À la une : les combats de la décennie en matière de droits humains

Alors que la décennie touche à sa fin, intéressons-nous à certains des combats qui se livrent dans le domaine des droits humains depuis 10 ans.

Entre, d’une part, les soulèvements dans le monde arabe et l’essor des mouvements de protestation mondiaux et, d’autre part, la résurgence de la politique de la haine et les inquiétudes quant à l’utilisation abusive des mégadonnées et des technologies de surveillance, les années 2010 ont repoussé les frontières de la lutte pour nos droits.

Politiques de diabolisation

L’une des tendances les plus préoccupantes de la décennie est la progression des discours et des politiques qui diabolisent des groupes parmi les plus marginalisés de la société, notamment les personnes réfugiées ou demandeuses d’asile, les minorités religieuses ou ethniques, les femmes et les lesbiennes, gays, personnes bisexuelles, transgenres et intersexes (LGBTI).

C’est le fil rouge qui relie la persécution des Rohingyas au Myanmar, l’internement en masse de Ouïghour·e·s en Chine et la proposition d’instaurer la peine de mort pour les personnes ayant des relations homosexuelles en Ouganda. Cela encourage aussi les attaques xénophobes contre des personnes migrantes en Afrique du Sud et sous-tendla politique des États-Unis qui sépare de force des familles en quête de sécurité. Dans le même temps, cela contribue à renforcer la criminalisation de celles et ceux qui aident des personnes réfugiées en Europe.

Au lieu de s’attaquer aux véritables problèmes comme l’inégalité, la corruption, le chômage et les difficultés économiques, les responsables politiques de tous les continents continuent de faire des groupes minoritaires les boucs-émissaires des maux sociaux et économiques, en diffusant de fausses informations à leur sujet et en incitant à la discrimination, à l’hostilité et à la violence à leur encontre.

Les réseaux sociaux ont permis à ces opinions haineuses de fleurir en échappant pratiquement à tout contrôle. À l’inverse, cette haine galvanise les militant·e·s du monde entier. Il est plus important que jamais de lutter pour nos droits humains.

Urgence climatique

Cette décennie risque d’être la plus chaude jamais enregistrée [1], un autre signe alarmant de l’urgence climatique, qui constitue l’une des plus grandes menaces de notre temps pour les droits humains.

Des millions de personnes souffrent déjà des effets catastrophiques du changement climatique – de la sécheresse prolongée en Afrique jusqu’aux tempêtes tropicales dévastatrices en Asie du Sud-Est et dans les Caraïbes, en passant par les vagues de chaleur qui ont entraîné des records de température en Europe.

Le changement climatique menace d’exacerber les inégalités entre pays développés et pays en développement, entre les différents groupes ethniques et classes sociales, entre les genres, les générations et les communautés, les groupes les plus défavorisés étant les plus durement touchés. Il a déjà des conséquences négatives sur nos droits à la vie, à la santé, à l’alimentation, à l’eau, au logement et à des moyens d’existence.

Tous les éléments scientifiques laissent à penser que les conditions météorologiques extrêmes ne feront que s’aggraver, à moins que les gouvernements prennent des mesures urgentes pour réduire considérablement les émissions de carbone dans les plus brefs délais, au moyen d’une transition qui protège les droits humains des groupes défavorisés. Cependant, presque aucun gouvernement n’a mis en place de plan efficace et certains des principaux pays émetteurs opposent encore une résistance, notamment les États-Unis, qui ont entamé, à l’instigation du président Donald Trump, le processus de sortie officielle de l’Accord de Paris.

Plus que jamais, nous devons faire front commun pour amener nos responsables politiques à rendre des comptes. Le mouvement Fridays for Future, créé en 2018 par l’adolescente suédoise Greta Thunberg et ses camarades, nous montre que le changement est possible. L’échec n’est pas permis.

