé que près de 8 personnes sur 10 (77 %) estiment que le modèle économique central sur lequel reposent les entreprises de l’Internet est un problème majeur, et une très nette majorité veut que les gouvernements prennent davantage de mesures pour réglementer les activités des géants de la technologie. La nouvelle loi de l’UE sur les services numériques étant encore loin d’être adoptée, et encore moins mise en œuvre, l’autorité de la Commission en matière de concurrence est d’autant plus essentielle pour protéger les droits des personnes. Si elle autorise Google et Fitbit à fusionner aujourd’hui, sans porter l’attention nécessaire aux possibles répercussions sur les droits humains, nous en subirons les conséquences pendant des décennies.
* Cet article a été publié initialement par EUobserver [10]