Violences faites aux femmes et aux filles

Le combat pour la protection des femmes, des filles et d’autres personnes contre toutes les formes de violences liées au genre est plus rude que jamais. Les violences sexuelles continuent d’être utilisées comme arme de guerre, notamment en République démocratique du Congo. Ainsi, 300 personnes ont été violées en quatre jours par des hommes armés à Walikale (Nord-Kivu) – un cas parmi tant d’autres. Par ailleurs, Amnesty International a recueilli des informations sur les terribles répercussions du viol dans d’autres zones de conflit comme l’Irak, la Somalie, le Darfour, le Nigeria et le Soudan du Sud.

En de nombreux endroits, les personnes censées assurer la sécurité de la société sont celles-là mêmes qui s’en prennent aux femmes et aux filles. Au Mexique, des femmes ont signalé des actes de torture et d’autres violences, notamment des décharges électriques sur les organes génitaux, des attouchements au niveau de la poitrine et des viols au moyen d’objets, commis au moment de leur arrestation et de leur interrogatoire par la police ou l’armée dans le cadre de la « guerre contre la drogue ». Le taux d’homicides de femmes a grimpé en flèche au cours de la décennie et les autorités mexicaines n’ont pas pris de mesure efficace pour éliminer les violences liées au genre.

Le 7 avril 2011, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a adopté un instrument capital,la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dont Amnesty International a participé à la rédaction. Récemment, la Suède et la Grèce ont rejoint les rares pays européens qui ont modifié leur droit de manière à ce qu’il reconnaisse qu’un rapport sexuel non consenti est un viol.

L’un des mouvements en ligne les plus emblématiques de la décennie, #MeToo, a rassemblé des millions de femmes pour dénoncer les violences, le harcèlement et les agressions sexuels. Il a déclenché un changement partout, des studios hollywoodiens jusqu’à des villages isolés du Népal [2] et du nord du Nigeria.

Droits sexuels et reproductifs

Bien qu’une cinquantaine de pays [3] aient modifié leurs lois pour élargir l’accès à l’avortement au cours des 25 dernières années, les droits sexuels et reproductifs sont toujours remis en question. Le point commun entre toutes les campagnes fructueuses en faveur de la réforme de la législation relative à l’avortement est le courage des femmes qui s’expriment ouvertement et réclament le droit de prendre les décisions qui concernent leur propre corps.

Les droits reproductifs sont également menacés ailleurs. Les tentatives visant à restreindre encore davantage l’accès à l’avortement ont déclenché des manifestations nationales en Pologne. Plusieurs États américains ont instauré une interdiction presque totale ou durci leur législation sur l’avortement. Le président Donald Trump a rétabli la « règle du bâillon mondial  », qui interdit les aides financières américaines aux organisations non gouvernementales (ONG) internationales qui prodiguent des conseils en matière d’avortement ou indiquent à des femmes où se rendre, ou qui prônent la dépénalisation de l’avortement, portant un coup violent aux droits des femmes dans le monde entier. En outre, le gouvernement américain a tenté de supprimer les références à la santé sexuelle et reproductive dans les documents de politique générale de haut niveau adoptés par les États membres des Nations unies.

De l’Irlande jusqu’à la Corée du Sud, des militant·e·s ont contribué à atténuer la stigmatisation et le secret entourant l’avortement en partageant leur expérience. En Argentine [4] et en Pologne, plus d’un million de femmes ont défilé pour réclamer que leur voix soit entendue. Des services d’avortement légal ont ouvert un Irlande en 2019 et ce sera bientôt le cas en Irlande du Nord également, après des années de campagnes menées par des groupes de défense des droits, dont Amnesty International. Il y a eu d’autres bonnes nouvelles en Argentine, où le nouveau président Alberto Fernández a promis de prendre des mesures en vue de légaliser l’avortement après sa prise de fonctions, en décembre 2019.

Droits des LGBTI

Il ne fait aucun doute que le mouvement en faveur des droits des LGBTI est plus visible que jamais mais le bilan de la décennie est mitigé. Dans de nombreux pays, les personnes LGBTI sont encore harcelées dans la rue, rouées de coups, arrêtées et parfois tuées, uniquement en raison de leur identité ou de leur orientation sexuelle.

Les relations consenties entre personnes du même sexe constituent une infraction dans 70 pays et sont passibles de la peine de mort dans certains d’entre eux, notamment l’Arabie saoudite, l’Iran, le Soudan et le Yémen. Parfois, l’hostilité à l’égard des personnes LGBTI est attisée par le gouvernement lui-même. En Tchétchénie par exemple, une campagne financée par l’État a entraîné des enlèvements, des actes de torture et même des homicides de personnes supposément gays ou lesbiennes.

Cependant, quelques décisions capitales ont été prises en 2019. En Inde, un jugement qui fera date a dépénalisé les relations consenties entre personnes du même sexe, ce qui a constitué un moment crucial dans la lutte menée depuis trois décennies par les militant·e·s LGBTI et les personnes qui les soutiennent dans ce pays. Taïwan a été le premier pays d’Asie à légaliser le mariage homosexuel après avoir adopté une loi historique le 17 mai 2019. Le Pakistan, quant à lui, a adopté la législation la plus progressive du monde sur les droits des personnes transgenres, devenant ainsi le premier pays d’Asie et l’un des rares pays du globe à reconnaître juridiquement l’identité de genre ressentie par les personnes elles-mêmes.

Néanmoins, pour de nombreuses personnes LGBTI des quatre coins de la planète qui ont été persécutées, mutilées, tuées, couvertes de honte, immolées par le feu, évitées, violées, marginalisées ou se sont vu refuser l’entrée dans un hôpital, il reste encore beaucoup à faire. Il faut que les États veillent à ce que leurs droits soient protégés et à ce que la discrimination liée à l’orientation sexuelle ou l’identité de genre réelle ou supposée cesse.

Géants du numérique et confidentialité des données

La décennie a pris un tournant orwellien avec l’essor de géants du numérique, comme Facebook et Google, qui recueillent et monétisent nos données personnelles, et la menace systémique pour nos droits humains que représente la surveillance permanente dont font l’objet des milliards de personnes.

Au début de la décennie, nous avions tous un faux sentiment de sécurité, nous croyions juste partager des photos avec quelques amis. Puis il est devenu de plus en plus évident que les informations que nous partageons peuvent être exploitées à la fois comme un outil d’influence et un moyen de diffuser des informations erronées et dangereuses et de propager les violences sur Internet. Une décennie plus tard, ce que l’on appelle le « secteur de l’influence », qui comprend les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les courtiers en données et les entreprises du numérique analysant nos données personnelles et faisant le commerce de prévisions sur nos intérêts, nos caractéristiques et, au bout du compte, nos comportements aux fins du marketing et de la publicité, est devenu l’une des menaces sociétales les plus importantes et sinistres de notre époque.

Nous vivons actuellement dans un monde où le contrôle insidieux de notre vie numérique a des conséquences d’une portée considérable, qui dépassent la question de la vie privée : la désinformation et la manipulation des informations sont un front où se livre un combat perpétuel ayant de profondes répercussions sur notre liberté d’opinion, d’expression et de pensée. Dans les sondages, de nombreuses personnes expriment leur inquiétude quant à l’influence que les géants du numérique ont sur leur vie et leur préoccupation quant au fait que les données révèlent trop de renseignements sur eux et permettent aux autorités de les cibler.

Il a fallu du temps pour que les risques créés par les géants du numérique en matière de droits humains apparaissent clairement, en partie parce que la société civile et les entreprises du numérique ont l’habitude de travailler ensemble pour empêcher l’ingérence de l’État et, par extension, la réglementation. La défense du chiffrement de bout en bout est un cas d’école. Il s’agit d’un travail important. En considérant que la menace pour les droits humains découlait de la surveillance et de la censure exercées par l’État, nous nous sommes quelque peu mépris·es sur l’ampleur de celle imputable à l’omniprésence des géants du numérique.

Durant la nouvelle décennie qui s’annonce, il incombera aux gouvernements de prendre des mesures pour nous protéger des atteintes aux droits humains commises par des entreprises, notamment en appliquant des lois fermes de protection des données et une réglementation efficace des géants du numérique, en accord avec le droit international relatif aux droits humains.

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